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Le travail de Roland Barthes est habité par le désir d’écrire, et par une relation fantasmatique à la virtualité de l’œuvre. « Un fantasme (ce que du moins j’appelle ainsi) – écrit Barthes, dans les notes du séminaire Comment vivre ensemble – un retour de désirs, d’images, qui rôdent, se cherchent en vous, parfois toute une vie, et souvent ne se cristallisent qu’à travers un mot [1]. »

De ce point de vue, il est intéressant de rapprocher deux séminaires, donnés à quelques années de distance, l’un à l’École Pratique des Hautes Etudes (Le Lexique de l’auteur), l’autre au Collège de France (La Préparation du roman), pour revoir ce rapport particulier à la virtualité d’écrire. Tiphaine Samoyault le note dans sa très belle biographie de Barthes : l’enseignement de Barthes est« entièrement prospectif, appuyé sur une fiction ou sur un fantasme » [2]. Les deux séminaires ont pour point commun d’explorer devant l’auditoire les choix éthiques et esthétiques qui se présentent à l’écrivain devant l’œuvre à venir, notamment les choix impliqués par la forme de l’œuvre (parodie ou forme fictionnelle dans Le Lexique de l’auteur, Livre ou album dans La Préparation du roman), d’exposer le désir d’écrire et l’imaginaire de l’œuvre à venir [3]. Dans le cas du Lexique de l’auteur, il s’agit de réfléchir sur la genèse d’une œuvre qui sera le Roland Barthes par Roland Barthes. Le séminaire présente le récit de genèse qui conduit du projet initial d’un volume de la collection du Seuil « Écrivains de toujours », à l’idée d’une parodie, puis d’une œuvre d’écrivain fondée sur le détournement du miroir encyclopédique. Il explore les dangers de l’autoportrait et les moyens d’échapper à l’infatuation de l’écrivain par le recours aux fragments alphabétiques d’un lexique de l’auteur. Dans La Préparation du roman, il s’agit d’interroger les conditions de possibilité ou d’impossibilité d’une œuvre virtuelle, de simuler une expérience de pensée qui développe les opérations d’écriture et les conditions de préparation d’une œuvre. Ces deux séminaires forment deux expériences de la virtualité permettant une nouvelle approche de la genèse des œuvres – La Préparation du roman devenant une nouvelle forme d’œuvre. Dans les deux cas, « l’écrivain est un expérimentateur public », comme l’écrit Barthes dans sa Préface aux Essais critiques (datée de décembre 1963) [4].

C’est ce lien tissé par Barthes, autour du désir d’écrire, entre virtualité et genèse, genèse et fantasme de l’œuvre, que j’aimerais commenter ici [5].

 

  1. Le temps du désir

 

Dans le désir d’écrire et la relation de suspens, d’attente, de l’œuvre, dans le plaisir même de l’imminence, il y a bien sûr, par-delà Mallarmé et Blanchot, la relation proche – et de plus en plus forte dans les années 1970 à l’œuvre de Proust, qui incarne exemplairement la tension entre désir et virtualité, entre « je veux » et « je vais » écrire. Cette relation, qui s’exprime grammaticalement, par un futur proche ou un présent-futur, est ancienne. Barthes écrit en 1954 : « Proust est sur le point d’écrire, il vise à l’acte littéraire traditionnel, mais le remet sans cesse, et c’est au terme de cette attente jamais honorée que l’œuvre se trouve construite malgré elle : c’est l’attente elle-même qui a formé l’épaisseur d’une œuvre dont le caractère suspendu a suffi à fonder la parole de l’écrivain » [6].

Barthes insiste, de ce point de vue, sur le modèle de retournement que constitue la Recherche, qui fait de la tension vers l’écriture, le propre même du roman, dans une relation à la virtualité de l’œuvre – bien distincte de la quête romantique de l’absolu de l’œuvre :

Aussi voit-on les œuvres, par une ruse fondamentale, n’être jamais que leur propre projet : l’œuvre s’écrit en cherchant l’œuvre, et c’est quand elle commence fictivement, qu’elle est terminée pratiquement. […] l’œuvre matérielle écrite par Proust occupe ainsi dans l’activité du Narrateur une place bizarrement intermédiaire, située entre une velléité (je veux écrire) et une décision (je vais écrire[7]

« Tout roman, écrit encore Barthes, est une aurore, et c’est pour cela qu’il est, semble-t-il, la forme même du vouloir-écrire. » (Préface aux Essais critiques) [8]. L’œuvre comme projet, comme suspens, la compulsion de programme, et aussi l’amour des commencements, caractérisent l’écriture de Barthes ou son imaginaire de l’écriture :

Le temps de l’écriture est en effet un temps défectif : écrire, c’est ou bien projeter ou bien terminer, mais jamais “exprimer” ; entre le commencement et la fin, il manque un maillon, qui pourrait cependant passer pour essentiel, celui de l’œuvre elle-même ; on écrit peut-être moins pour matérialiser une idée que pour épuiser une tâche qui porte en elle son propre bonheur [9]

Il a cette manie de donner des “introductions”, des “esquisses”, des “éléments” en remettant à plus tard le “vrai” livre. Cette manie a un nom rhétorique : c’est la prolepse (bien étudiée par Genette).

[…] Ces projets vivent, ils ne sont jamais abandonnés ; suspendus, ils peuvent reprendre vie à tout instant ; ou tout au moins, telle la trace persistante d’une obsession, ils s’accomplissent, partiellement, indirectement, comme gestes, à travers des thèmes, des fragments, des articles [10].

Le futur proche, « je vais », a moins une valeur chronologique qu’une valeur aspectuelle : je suis sur le point de. Il s’agit moins d’un repère dans le temps que d’une tension vers l’écriture, d’un processus en cours, qui concerne aussi le critique : « le critique est celui qui va écrire, et qui semblable au Narrateur proustien, emplit cette attente d’une œuvre de surcroît, qui se fait en se cherchant […]. Le critique est un écrivain, mais un écrivain en sursis […] [11] ». Cette tension d’un présent-futur s’oppose au passé. Barthes s’en explique dans Le Lexique de l’auteur, puis dans le fragment « La coïncidence », de Roland Barthes :

Lorsque je feins d’écrire sur ce que j’ai autrefois écrit, il se produit de la même façon un mouvement d’abolition, non de vérité. […] Je ne cherche pas à me restaurer (comme on dit d’un monument). Je ne dis pas : “ Je vais me décrire”, mais : “J’écris un texte, et je l’appelle R.B.” »[12].

Il dit aussi dans un entretien de 1975 : « Je ne pense qu’au présent parce que je ne peux penser qu’en désirant et que je ne peux désirer qu’au présent » [13].

Cette opposition de temps se double d’une opposition d’identité, entre le sujet de l’énonciation en cours (le scripteur, qui est en train d’écrire, le scribens, l’ouvrier) et celui qui a écrit. Dans Le Lexique de l’auteur, faisant retour sur ses écrits, Roland Barthes propose de dissocier « RB I » celui qui écrit, de « RB II » celui qui a écrit, ce qui le conduit à mettre en œuvre dans le Roland Barthes une polyphonie des sujets (je, il, RB, vous). Cette opposition se renouvelle dans La Préparation du roman (deuxième année), où le scribens, ou l’operator sont distingués du scriptor : « Je précise une fois de plus que celui qu’il s’agit de sacraliser c’est l’Operator, celui qui fait, et non pas le Scriptor, celui qui a fait, l’auteur » [14].

Si le temps de l’écriture est celui du désir, l’écriture est définie très tôt comme une activité, un processus de fabrique de l’œuvre : « l’écriture est une activité ; du point de vue de celui qui écrit, elle s’épuise dans une suite d’opérations pratiques ; le temps de l’écrivain est un temps opératoire, et non un temps historique […]» [15]. Ceci reprend l’idée du beau texte sur Kafka : « […] cet acte s’épuise dans sa technique. Il n’existe qu’à l’état de manière. À la vieille question (stérile) : pourquoi écrire ? le Kafka de Marthe Robert substitue une question neuve : comment écrire ? » [16]

Cette attention à la fabrique matérielle de l’œuvre et aux rituels de travail, associée à l’intransitivité de l’écriture, forme une approche tout à fait nouvelle du travail de l’écrivain, qui ouvre l’abstraction du texte et la manière de l’œuvre au geste d’écrire. Cet intérêt pour le geste d’écrire et les pratiques d’écriture établit le lien entre les deux postures, entre « je veux » et « je vais » écrire, qui relèvent toutes deux cependant de la virtualité d’écrire.

 

  1. Le geste d’écrire

 

Le geste d’écrire, les pratiques d’écriture, sont l’objet en grande partie de la deuxième année du séminaire La Préparation du roman. L’intérêt de Barthes pour la matérialité d’écrire est cependant plus ancien. L’argument du séminaire est développé dans l’entretien que Barthes accorde le 27 septembre 1973 à Jean-Louis de Rambures, publié sous le titre « Un rapport presque maniaque avec les instruments graphiques ». À la question : « Avez-vous une méthode de travail ? », Barthes répond : « Votre question m’intéresse dans la mesure où une sorte de censure considère justement ce sujet comme tabou, sous prétexte qu’il serait futile pour un écrivain ou un intellectuel, de parler de son écriture, de son “timing” ou de sa table de travail ». Et il ajoute : « C’est faire un acte anti-mythologique : contribuer à renverser ce vieux mythe qui continue à présenter […] l’écriture, […] comme une simple pratique instrumentale » [17]. C’est ainsi qu’il définit des « protocoles de travail » :« J’appelle l’ensemble de ces « règles » au sens monastique du terme, qui prédéterminent l’œuvre (il importe de distinguer les différentes coordonnées : temps de travail, espace de travail et geste même de l’écriture) des « protocoles » de travail. L’étymologie est claire : cela veut dire la première feuille que l’on colle avant de commencer » [18].

« Temps de travail, espace de travail et geste même de l’écriture », tel est bien le plan d’avancée du séminaire de 1979-1980, qu’on retrouve dans l’article « Protocoles » d’un autre texte très important de 1973, resté longtemps inédit, « Variations sur l’écriture » :

Si l’on interrogeait bon nombre d’écrivains aujourd’hui (mais cette enquête importante n’a jamais été tentée), on s’apercevrait sans doute qu’ils ne peuvent se mettre à écrire sans un certain appareil d’habitudes et d’instruments : la prédilection de certains horaires, de certains lieux, le goût de la papeterie [19].

« Variations sur l’écriture » est un autre intertexte de La Préparation du roman. Barthes y développe une réflexion sur l’histoire anthropologique de l’écriture, l’approche matérielle de la graphie, en liaison avec une redéfinition plus large de la notion d’écriture. Son interrogation sur le geste d’écrire réunit trois domaines, qui se recoupent, bien qu’ils soient ordinairement séparés.

Le premier domaine est celui d’une réflexion comme pratique anthropologique, inspirée notamment des travaux de Leroi-Gourhan. De l’écriture, Barthes considère le cérémonial, le geste de la main (autonome de la parole), et il souligne l’importance du ductus :« le ductus, c’est le geste humain dans son ampleur anthropologique : là où la lettre manifeste sa nature manuelle, artisanale, opératoire et corporelle » [20]

Le second domaine est celui de la rhétorique comme art du discours, celui de l’orateur, comme celui de l’écrivain. Dès le texte de 1970, « L’ancienne rhétorique », puis de nouveau dans La Préparation du roman, Barthes relit la rhétorique ancienne du point de vue contemporain de « celui qui veut écrire » [21]. Il retrouve dans l’Institution oratoire de Quintilien (livre X) l’intérêt pour la préparation matérielle du discours, et dans la formation de l’orateur la question de la vitesse de la main :

 Le livre est adressé à celui qui veut écrire. Comment obtenir la « facilité bien fondée » (firma facilitas), c’est-à-dire comment vaincre la stérilité native, la terreur de la page blanche (facilitas), et comment, cependant, dire quelque chose, ne pas se laisser emporter par le bavardage, le verbiage, la logorrhée (firma). Quintilien esquisse une propédeutique de l’écrivain : il faut lire et écrire beaucoup, imiter des modèles (faire des pastiches), corriger énormément, mais après avoir laissé « reposer » et savoir terminer. Quintilien note que la main est lente, la « pensée » et l’écriture ont deux vitesses différentes (c’est un problème surréaliste : comment obtenir une écriture aussi rapide… qu’elle-même ?) ; or, la lenteur de la main est bénéfique : il ne faut pas dicter, l’écriture doit rester attachée, non à la voix, mais à la main, au muscle : s’installer dans la lenteur de la main : pas de brouillon rapide [22]

Le troisième domaine d’intérêt, impliqué par le geste d’écrire, est celui de l’écriture comme scription, comme geste en train de se faire, liée à une conception de l’écriture comme productivité et processus en mouvement :

le ductus n’est pas une forme, c’est un mouvement et un ordre, bref une temporalité, le moment d’une fabrication ; on ne peut le saisir que si l’on fixe mentalement l’écriture en train de se faire et non l’écriture faite (c’est cette écriture-là qu’on appelle ici scription pour la distinguer de l’écriture proprement dite, ou corps stable, objectif, des formes graphiques [23].

Cette réflexion guide l’intérêt de Barthes pour le geste pictural et la scription dans la peinture de Réquichot ou de Twombly, pour les traces du geste dans les tracés et les taches présents dans le tableau (Twombly), ou le mouvement de la spirale (chez Réquichot). Elle anime sa rêverie sur les manuscrits d’écrivains – de Flaubert ou de Proust, les épreuves corrigées de Balzac, – où il voit une métaphore de l’écriture comme dissémination, ou encore sur les partitions musicales de Sylvano Bussotti [24].

La fascination de Barthes pour le mouvement de l’écriture dans les manuscrits prend aussi pour fond la lecture des journaux et correspondances d’écrivains modèles, tels que Proust, Flaubert, ou Kafka, qui nourrissent son imaginaire des pratiques d’écriture. Il expérimente ainsi dans La Préparation du roman une réflexion innovante, contemporaine de la naissance de la génétique des textes, qui met en scène une modélisation des étapes préparatoires de l’écriture (et des obstacles à l’écriture) sous la forme d’une simulation imaginaire. Il est alors un point de rencontre spécifique avec la génétique : celui de la modélisation scénarique de l’écriture, en jeu dans la notion d’œuvre-maquette.

 

  1. L’œuvre maquette : simulation et modélisation de la genèse

 

La simulation à l’œuvre dans La Préparation du roman, l’expérience du « comme si », s’exerce au présent-futur de scénario : « Je simule celui qui veut écrire une œuvre » [25]. L’espace-temps de la simulation est un présent de fiction, et la fantasmatique de la fabrique implique une modélisation de l’espace-temps de l’œuvre, qui s’appuie sur la notion de maquette, d’abord développée dans le séminaire Comment vivre ensemble :

Les romans sont des simulations, c’est-à-dire des expériences fictives sur un modèle, dont le plus classique est la maquette. Le roman implique une structure, un argument (une maquette) à travers lequel on lâche des sujets, des situations [26]. »

Du sens courant de maquette, en architecture ou en sculpture, Barthes retient l’idée de modèle structurant (il y inclut dans La Préparation du roman,l’exemple et la métaphore), mais un modèle qui est, davantage qu’un scénario de programmation précis, un espace fantasmatique, comparé à la toile du Chef d’œuvre inconnu ou au mur de Léonard de Vinci. La maquette est du côté de « la tache à aménager », comme l’indique son étymologie (machietta) que rappelle Barthes :

[…] l’objet produit par et pour la Simulation, disons que c’est une maquette (qui vient de l’italien machietta, qui veut dire la petite tache […], l’ébauche. Il y aurait évidemment à philosopher sur l’idée de l’œuvre, ou de certaines œuvres, comme taches (macula) à aménager, le prototype étant la tache sur le mur de Léonard de Vinci […] [27].

La toile comme le mur sont des lieux de projection fantasmatique : « Il faut bien comprendre que pour qu’il y ait fantasme, il faut qu’il y ait scène (scénario), donc lieu [28]. » La maquette allie à la fois l’indétermination imaginaire de la tache, comme structure d’invention, et la détermination du détail [29]. Elle est à rapprocher d’une alternative dans la programmation de l’écriture, que Barthes reprend à Valéry, celle du plan et celle du rectangle à meubler :

C’est une alternative qui a été posée, rapidement en passant mais bien posée, par Valéry (dans un cours du Collège, le 5 mai 1944) ; et il dit que les deux cas où peut se trouver celui qui fait une œuvre sont les suivants : dans l’un des cas « on répond en faisant l’œuvre à un plan déterminé, et dans l’autre cas, simplement, on meuble [ça c’est très beau] un rectangle imaginaire » [30].

Le premier modèle est exemplifié par la programmation flaubertienne : « une Programmation logique, narrative ». « En face de cette technique classique de monnayage d’un plan par épisodes, il y a cette autre technique alléguée par Valéry et qui est la technique du Rectangle, c’est-à-dire meubler un rectangle imaginaire. À ce moment-là on a une forme fantasmée de livre, et peu à peu on va meubler cette forme par des touches, par des fragments, par des morceaux, comme certains peintres devant le rectangle de la toile (certains types de peintres, bien entendu) [31] ». C’est la technique de l’album, illustrée par le mode de composition chez Mallarmé :

En effet, au dire de Valéry, qui avait reçu les confidences de Mallarmé, celui-ci (dans ses Poèmes, c’est-à-dire dans la forme Album) commençait certains de ses poèmes en jetant çà et là des mots sur le papier, par touches discontinues et ensuite il s’efforçait de trouver des liens qui puissent constituer des phrases [32].

On perçoit bien que l’architecture de l’œuvre à venir est modélisable en ces termes, celle d’un rectangle imaginaire à meubler de fragments.

Barthes recourt, d’autre part, à la notion d’œuvre-maquette, qui participe, comme la « structure en abyme », d’une simulation d’elle-même :

Dans l’ordre de la littérature, dans l’ordre du texte, il arrive que l’œuvre elle-même, c’est-à-dire le produit qui est sacré et consacré comme œuvre, soit ouvertement donnée comme une simulation d’elle-même : c’est-à-dire qu’il y a des cas où certaines œuvres mettent en scène leur propre fabrication [33].

L’œuvre-maquette, à la différence de la mise en abyme, qui est « une œuvre dans une œuvre », « se présenterait comme l’œuvre donnée comme sa propre expérimentation : c’est-à-dire qui met en scène une production, ou en tout cas un dispositif pour produire effectivement (et non plus seulement la velléité de produire) » [34]. Barthes donne comme exemples de ces œuvres « construites à plusieurs niveaux » la Vita nova de Dante, Les Faux-Monnayeurs et le Journal des faux-monnayeurs de Gide, ou Le Corbeau et le commentaire rétrospectif de Poe, ou encore la Recherche qui mêle les deux formes de simulation, l’abyme et la maquette.

On peut penser, et cela a été commenté, que ce dispositif désigne de façon réflexive celui même de La Préparation du roman, comme une forme d’œuvre-maquette, qui expérimente les virtualités de la production. Il manifeste, à l’instar de la Recherche, une tension continue entre le « je veux » et le « je vais », entre la velléité de produire et la production effective de l’œuvre. Mais il ne se retourne pas dans la même tension entre l’œuvre écrite et la désignation de l’œuvre à venir. Il n’est pas non plus le journal d’une œuvre. Son effet d’œuvre se confond avec le mouvement de modélisation des chemins et des impasses de la création, œuvre « labyrinthique, inventive, unique, douce, moderne », écrit Colette Fellous : « Son passé lui est barré, seul le présent le captive, donc il n’écrira sans doute jamais ce roman qu’il attend. Il ne fera que le préparer. Et la beauté de sa vie, c’est précisément cela, cela qu’il vivait peut-être comme une impuissance [35]. »

À la question « Comment écrire ? » Barthes n’apporte pas de réponses positives, mais il met en œuvre une réflexion qui nous marque par son ampleur et son originalité. Si le désir d’écrire passe au premier plan dans les années 1970, il faut souligner la continuité de cette pensée, qui développe, par marcottage, des réflexions plus anciennes. Comme dans l’autoportrait du Roland Barthes par Roland Barthes, il réussit à inscrire son projet personnel dans une approche anthropologique plus vaste, celle de l’écriture comme un ensemble de protocoles et de gestes, où il inclut un imaginaire de la genèse et un style de vie à l’écriture. Mais la relation forte à la virtualité d’écrire, et le privilège accordé au processus même de l’écriture, ne sont-ils pas aussi une autre figure du désir de mouvement, de ce mouvement qui seul peut déplacer le stéréotype, et empêcher la pensée de s’empoisser dans le dernier mot – « ce mouvement sans cesse recommencé, de soi-même hors de soi, ce mouvement constitutif de la liberté » que reconnaît Alain Robbe-Grillet à Roland Barthes, dans Le Miroir qui revient [36] ?

[1] Roland Barthes, Comment vivre ensemble. Simulations romanesques de quelques espaces quotidiens. Cours et séminaires au Collège de France 1976-1977, édition de Claude Coste, Paris, Seuil, 2002.

[2] Tiphaine Samoyault, Roland Barthes, Paris, Seuil, 2015, p. 61.

[3] Roland Barthes, Le Lexique de l’auteur. Séminaire à l’École pratique des hautes études 1973-1974. Suivi de fragments inédits du Roland Barthes par Roland Barthes, édition d’Anne Herschberg Pierrot, Paris, Seuil, 2010 ; Roland Barthes, La Préparation du roman I et II. Cours et séminaires au Collège de France (1978-1979 et 1979-1980), édition de Nathalie Léger, Paris, Seuil, 2003, et nouvelle édition d’après les enregistrements audio, par Éric Marty, 2015. Je me réfère à cette dernière édition, et donne aussi, quand le texte est le même, la référence à l’édition de 2003.

[4] Roland Barthes, Œuvres complètes, en cinq volumes, édition d’Éric Marty, Paris, Seuil, 2002 (OC I-V), t. II, p. 274. Jonathan Culler relève cette formule dans son Roland Barthes, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, coll. « Libre cours », 2015.

[5] Ceci est la version remaniée d’une communication présentée en 2015 au colloque Interdisciplinary Barthes, organisé à Londres en octobre 2015 par Diana Knight et Michael Sheringham, dont les actes sont à paraître en anglais.

[6] « Pré-romans », 24 juin 1954, France-Observateur, OC IV, p. 500.

[7] Préface aux Essais critiques, 1963, OC II, p. 275. 

[8] OC II, p. 274.

[9] Ibid.

[10] Roland Barthes par Roland Barthes, 1975, OC IV, p. 745.

[11] OC II, p. 282.

[12] OC IV, p. 637.

[13] Entretien avec François Wahl dans « Poésie ininterrompue » du 2 /11/1975 (émission de Claude Royet Journoud), cité dans « Hors-champs » (émission de Laure Adler, avec Tiphaine Samoyault), du 7/09/2015.

[14] La Préparation du roman, 2015, p. 411.

[15] OC II, p. 274.

[16] « La réponse de Kafka », 1960, OC II, p. 596. 

[17] OC IV, p. 483.

[18] Ibid.

[19] OC IV, p. 389-390.

[20] Ibid., p. 303. Un des prolongements de cette perspective dans le domaine du savoir est l’enquête historique et anthropologique sur « les mains de l’intellect » (Christian Jacob, Lieux du savoir II. Les mains de l’intellect, Albin Michel, 2011) et les « gestes du savoir » (Françoise Waquet, L’Ordre matériel du savoir, CNRS Éditions, 2015).

[21] Tiphaine Samoyault cite dans sa biographie cette note du fichier : « Rhét. : fait de l’homme celui qui veut parler, celui qui veut écrire, et ceci m’a toujours touché ». Fichier de Barthes (BnF, Mss, NAF 26830), cité, op. cit., p. 408.

[22] « L’ancienne rhétorique », 1970, OC III, p. 540.

[23] « Variations sur l’écriture », OC IV, p. 303.

[24] « La partition comme théâtre », OC IV, p. 940-941. Sur l’intérêt de Barthes pour les manuscrits, en lien avec la théorie de l’écriture, voir mon article « L’écriture comme un faire », dans MLN, French issue, vol. 132, n° 4, sept. 2017, p. 851-863.

[25] La Préparation du roman, 2015, p. 312 ; 2003, p. 230.

[26] Comment vivre ensemble, p. 44. Claude Coste a commenté cette notion : « La maquette est cet espace matériel ou imaginaire que construit le romancier, et dans lequel il fera évoluer ses personnages. Autrement dit, la « maquette » est un lieu habitable par la langue de l’écrivain. » Claude Coste, « Le Proust radiophonique de Roland Barthes », Revue des Sciences Humaines, n° 268, Sur Barthes, 4/2002, p. 68 (voir aussi la Préface de Comment vivre ensemble, p. 27).

[27] La Préparation du roman, 2015, p. 313.

[28] Comment vivre ensemble, p. 37.

[29] « […] des bribes de simulation, comme dans un tableau confus où apparaît tout d’un coup un détail très net, fini, qui vient vous frapper (c’est la disposition même, la topologie du Chef d’œuvre inconnu). » Ibid., p. 44.

[30] La Préparation du roman, 2015, p. 480.

[31] Ibid., p. 481-482.

[32] Ibid., p. 482.

[33] Ibid., p. 315.

[34] Ibid.

[35] La Préparation de la vie, Paris, Gallimard, 2015, p. 168.

[36] Le Miroir qui revient, Paris, Minuit, 1984, p. 68.