Nous souhaiterions consacrer ce numéro à l’exploration d’un « souci de l’avenir [1] » à l’œuvre chez l’essayiste. S’il a souvent fait état d’une gêne insistante à l’égard de la rétrospection [2], Barthes a inversement envisagé l’avenir sous le signe favorable du nouveau, de l’aventure, de la possibilité offerte d’une « mutation » personnelle et d’une émancipation collective. Marqueur moderne par excellence, allégorisée par la figure de Moïse marchant au-devant de la Terre promise, cette « part résolument protensive [3] » de l’écriture de Barthes s’observe de bien des manières : elle apparaît dans l’intérêt jamais démenti de l’auteur pour la pensée utopique, dans l’imaginaire pionnier propre à l’aventure sémiologique au tournant des années 1960, dans le geste répété de placer un fantasme au départ d’un essai ou d’un cours [4], comme encore dans le réinvestissement du genre délibératif de l’ancienne rhétorique à la fin des années 1970 [5]. En témoigne, enfin, la multiplication des projets de livres – quand ce n’est pas de sciences entières –, égrainés au fil des ans dans les ouvrages, articles, entretiens, cours et séminaires… autant de « prospectus » que Barthes a recensés et commentés dans son autoportrait de 1975.
Ce souci de l’avenir a commencé d’être étudié et documenté, en particulier le désir utopique [6] ou le grand projet romanesque Vita nova qui a occupé Barthes dans les dernières années de sa vie [7]. Sans délaisser ces motifs, l’ambition de ce numéro est de rendre son ampleur à ce souci, afin d’en restituer le dynamisme et la pluralité, d’en dégager les lignes de forces et les variations. Si l’œuvre de Barthes apparaît à bien des égards comme mangée d’avenir, il reste à observer comment cette aimantation particulière à l’égard du futur évolue dans le temps, et comment celle-ci se décline suivant des échelles, des portées et des régimes variés.
Pensée de l’avenir et modernité
Il faut souligner pour commencer que Roland Barthes s’est inscrit en tant qu’essayiste, sémiologue, critique et théoricien de la littérature parmi les pensées de l’avenir de son temps. Il a habité les dernières décennies de ce régime moderne d’historicité réputé pour son futurisme tapageur, et témoigné de sa mise en crise, anticipant, à certains égards, le « présentisme » de la fin du siècle [8]. Il a répondu présent, mais non sans prudence ni esquive, notamment dans les nombreux entretiens et interviews qu’il a accordés, aux injonctions répétées à anticiper, à pressentir et à nommer les dynamiques du champ littéraire, reprenant avec distance la posture prophétique de l’écrivain dont Paul Bénichou a étudié l’émergence à l’époque romantique. Il a été attentif aux intellectuels et aux inflexions techniques qui transformaient en profondeur l’historicité de son temps. C’est cette inscription des propositions de Barthes dans un imaginaire technique d’époque que les articles de Jérémie Majorel et Alexandre Gefen saisissent. Si le critique fut lecteur des tragiques grecs et fin connaisseur des arts de mémoire antique, il est également marqué par le vocabulaire technophile de la cybernétique comme le montre Jérémie Majorel. Et cette attention vive aux inflexions matérielles et techniques d’une société, elle porte ses traces latentes en autant de jalons qui anticipent l’avènement du numérique selon Alexandre Gefen.
L’auteur des Mythologies faisait de l’utopie un « luxe impossible » dans l’ordre de la critique sociale. Il demeure que la littérature, du Degré zéro de l’écriture à Roland Barthes par Roland Barthes, lui a paru capable de « répond[re] par une vision finale des valeurs au choix révolutionnaire [9] ». Alors que Sartre concluait Qu’est-ce que la littérature ? par une anticipation du rôle de l’écriture dans une société libérée, Barthes fait de la littérature moderne elle-même le siège d’un « avenir immédiat [10] », ébauche utopique, dans l’ordre du langage, de l’émancipation encore en souffrance dans le monde social. Ce sont ces formes d’implication du geste critique que Serge Zenkine s’applique à déplier, en s’attachant aux visages barthésiens de la responsabilité. Soustrayant cette notion à l’usage qu’en avait fait Sartre, l’essayiste s’est montré attentif aux conditions d’exercice et de circulation des formes artistiques, appelant de ses vœux l’avènement d’une « société d’amateurs » où la création cesserait d’être le privilège d’avant-gardes et se verrait soustraite au régime de l’image, de l’exposition de soi et de son œuvre. Un tel utopisme ne suffit pas pour autant à faire de Barthes un « progressiste heureux », lui qui a pu tour à tour éprouver l’époque structuraliste comme une nouvelle « Renaissance [11] », définir en 1970 la théorie comme « l’activité progressiste qui peut être supportée par cette société comme son propre germe destructeur [12] », confesser, plus tard, un certain pessimisme, tout en valorisant les doctrines pour lesquelles « le “sens” de l’Histoire n’a aucun sens », hors de toute forme d’« eschatologie du Temps [13] », ou empruntant encore à Vico sa conception spiralée du devenir historique. Laurent Demoulin s’empare d’une telle tension entre dynamique d’anticipation et pratique de rétrospection, entre geste moderne et humeur anti-moderne, pour tenter de sortir de l’alternative.
Œuvre à venir, avenir de l’œuvre
Impossible à fixer sous la forme d’une doctrine unifiée, le futurisme de Barthes mérite tout particulièrement d’être envisagé sous l’aspect du présent qu’il oriente et configure. L’essayiste y invite lui-même, lorsqu’il déclare que « le passé et l’utopie sont pour [lui] des termes purement sémantiques qui [lui] permettent de faire “signifier” – d’évaluer le présent [14] ». Il y a là une manière de promouvoir la tactique contre la stratégie : « mon champ est ce que l’on pourrait appeler l’“intempestif court” [15] ». Dans ces conditions, tout se passe comme si le temps se dérobait sans cesse sous sa plume, toute chose lui étant soit ruine, soit ébauche – quand ce n’est pas les deux ensemble, à l’exemple du Système de la mode présenté à la fois comme une esquisse propre à une « discipline entièrement prospective », et comme une aventure « déjà datée » au moment d’être publiée. Ces avenirs de la théorie, ces devenirs des pensées critiques des années structuralistes, Fanny Lorent les envisage en inscrivant Barthes dans le contexte culturel d’une époque, marquée également par les figures de Genette et Todorov, et la formalisation de la science sémiologique.
C’est basculer ici des pensées (historiques, politiques, techniques) de l’avenir à ses devenirs textuels et scripturaux. L’on peut appréhender l’écriture de Barthes à partir des plans, programmes, projets qu’elle se donne de proche en proche pour avancer. Le critique n’a en effet pas attendu sa conférence « Longtemps, je me suis couché de bonne heure » et La Préparation du roman pour se faire « le Jean-Baptiste de [lui]-même [16] » et publier ses intentions d’écriture. Cette pratique de l’annonce et de la promesse forme, selon l’auteur lui-même, un geste décisif dans l’élaboration de l’œuvre, signe d’un écrivain « n’aim[ant] l’écrire qu’en béant à l’œuvre future [17] ». S’il est vrai, comme l’écrit Éric Marty, que la première des questions modernes adressées à l’intellectuel du XXe siècle est « Qu’ai-je le droit, que m’est-il possible d’écrire [18] ? », il semble bien que l’anticipation et la délibération de l’œuvre à venir qu’on observe chez Barthes d’un bout à l’autre de sa carrière puissent être lues comme l’une des tentatives les plus fécondes de s’y confronter. Ce geste projectif, cette poétique du prospectus, voilà ce qu’Adrien Chassain analyse dans un article qui montre non seulement la force incitatrice de la commande, mais surtout la multiplication des projets et des chantiers, pour établir l’œuvre dans son laboratoire dynamique et pluriel. Dans sa contribution, Anne Herschberg-Pierrot explore à son tour les enjeux du désir d’écrire, littéralement professé par Barthes dans ses cours et séminaires, tissant des liens « entre virtualité et genèse, genèse et fantasme de l’œuvre ».
Pour séminal qu’il soit, un tel désir ne va pas sans épreuves ni blocages. Il a pour pendant la peur que Tiphaine Samoyault suit comme un fil rouge à travers l’œuvre du critique : c’est là une basse continue – « seule passion de [s]a vie [19] » – qui traverse les textes de Barthes et exige de la biographe un recul réflexif et méthodologique, que l’article propose. Ce désir, cette peur, renvoient à un imaginaire du retard et de la patience, aux brisures et ponts jetés entre l’âge et son sentiment, entre le temps intime et le temps social. Alexis Weinberg s’attèle à ces questions dans une étude faisant la part belle au dialogue de Barthes et de Blanchot, ainsi qu’à leurs lectures et usages contrastés de Proust. Dans un même esprit, Thomas Carrier-Lafleur et Diana Knight se concentrent sur les dernières années de Barthes, à l’heure où l’expérience du deuil inquiète la possibilité d’une œuvre à venir dont elle dramatise et affole la délibération, orientée comme on sait vers un « Roman » aux contours incertains. Montrant comment l’« aveniro-manie » barthésienne compose entre folie et gestion, Thomas Carrier-Lafleur porte l’accent sur les explorations formelles essayées ou préméditées par l’auteur à partir des modèles que lui fournissaient le cinéma, le photogramme et le haïku. De son côté, Diana Knight reprend avec rigueur le dossier « Vita nova », et précise les conditions et enjeux de la conversion alléguée par Barthes dans sa conférence d’octobre 1978 au Collège de France et dans les cours qui suivirent. De cette conversion, la critique souligne la dimension mythique mais non moins agissante et productive, Barthes se plaçant ici dans le sillage de Chateaubriand et de sa Vie de Rancé. Mis à l’honneur tout au long du numéro, ces effets de palimpseste en témoignent : les avenirs de Barthes se tissent au fil d’autres avenirs, énonciations migrées du possible à l’irréel, « futurs passés » (pour reprendre un mot de Koselleck) revitalisés, réinventés comme autant de patrons accordés à l’énonciation de l’avenir présent – elle-même promise, forcément, à la même dérive.
En définitive, il s’est agi de faire droit à la série de gestes et d’affects prospectifs dont l’œuvre barthésienne foisonne et propose une manière de répertoire. Du fantasme à la peur, en passant par l’attente et la patience, la procrastination, la promesse, la délibération et le « “jet” utopique [20] » ou encore la conversion, il y a matière à interroger les textes barthésiens à partir des figures prospectives qui s’y font jour et s’y déclinent de plus en plus, à mesure que l’œuvre avance, sous le signe de l’intime et de l’écriture de soi. Peut-être y lira-t-on la marque de ce que le souci barthésien de l’avenir n’engage pas le terrain privilégié de l’écriture, sans se mêler aussi à la trame de l’expérience ordinaire, offrant ses prospections à la reconnaissance et la relance de chacun.
[1] Parmi les rares études investissant aujourd’hui la question de l’avenir en dehors du cadre spécialisé des littératures de genres, on peut consulter, pour profiter d’une mise en perspective plus générale de la question, Christophe Meurée (dir.), Le Souci de l’avenir chez les écrivains francophones, Les Lettres romanes, 66/3-4, 2013 et Laurent Zimmermann (dir.), L’Anticipation, Textuel, n°34/44, Paris, Hermann, 2014.
[2] Roland Barthes, Essais critiques (1964), dans Œuvres complètes, Paris Seuil, 2002 (désormais : OC), II, p. 273.
[3] Selon l’expression de Bernard Comment dans Roland Barthes. Vers le neutre, Paris, Christian Bourgois, 1991, p. 16.
[4] Voir Roland Barthes, Leçon (1978), OC, V, p. 445.
[5] Sur ce point, peu traité dans le numéro, voir Diana Knight, « Barthes Deliberates : Pascal, Ignatus and the Question of the Diary », Textual Practice, n° 30/2, p. 221-239 et Adrien Chassain, « “Si l’on avait à délibérer toujours et de tout”. Portrait de l’essayiste en homme du Que faire ? », dans Jean-Pierre Bertrand (dir.), Roland Barthes, continuités, Paris, Christian Bourgois, « Titres », 2017, p. 165-185.
[6] Voir les travaux de Diana Knight, notamment Barthes and Utopia. Space, Travel, Writing, Oxford, Clarendon press, 1997.
[7] Parmi de nombreuses études disponibles, voir Antoine Compagnon, « Le roman de Roland Barthes », Revue des Sciences humaines, n° 266-267, avril-septembre 2002, p. 203-231.
[8] Voir sur ce point les analyses désormais classiques de François Hartog, Régimes d’historicité : présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, « La librairie du XXIesiècle », 2003.
[9] Roland Barthes, « À quoi sert l’utopie ? », Roland Barthes par Roland Barthes (1975), OC,IV, p. 653.
[10] Id., Sollers écrivain (1979), OC, V, p. 618.
[11] Id., Essais critiques (1964), OC, II, p. 524.
[12] Id., « Sur la théorie » (1970), OC, III, p. 692.
[13] Id., « Texte à deux (parties) », OC, V, p. 385.
[14] Ibid., p. 390.
[15] Ibid.
[16] Id., « Plus tard », Roland Barthes par Roland Barthes, OC, IV, p. 746.
[17] Id., La Préparation du roman. Cours au Collège de France, 1978-1979 et 1979-1980, Paris, Seuil, 2015, p. 281.
[18] Éric Marty, La Littérature et le droit à la mort, Paris, Seuil, 2010, p. 9.
[19] Roland Barthes, Le Plaisir du texte(1973), OC, IV, p. 217.
[20] « Texte à deux (parties) », OC,V, p. 385.