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Bien que souvent présenté comme un antimoderne, selon la formule contestée d’Antoine Compagnon [1], Roland Barthes est, volens nolens, éminemment présent à l’ère numérique : sa description du monde comme un espace plat de signes global permet de comprendre la conversion du monde en data ; sa manière de chroniquer la vie ordinaire et sensible donne un puissant exemple de nos individualités numériques ; sa manière, par liens et par gambades, de naviguer de lieux en lieux culturels préfigure l’hypertexte ; son rêve d’un « texte scriptible » [2] mêlant lecture et écriture anticipe nos textualités enchevêtrées et collaboratives. Bref, Barthes, sa manière de collectionner des « biographèmes » en des sortes d’albums hypertextuels, ses projections subjectives étoilées invente par anticipation le web 2.0 qui nous est contemporain.

Une telle influence conceptuelle forte, explicitée par certains dispositifs numériques comme le projet Barthes-vision [3], n’a rien de magique, mais s’explique par la contemporanéité du premier web et du dernier Barthes.

 

Le contexte historique

 

Figure 1 – Le Minitel, ancêtre du Web

L’œuvre théorique de Barthes côtoie la décennie même où s’invente le Web (1969 : première connexion d’ordinateurs en réseau-1979 : création des premiers forums de discussion), Barthes entre au Collège de France au moment où le « minitel » envahit les foyers français et meurt à l’orée de la décennie qui fera le développement du Web. Il précède les aventures des avant-gardes en matière de jeu littéraire informatique et meurt quelques mois avant la création de « l’Atelier de Littérature Assistée par la Mathématique et les Ordinateurs » (ALAMO) par les oulipiens [4] et la parution de Literary machines de Ted Nelson. Il baigne dans le rêve cybernétique né dans les années 60, à une heure où Jacques Derrida, Gilles Deleuze ou Michel Foucault abusent du terme de « machine ». D’où ce que Éric Marty a appelé le « jargon cybernétique de Barthes » [5] – dans le Système de la mode des notions comme celle de « briques de code » ou de « sous-routine » sont issues de Mandelbrot et des premiers théoriciens de l’information, Barthes utilisant le mot « cybernétique » lui-même en diverses occasions, par exemple pour caractériser les Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola [6]. Ailleurs, lorsque Barthes décrit la rhétorique, il nous explique que « Aristote conçoit le discours (l’oratio) comme un message et le soumet à une division de type informatique » [7]. Un texte de jeunesse, en apparence anodin, est à ce titre révélateur : dans un article des Lettres nouvelles de 1959, compte rendu d’une visite au Salon de l’équipement de bureau, Barthes admire la manière dont « l’homme humanise la machine en lui donnant la structure de son propre cerveau » : « ce n’est pas un salon des techniques mais des structures » [8] poursuit-il en faisant briller la machinerie linguistique de toute sa technicité.

Figure 2 – Les premières pages Web

 

L’obsession du récit de soi

 

L’ethos barthésien, son narcissisme artiste et sa manière très particulière de le projeter dans le monde pour s’y comprendre ont, implicitement ou explicitement, trouvé dans les mutations de l’identité personnelle à l’heure du Web et des réseaux sociaux, de singuliers échos. Pensons à l’habitude singulière de Barthes consistant à documenter sa vie constamment, qui évoque presque la manière dont Jacques Derrida conservait à la même époque le moindre brouillon et notait en permanence le fil du quotidien, pensons à son hédonisme et au souci de soi, proche de celui théorisé par Michel Foucault : l’écriture est une quête de soi et la quête de soi une écriture, dans une tradition qui emprunte à Gide et à Proust mais qui ouvre avec Roland Barthes par Roland Barthes un espace d’invention personnelle qui en fera un des grands modèles de l’autofiction, et que l’on retrouvera mutatis mutandis dans les formes d’autodocumentation digitales.

La conception barthésienne de l’identité autobiographique est assez éloignée de la linéarité du « narrativisme » ricoeurien, quête de mise en intrigue et donc de mise en ordre cohérente, et consonne bien plus facilement avec nos narrations sociales numériques que le modèle de refiguration du philosophe – on pourrait même dire qu’elle en constitue une sorte d’horizon. La forme de vie barthésienne est en effet énigmatique, fragmentée et associative. Plurisémiotique, elle emprunte à la peinture et à la musique pour se réfracter. Elle recourt fortement à la mémoire visuelle et à la photographie comme attestation potentiellement tragique du réel. Elle se fragmente pour devenir ouverte, mobilisable toujours différemment, pour se libérer de l’emprise médusante de la langue. Elle cherche à se déprendre d’elle-même autant qu’à se ressaisir, elle fictionnalise aisément (on se souvient du célèbre exergue du Roland Barthes par Roland Barthes : « Tout ceci doit être considéré comme dit par un personnage de roman ».

Figure 3 – L’écriture manuscrite de Barthes

La dimension affective, fortement incarnée mais aussi interpersonnelle et mobile de l’identité selon Barthes se dit à travers un concept original inventé par Barthes et devenu célèbre, celui de « “ biographèmes ” », « dont la distinction et la mobilité pourraient voyager hors de tout destin et venir toucher, à la manière des atomes épicuriens, quelque corps futur, promis à la même dispersion » [9]. Si les biographèmes ne sont pas sans parenté avec nos « statuts » numériques contemporains sur les réseaux sociaux : comment ne pas reconnaître dans ce que Barthes décrit comme une « vie “trouée ” » [10] quelque chose de nos inscriptions sur les fils des réseaux sociaux, marqués par la fragmentation, le recours à la photographie, la prééminence des affects au profit d’une quête infinie de traits propres dans l’univers commun ? Les écritures autobiographiques numériques du sujet sur Facebook ou Twitter, même en dehors de tout projet artistique, possèdent de fait des caractéristiques originales d’ouverture et d’entrelacement, une logique affective et associative, une prééminence de la photographie, qui permettent de les rapprocher du modèle influent du Roland Barthes par Roland Barthes.

J’aime, je n’aime pas : cela n’a aucune importance pour personne ; cela, apparemment, n’a pas de sens. Et pourtant tout cela veut dire : mon corps n’est pas le même que le vôtre. Ainsi, dans cette écume anarchique des goûts et des dégoûts, sorte de hachurage distrait, se dessine peu à peu la figure d’une énigme corporelle, appelant complicité ou irritation.

écrivait Roland Barthes dans son autoportrait [11], dans une étonnante anticipation des chroniques égocentrées de nos humeurs appréciatives ou réversions subjectives au cœur de l’expressivité littérale et littéraire de soi (agrémenté de selfies comme Barthes agrémenté son autobiographie de portraits) sur Facebook.

 

Vivre dans un monde de réseau

 

Le concept de réseau est omniprésent chez Barthes. Il joue un rôle crucial dans le passage du structuralisme rigide des années 60 à un post-structuralisme aux formes herméneutiques plus mobiles et ajustables. Le « premier » Barthes utilise le mot réseau dans un sens structuraliste canonique : il parle, dans le Michelet de 1955 d’un un « réseau organisé d’obsessions » [12], d’un « réseau thématique » [13], d’un « réseau rhétorique » [14], en 1970 dans S/Z d’un « réseau impersonnel de symboles » [15]. Il introduit la notion de « réseau distributionnel » [16] et abuse du terme de « dispatching » (par exemple pour décrire la narration réaliste dans son célèbre article sur « l’effet de réel » de Communications en 1968) pour caractériser le fonctionnement du réseau.

Barthes va emprunter à la grammaire générative de Nicolas Ruwet et l’idée du « dispatching markovien » c’est-à-dire d’un dispositif pré-cybernétique capable d’engendrer une infinité de chaînes de mots à partir de séquences finies [17], dans une nouvelle illustration de la passion barthésienne pour les concepts ardus. Mais, dès S/Z, le glissement vers des métaphores nouvelles est entamé : Barthes parle de texte « étoilé » [18], notion que Barthes promeut contre les « structures rigides » car elle produit des « constellations » [19] sémantiques à partir d’un texte. Ce déplacement est évident lorsque le « second Barthes » affirme en 1975 que l’analyse textuelle « préfère la métaphore du réseau, de l’intertexte, d’un champ surdéterminé, pluriel » « à la métaphore de la filiation, du “développement” organique » [20]. Ces réseaux intertextuels sont comme la contrepartie littéraire du Web en train de s’inventer, héritage clairement analysé par George Landow dans son essai de 1991 Hypertext. The Convergence of Contemporary Critical Theory and Technology (réédité sous le titre Hypertext 2.0) : l’idée barthésienne d’un texte sans centre ni limite car extensible à l’infini [21] (« tout texte est un intertexte » [22]) joue un rôle séminal dans la conception émergente d’un hypertexte numérique, où la navigation ne se fait pas d’idée en idée mais simplement de mot en mot.

Figure 4 – Le Fichier Barthésien

Cette idée est fortement connectée à la pratique rédactionnelle ordinaire de Barthes, qui lui fait utiliser un système de fiches interconnectées par des annotations, des listes et des renvois, fichier papier hypertextuel que Tiphaine Samoyault place au centre de l’organisation de la pensée barthésienne :

En amont, il y a bien sûr le dossier de notes et d’ébauches rassemblées par Mallarmé pour le « Livre », dont la matière dispersée et fragmentaire est contraire au livre pur qu’il fantasmait ; mais en aval, il y a aussi cet horizon d’une combinatoire que rejoindront à peine dix ans plus tard les mécaniques hypertextuelles offertes par le réseau des réseaux du World Wide Web [23].

Cette obsession du terme de « réseau » que Barthes utilise dans de très nombreux contextes théoriques n’est pas non plus sans écho aux habitudes personnelles de l’auteur des Mythologies : la vie sociale se décrit comme « un réseau de relations narcissiques » [24], la vie amoureuse se laisse fasciner par les petites annonces qui plaisaient tant à Barthes, la vie érotique a pour modèle les rencontres en réseau de Tricks de Renaud Camus : dans les Fragments d’un discours amoureux, Barthes décrit sa vie dans l’ordre des réseaux sentimentaux [25] et décrit formidablement ce qui sera la forme de jalousie propre aux réseaux numériques :

Supposez maintenant que je lâche dans ce réseau un sujet douloureux, avide de maintenir avec son autre un espace étanche, pur (non touché), consacré ; les activités du réseau, son trafic d’informations, ses engouements, ses initiatives, seront reçus comme autant de dangers[26]

 

Des signes et des données

 

Un grand geste barthésien a été, on le sait, de renvoyer le monde à un système de signes : le monde est aplati en une toile de signes liés en un réseau global, traversé par « le remaniement imprévisible que l’oubli impose à la sédimentation des savoirs, des cultures, des croyances [27]».

Je ne sais pas ce que Barthes aurait pensé de l’opposition faite par l’une de ses meilleurs interprètes, Susan Sontag, qui affirmait à la suite de Walter Benjamin qu’il y avait « une distinction essentielle entre d’un côté les histoires, qui ont un but, une fin, une direction, sont complètes et closes et, de l’autre côté, l’information, qui est par définition toujours partielle, incomplète et fragmentaire [28] » : le monde « dataifié » de l’internet contemporain et sa syntaxe universelle est à sa manière un univers de signes où toutes les formes de cultures et de discours se recroisent. Cette universalité a été encore récemment soulignée par Jean-Marie Schaeffer dans sa récente Lettre à Roland Barthes [29], qui montre à quel point la grammaire transculturelle de Barthes possède une portée extrêmement large qui en fait un outil de choix pour comprendre l’omniprésence du narratif bien au-delà de son seul usage littéraire, extension indispensable à l’heure de la globalisation et des études cognitivistes.

 

Le texte ouvert

 

Un des traits marquants de la textualité numérique est sa capacité à brouiller lecture et écriture et, plus loin, à rassembler experts et amateurs [30]. On pourra ainsi reconnaître dans le flâneur numérique des réminiscences du Barthes collectionneur de textes en tous genres dans son entreprise de sémiotique universelle, ce qui nous laisser à rêver ce que le numérique aurait pu apporter au goût barthésien de l’album, modèle que Barthes oppose au livre et qui préside aux derniers textes. Roland Barthes par Roland Barthes et La Chambre claire se veulent « un relevé de circonstances », « discontinues » et « rhapsodiques » [31] et proposent « une représentation essentielle du monde comme inessentiel, comme tissu de contingences » [32]

Figure 5 – Des manuscripts hypertextes avant la lettre

Ainsi, le monde est compris comme un livre toujours à interpréter, et ce livre est à lire et à écrire : il est « scriptible » et nous conduit à d’infinies excursions, dans une écriture qui est « déprise » : « il faut produire le texte, le jouer, le défaire, le faire partir »[33].

Et je me persuade de plus en plus, soit en écrivant, soit en enseignant, que l’opération fondamentale de cette méthode de déprise, c’est si l’on écrit, la fragmentation, et, si l’on expose, la digression, ou pour le dire d’un mot précieusement ambigu : l’excursion. [34]

Raconte Barthes dans la Leçon : au seuil des pratiques excursionnistes du web invitant à « surfer » d’un texte à l’autre, la réflexion barthésienne propose un modèle théorique et un vocabulaire d’interprétation aux textualités numériques. Surtout, elle valorise des pratiques d’écriture fragmentaire et de reprise dans lequel le lecteur est un interprète au sens musical et un coauteur du texte, qui s’insère dans les interstices de celui-ci comme un fantôme de l’avenir. Loin d’être minoritaire, cette lecture-écriture est fortement valorisée comme une méthode de pensée et une habitude de vie. L’influence des formules et des concepts mais aussi des modèles barthésiens sur la photographie et la peinture est bien connu et étudié [35]. L’hypothèse formulée par George Landow de la paternité de Barthes sur l’hypertexte, qui serait la version numérique du texte « scriptible », en réseau, et dans lequel de multiples concurrentes entrées seraient possibles, promu par l’auteur de S/Z, est donc justifiée : arraisonnant le monde sous la forme d’un langage universel de signes avant qu’il soit transformé en données, inventant une textualité ouverte, sensible et décentrée, préfigurant l’ère des « j’aime » et des hypertextes enrichis par les amateurs, Roland Barthes est autant que Gilles Deleuze un des pères conceptuels des textualités numériques qui font désormais notre vie.


[1] Voir le dernier chapitre de Antoine Compagnon, Les Antimodernes. De Joseph de Maistre à Roland Barthes, Paris, Gallimard, 2005.

[2] Roland Barthes, Œuvres Complètes de Roland Barthes, Paris, Seuil, 2002 (désormais : OC), t. III, p. 122.

[3] Voir http://www.barthes.vision.

[4] Voir http://www.alamo.free.fr/pmwiki.php?n=Alamo.Historique

[5] Eric Marty, préface aux OC, II, p. 17.

[6] Sade, Fourier, Loyola, in OC, III, p. 751.

[7] « L’ancienne rhétorique », OC, III, p. 536.

[8] « Les deux Salons », OC, I, p. 992.

[9] Sade, Fourier, Loyola, OC, III, p. 707.

[10]  Ibid.

[11]  Roland Barthes par Roland Barthes, OC, IV, p. 692.

[12]  Michelet in OC, I, p. 293.

[13]  Ibid., p. 431.

[14] « L’Ancienne rhétorique », OC, III, p. 599.

[15]  S/Z in OC, III, p. 197.

[16] OC, II, p. 626.

[17]  Roland Barthes, Sarrasine de Balzac, séminaires à l’École pratique des hautes études, présentation et édition de Claude Coste et Andy Stafford, Paris, Seuil, 2011, p. 479 et note 1.

[18]  Ibid., p. 76.

[19] OC, IV, p. 451.

[20]  Ibid., p. 456.

[21] Voir Sophie Marcotte, « George Landow et la théorie de l’hypertexte », L’Astrolabe, 2000, en ligne http://www.uottawa.ca/academic/arts/astrolabe/articles/art0012.htm et Serge Bouchardon, « Du récit hypertextuel au récit interactif », Revue de la BNF, vol. 42, no. 3, 2012, pp. 13-20.

[22] OC, IV, p. 451.

[23]   Tiphaine Samoyault, Roland Barthes. Une biographie, Seuil, 2015, p. 652.

[24] OC, III, p. 665.

[25]  Fragments d’un discours amoureux in OC, V, p. 114.

[26]  Ibid., p. 177.

[27]  Leçon, in OC, V, p. 446.

[28] Susan Sontag, At the same time, Londres, Penguin, 2013, p. 224 c’est nous qui traduisons.

[29] Jean-Marie Schaeffer, Lettre à Roland Barthes, Paris, Thierry Marchaisse, 2015.

[30] Voir Patrice Flichy, Le Sacre de l’amateur : Sociologie des passions ordinaires à l’ère numérique, Paris, Seuil & la république des idées, 2010 et Adrien Chassain, « Roland Barthes : “Les pratiques et les valeurs de l’amateur” », LHT, n°15, 2015, en ligne : http://www.fabula.org/lht/15/chassain.html.

[31]  Roland Barthes, La Préparation du roman. Cours au Collège de France (1978-1979 et 1979-1980), Seuil, 2015, p. 203

[32]    Ibid.

[33]  Le Bruissement de la langue in OC, III, p. 916.

[34]   Leçon in OC, V, p. 444.

[35]  Voir Magali Nachtergael, Roland Barthes Contemporain, Max Milo, 2015.