La Loi
Selon la biographie que lui consacre Tiphaine Samoyault, Roland Barthes a fait la connaissance de Marguerite Duras avant de commencer sa carrière d’écrivain avec le Degré zéro de l’écriture. C’est à l’appartement parisien de Duras et de Dionys Mascolo – situé, à l’époque, rue Saint Benoît – que Barthes a rencontré Jean Genet, Edgar et Violette Morin parmi d’autres écrivains-intellectuels, et qu’il s’est rendu régulièrement dans la première moitié des années 1960 pour participer aux réunions concernant le projet de la Revue internationale, à l’initiative de Maurice Blanchot. Barthes et Duras se connaissent donc depuis très longtemps : or ils ne font presque aucun commentaire public sur leur travail respectif, jusqu’à ce que, après le décès de Barthes, Duras se lance sans merci ni hésitation dans un dénigrement quasi total de tous les écrits de Barthes. Jetons un coup d’œil sur la critique mordante de Duras. Il s’agit d’un long passage tiré du chapitre intitulé « Les Hommes » de son livre La Vie matérielle paru en 1987 :
L’écrivain qui n’a pas connu de femmes, qui n’a jamais touché le corps d’une femme, qui n’a peut-être jamais lu des livres de femmes, des poèmes écrits par des femmes et qui croit cependant avoir fait une carrière littéraire, il se trompe. On ne peut ignorer une donnée pareille et être un maître à penser même pour ses pairs. Roland Barthes était un homme pour lequel j’avais de l’amitié mais que je n’ai jamais pu admirer. Il me semblait qu’il avait toujours la même démarche professorale, très surveillée, rigoureusement partisane. Une fois clos le cycle des « Mythologies » je ne suis plus arrivée à le lire. J’ai essayé après sa mort de lire son livre sur la photographie, je n’y suis pas parvenue encore une fois sauf un chapitre très beau sur sa mère. Cette mère vénérée qui a été sa compagne et la seule héroïne du désert de sa vie. Ensuite j’ai essayé de lire Fragments d’un discours amoureux mais je n’y suis pas parvenue. C’est très intelligent très évidemment. Bloc-notes amoureux, oui, c’est ça, amoureux, s’en tirant de la sorte en n’aimant pas, mais rien, il me semble, rien, charmant homme, charmant vraiment, de toute façon. Et écrivain, de toute façon. Voilà. Écrivain d’une certaine écriture, immobile, régulière.
Même dans un particularisme religieux, il faut ouvrir à l’inconnu, que cet inconnu entre et gêne. Il faut ouvrir la loi et la laisser ouverte pour que quelque chose entre et trouble le jeu habituel de la liberté. Il faudrait ouvrir à l’impie, à l’interdit pour que l’inconnu des choses entre et se montre. Chez Roland Barthes il n’y a pas ça, il n’y a pas de mouvement de cette sorte, des pulsions adolescentes plus fortes que soi, qui traversent ce qui se présente. Roland Barthes a dû être adulte tout de suite après l’enfance. Les dangers de l’adolescence, il ne les a pas traversés[1].
Dans ce chapitre, qui commence par mettre en question la réception de son récit La Maladie de la mort par les écrivains masculins, Duras expose son idée de l’amour et de la sexualité et ce faisant, prend Barthes pour cible de ses critiques. Quelques années plus tard Duras a, de nouveau, condamné Barthes dans son roman Yann Andréa Steiner : « Je vous ai dit aussi que je n’arrivais pas du tout à le lire, que Roland Barthes pour moi c’était le faux de l’écrit et que c’était de cette fausseté qu’il était mort[2] ». Cette évaluation (ou plutôt dévaluation) peut provenir d’une jalousie, comme l’ont suggéré Hervé Algalarrondo et Tiphaine Samoyault dans leurs livres[3], mais ici, nous laisserons de côté ce probable triangle amoureux. Revenons sur la citation tirée de La Vie matérielle. Dans ce texte assez difficile, qu’il faudrait lire soigneusement dans son intégralité sans se borner aux passages concernant Barthes, Duras considère que les hommes sont tellement effrayés par l’hétérosexualité, laquelle suppose un abîme irréconciliable entre les hommes et les femmes, qu’ils se renferment sur eux-mêmes, en aspirant consciemment ou inconsciemment au « deuil absolu de la femme[4] ». Selon cette conception de l’amour, Duras apprécie davantage l’hétérosexualité en ce qu’elle exige sans cesse l’effort ingrat d’approcher l’autre sexe ou l’inconnu, tandis qu’elle reproche à l’homosexualité masculine sa nature narcissique ou autarcique. Ses propos peuvent être compris comme une critique de l’homosexualité en faveur de l’hétéronormativité. Mais la réalité n’est pas aussi simple puisqu’elle considère que tous les hommes sont potentiellement homosexuels : « [l]es hommes sont des homosexuels. Tous les hommes sont en puissance d’être des homosexuels, il ne leur manque que de le savoir, de rencontrer l’incident ou l’évidence qui le leur révélera[5] ». Outre la dichotomie entre homosexualité et hétérosexualité, il existe également une dichotomie entre homme et femme chez Duras, et le fait que ces deux réalités s’entremêlent en rend la compréhension difficile. Ce qu’affirme Duras serait plutôt proche d’une critique de l’homosocialité. Pour reformuler son argument, un homme homosexuel comme Barthes serait incapable de s’abandonner à son désir d’amour, et s’en défendrait toujours par son intellect. L’opposition séculaire entre les émotions et la raison, entre littérature et critique, entre langage poétique et langage analytique, est ici mise en valeur. Et c’est, injustement, au nom de l’homosexualité que Duras blâme Barthes de prendre du recul face à l’amour pour en faire un objet d’analyse. Barthes, homosexuel, n’ose jamais transgresser la loi afin de toucher à l’altérité, de sorte que son écriture, en s’adaptant au code linguistique, peut être qualifiée d’« immobile » et de « régulière ». En effet, aux yeux de Duras pour qui la syntaxe importe moins que les mots, et qui, volontiers et même volontairement, ne respecte pas la grammaire pour exprimer les choses et s’exprimer directement, l’écriture de Barthes est intellectuelle, indirecte et loin d’être transgressive. Dans un entretien avec Xavière Gauthier, Duras dit très clairement que « [l]e mot compte plus que la syntaxe. C’est avant tout des mots, sans articles d’ailleurs, qui viennent et qui s’imposent. Le temps grammatical suit, assez loin[6] ».
Aussi discutables que soient certaines de ses remarques sur l’homosexualité, la conception que se fait Duras de l’écriture – comme tension entre le mot et la grammaire conçue comme loi du langage – n’est pas dénuée de pertinence, et trouve même un certain écho dans les réflexions de Barthes lui-même. Par exemple, dans un texte qu’il consacre à Philippe Sollers, il parle de la prédominance de la loi sur les mots :
On peut se demander : par quoi l’humanité a-t-elle commencé ? le Mot ou tout de suite la Phrase ? J’imagine que les hommes sont venus d’emblée et en même temps au Langage, à la Phrase, à la Loi ; et que la brillance du mot, sa sensualité cernée, le retour civilisé du Référent, ne peuvent survenir au discours que comme un désordre conquis. Je note aussi que, contrairement à la Phrase, le mot solitaire, le Mot-Roi ne s’offre à aucune « interprétation » ; c’est la Loi, c’est le sens qui s’interprètent ; c’est avec la Phrase, avec le sens, que commence la guerre sanglante des langages[7].
Au commencement, il y a déjà le langage, la phrase ou la loi. Barthes ne suppose pas, ou n’admet pas comme un préalable, un dehors du langage. Il n’y a pas de hors-langage. Il pourrait dire, à l’instar de Wittgenstein : « Les frontières du langage signifient les frontières de mon monde[8] ». À l’inverse de la vision de Duras, « la brillance du mot » survient après-coup dans le discours pour troubler l’ordre du langage. Il en résulte alors que la stratégie de Barthes consiste – rappelons-nous sa fameuse devise – à « tricher avec la langue » ou à « tricher la langue[9] ». Barthes précise de plus dans Roland Barthes par Roland Barthes que « quoi que ce soit venu du langage pouvait faire trembler le langage[10] ». Sans oublier, bien évidemment, l’impact de Brecht qui a marqué Barthes tout au long de sa vie. L’effet de distanciation ou de distancement permet d’éviter l’identification émotive du spectateur avec les personnages représentés afin de garder un œil critique sur la situation socio-politique qui domine leur vie. Autrement dit, cela permet au spectateur de rester au niveau du langage analytique. Par ailleurs, le conflit entre la partisane des mots jaillissants sans ordre et le défenseur du métalangage apparaît de façon un peu anecdotique dans Roland Barthes par Roland Barthes :
j’étais content d’avoir publié (endossant la niaiserie apparente de la remarque) que « l’on écrit pour être aimé » ; on me rapporte que M. D. a trouvé cette phrase idiote : elle n’est en effet supportable que si on la consomme au troisième degré : conscient de ce qu’elle a été d’abord touchante, et ensuite imbécile, vous avez enfin la liberté de la trouver peut-être juste (M. D. n’a pas su aller jusque-là)[11].
Barthes insiste ici sur la nécessité d’un détour intellectuel pour trouver la bonne phrase, la « phrase juste ».
Duras relie cette question du langage, ou plus précisément de la normativité du langage, à celle de la sexualité, en tenant pour homosexuels ceux qui ne se risquent jamais à transgresser cette normativité dans le dessein d’atteindre, à tâtons, l’inconnu. En effet l’écriture durasienne devient, comme on le sait, de plus en plus raréfiée, abrupte, saccadée et violente dans ses dernières années. En voici un exemple, tiré de son texte Écrire, concernant justement « l’inconnu » : « C’est l’inconnu qu’on porte en soi : écrire, c’est ça qui est atteint. C’est ça ou rien[12] ». Selon Duras, c’est la peur de l’inconnu qui retiendrait Barthes de transgresser les normes du langage. Cette lecture trouve un écho dans l’exergue du Plaisir du texte : « La seule passion de ma vie a été la peur ». Mais chez Barthes, cette peur ne relève pas d’une simple inhibition : elle s’inscrit dans une stratégie de mise à distance, fondée sur l’ironie et la lucidité critique.
La couleur
Barthes, craintif et apeuré, n’aurait-il donc jamais une seule fois tenté de (se) sortir de la Loi, du monde langagier qui l’enveloppe entièrement ? Aurait-il toujours été obéissant et ne se serait-il livré qu’à des jeux littéraires narcissiques à l’intérieur du code linguistique ? La réponse est, bien sûr, négative. Sa volonté d’échapper aux règles du langage ou à la syntaxe s’exprime clairement dans des concepts tels que le Non-vouloir-saisir et le Neutre, ainsi que dans son intérêt pour le haïku. En plus de ces éléments, il en existe un autre susceptible de libérer la sexualité, y compris la sienne, de la loi : la couleur. En 1973, Barthes écrit dans « Variations sur l’écriture » que « la couleur, c’est la pulsion » et développe cette idée dans Roland Barthes par Roland Barthes :
L’opinion courante veut toujours que la sexualité soit agressive. Aussi, l’idée d’une sexualité heureuse, douce, sensuelle, jubilatoire, on ne la trouve dans aucun écrit. Où donc la lire ? Dans la peinture, ou mieux encore : dans la couleur. Serais-je peintre, je ne peindrais que des couleurs : ce champ me paraît libéré également de la Loi (pas d’Imitation, pas d’Analogie) et de la Nature (car en somme toutes les couleurs de la Nature ne viennent-elles pas des peintres ?)[13].
Ces passages pourraient être lus comme une critique de Duras, qui considérait les mots transgressifs et hors syntaxe comme des expressions de pulsions sexuelles. On retrouve les mêmes arguments dans des textes des années 1970 comme « Aujourd’hui, Michelet », « Sémiographie d’André Masson » et les deux textes qu’il consacre en 1979 au peintre américain Cy Twombly (« Sagesse de l’art » et « Cy Twombly ou Non multa sed multum ». Déjà dans Sade, Fourier, Loyola et dans un entretien tenu peu après sa publication en 1971, Barthes formule exactement la même idée, à savoir qu’« en Occident, la sexualité ne se prête très pauvrement qu’à un langage de transgression[14] ». Et il poursuit ainsi dans cet entretien en 1971 : « mais faire de la sexualité un champ de transgression c’est encore la tenir prisonnière d’un binaire (pour/contre), d’un paradigme, d’un sens[15] ». Et, selon Barthes, c’est surtout le cas de l’homosexualité dont le langage et la pratique restent prisonniers de paradigmes tels que « actif/passif », « possédant/possédé », « niqueur/niqué », « tapeur/tapé[16] ». De fait, l’idée que la couleur au lieu de la transgression puisse apporter la libération sexuelle n’est pas nouvelle chez Barthes, mais provient de son adolescence :
En classe, autrefois, il fallait lutter pour être comme les autres, il fallait normaliser son corps, faire à la petite société du lycée l’oblation de sa bonne main (je dessinais, par contrainte, de la main droite, mais je passais la couleur de la main gauche : revanche de la pulsion) ; une exclusion modeste, peu conséquente, tolérée socialement, marquait la vie adolescente d’un pli ténu et persistant : on s’accommodait et on continuait[17].
Selon Duras, Barthes n’aurait pas traversé les dangers de l’adolescence. En effet ce « pli ténu et persistant » n’est sans doute pas un danger, mais certainement une cicatrice ineffaçable laissée par la lutte pour son identité, sa singularité et sa marginalité. Ce n’est rien d’autre qu’une trace de ses pulsions adolescentes. Le conflit entre le dessin et la couleur ainsi que celui entre la raison et l’émotion existent depuis longtemps en Occident : comme l’a bien montré Jacqueline Lichtenstein dans son livre éclairant, La Couleur éloquente[18] : l’origine de ces conflits remonte à l’Antiquité où s’affrontaient la philosophie et la rhétorique, la pensée platonicienne et celle d’Aristote. L’adolescent Barthes s’inscrit lui-aussi dans cette tradition occidentale, mais, comme on le sait, dans les années 1970, il pratique la peinture en composant uniquement par l’usage des couleurs sans dessiner les contours. Comme on l’a souvent souligné, cette pratique quotidienne du dessin en couleur est le résultat de ses séjours au Maroc et au Japon. Et il est également connu que dans ces deux pays, Barthes a eu des relations sexuelles avec de jeunes gens. Ses dessins en couleur montrent sans aucun doute la libération de son homosexualité. En outre, il est difficile de négliger le fait que son texte sur le Maroc, Incidents, est parfois abondant en notations de couleurs. En voici quelques exemples :
Un jeune moricaud, chemise crème-de-menthe, pantalon vert amande, chaussettes oranges, et des chaussures rouges, visiblement très souples[19].
Un jeune nègre comme poudré de blanc (presque blanc de noir) avec un anorak rutilant[20].
Un vieux paysan en djellaba brune (couleur profonde de haillon) porte en bandoulière une énorme tresse de gros oignons vieux-rose[21].
Ces descriptions qui se présentent sous la forme de ce que Barthes appelle des « anamnèses » ne sont pas nécessairement des phrases ordonnées, régies par la syntaxe, mais elles correspondent plutôt aux « mots » solitaires dont parlait Duras. Pour Barthes, l’homosexualité, quelle que soit la manière dont elle est décrite, se transforme rapidement en un stéréotype exigé par la société. À ce titre, il n’est pas étonnant qu’il ait compté non pas sur le discours, mais sur la couleur, qu’il considérait comme antagoniste de la loi.
Le blanc : couleur adamique
C’est à partir des années 1970 que Barthes a commencé à faire référence à la couleur, à peindre de façon quotidienne en utilisant de nombreuses couleurs, mais il y a une couleur que Barthes avait privilégiée dès ses premiers écrits. Est-il nécessaire de préciser qu’il s’agit du « blanc » ? À l’époque coloniale, alors que la guerre faisait rage en Indochine et allait commencer sous peu en Algérie, ou encore que Franz Fanon affirmait dans Peau noire, masques blancs que la couleur blanche n’était plus une couleur neutre, pure et innocente mais bien un symbole de l’impérialisme, Barthes a l’imprudence de proposer la notion d’« écriture blanche » dans Le Degré zéro de l’écriture. Comme on le sait, cette « écriture blanche » est de nature utopique, indépendante des circonstances historiques, des classes et normes sociales, de tout usage conventionnel du langage, bref, c’est l’écriture naissante, libre de toute idéologie. Relisons la déclaration de Barthes :
Dans ce même effort de dégagement du langage littéraire, voici une autre solution : créer une écriture blanche, libérée de toute servitude à un ordre marqué du langage. […] Il s’agit de dépasser ici la Littérature en se confiant à une sorte de langue basique, également éloignée des langages vivants et du langage littéraire proprement dit. Cette parole transparente, inaugurée par L’Étranger de Camus, accomplit un style de l’absence idéale du style ; l’écriture se réduit alors à une sorte de mode négatif dans lequel les caractères sociaux ou mythiques d’un langage s’abolissent au profit d’un état neutre et inerte de la forme ; la pensée garde ainsi toute sa responsabilité, sans se recouvrir d’un engagement accessoire de la forme dans une Histoire qui ne lui appartient pas[22].
Si le blanc, couleur neutre, est défini comme libérateur du normatif, Barthes n’oublie pas l’évidence que le blanc peut rapidement se salir avec le temps. Cette nouvelle écriture ne peut rester à jamais immaculée, mais se positionne tôt ou tard dans la société comme une forme, une norme ou une idéologie. Il en conclut que :
[m]alheureusement rien n’est plus infidèle qu’une écriture blanche ; les automatismes s’élaborent à l’endroit même où se trouvait d’abord une liberté, un réseau de formes durcies serre de plus en plus la fraîcheur première du discours, une écriture renaît à la place d’un langage indéfini[23].
Si Barthes qualifie cette nouvelle écriture de la Modernité de « blanche », ce n’est peut-être pas seulement pour montrer sa nature pure et innocente, mais aussi pour souligner combien elle est sujette à la contamination. Autrement dit, l’écriture blanche n’est-elle pas destinée à la mise en couleur ?
Ce jugement n’a apparemment rien à voir avec la question de la sexualité. Cependant, en relisant ces passages sur l’écriture blanche après la lecture de ses textes ultérieurs, on pourrait supposer que la couleur blanche, telle que Barthes la définit, renvoie aussi à une libération sexuelle. Dans la conclusion du Degré zéro de l’écriture, Barthes déclare ainsi : « [L’écriture littéraire] se hâte vers un langage rêvé dont la fraîcheur, par une sorte d’anticipation idéale, figurerait la perfection d’un nouveau monde adamique où le langage ne serait plus aliéné[24] ». Il va de soi que « le langage rêvé » dont il est question ici n’est rien d’autre que l’écriture blanche. Généralement, le « nouveau monde adamique » désigne le monde d’avant la division des langues, division provoquée par l’effondrement de Babel ; mais, dans le contexte du Degré zéro de l’écriture, l’expression renvoie à la création d’un nouveau langage universel qui puisse surmonter la division des langues et des classes sociales causée par la naissance de la bourgeoisie, et, par-là, à la réalisation d’une société civile parfaitement homogène, sans lutte des classes. Barthes utilise de temps en temps cet adjectif « adamique ». Par exemple, en 1973, dans le texte intitulé « La division des langages », il écrit ceci : « l’écriture apparaît bien comme une pratique de contre-division des langages ; image sans doute utopique, en tout cas mythique, puisqu’elle rejoint le vieux rêve de la langue innocente, de la lingua adamica des premiers romantiques[25] ». De même, dans Roland Barthes par Roland Barthes, il compte parmi les figures du Neutre « le langage adamique » ainsi que « l’écriture blanche, exemptée de tout théâtre littéraire[26] ». Mais c’est seulement dans son cours au Collège de France consacré au « Neutre » en 1977-78 que Barthes relie pour la première fois cette figure d’Adam à la question de la sexualité. Ainsi, en Orient, en Occident, en Égypte et en Chine, Adam aurait été longtemps considéré comme « premier homme androgyne ». Et l’androgyne est, à la différence de l’hermaphrodite qui suppose en principe la génitalité, une des figures du Neutre, « réunion de la virilité et de la féminité en tant qu’elle connote l’union des contraires[27] », l’« [a]bolition des dualismes[28] », « un mélange, un dosage, une dialectique, non de l’homme et de la femme […], mais du masculin et du féminin[29] ». Il en est de même, pour lui, de l’identité individuelle qui n’est pas fixe mais transmuable, dans la mesure où elle se compose de divers éléments mobiles et modifiables. Mais, en se référant à Baudelaire et à Freud, Barthes va ici plus loin que l’idée d’une sexualité malléable au point d’abolir le dualisme des genres. Il reprend d’abord le propos de Baudelaire sur la vie de De Quincey dans ses Paradis artificiels :
De Quincey […] a remercié la Providence […] d’avoir eu ses premiers sentiments modelés par les plus douces des sœurs et non par ses horribles frères toujours prêts aux coups de poing […]. En effet, les hommes qui ont été élevés par les femmes ne ressemblent pas tout à fait aux autres hommes […]. Le bercement des nourrices, les câlineries maternelles, les chatteries des sœurs, surtout des sœurs aînées, espèce de mères diminutives, transforment, pour ainsi dire, en la pétrissant, la pâte masculine. L’homme qui, dès le commencement, a été longtemps baigné dans la molle atmosphère de la femme, dans l’odeur de ses mains, de son sein, de ses genoux, de sa chevelure, de ses vêtements souples et flottants […] y a contracté une délicatesse d’épiderme et une distinction d’accent, une espèce d’androgynéité, sans lesquelles le génie le plus âpre et le plus viril reste, relativement à la perfection dans l’art, un être incomplet[30].
Comme si Barthes, en citant Baudelaire, s’avouait ainsi lui-même comme androgyne, en raison d’une enfance caractérisée par l’absence du père et la présence des femmes. Il reprend ensuite la fameuse analyse de Freud à propos d’un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci. Comme on le sait, cette théorie explique la genèse des tendances homosexuelles chez les hommes par l’absence du père et l’attachement intense à la mère. Freud affirme ainsi :
Chez tous nos homosexuels hommes, il y eut dans la première enfance, oubliée plus tard par l’individu, une liaison érotique très intense à une personne féminine, généralement la mère, suscitée ou favorisée par la tendresse excessive de la mère elle-même, confortée de plus par un retrait du père dans la vie de l’enfant. […] Le garçon refoule l’amour pour la mère, en se mettant à la place de celle-ci, en s’identifiant avec la mère et en prenant sa propre personne pour le modèle à la ressemblance duquel il élira ses nouveaux objets d’amour. Il est ainsi devenu homosexuel ; à vrai dire il a glissé en arrière dans l’autoérotisme[31].
Barthes, tout en traitant ouvertement l’androgyne comme une figure du Neutre, semble parler explicitement de sa propre homosexualité. Pour lui, l’homosexualité, contrairement à la définition courante, est une androgynéïté en tant que dialectique entre le masculin et le féminin. Et, comme l’a souligné Freud, elle aurait été fortement liée à son amour pour sa mère.
Il n’est pas du tout sûr que Barthes ait déjà envisagé cette idée d’une homosexualité déconstruisant la différence fixe entre homme et femme lorsqu’il a proposé l’écriture blanche comme nouveau langage adamique dans Le Degré zéro de l’écriture. La relation entre le « blanc » comme couleur utopique liée à l’homosexualité et à l’amour de la mère, et les diverses « couleurs » comme libération des pulsions sexuelles, appellerait un examen approfondi. On se propose de conclure en proposant une interprétation.
Dans la société moderne, divisée dans tous les sens du terme, le « blanc » qui ne saurait conserver sa pureté est inévitablement entaché d’un sens, d’un paradigme, d’une norme, bref d’un stéréotype. Barthes, qui en était conscient, a rêvé avec ferveur d’un monde adamique, mais il a en même temps osé souiller le « blanc » d’une variété de couleurs, afin que ce monde adamique ne devienne pas la seule valeur absolue ou simplement la « loi ». Autrement dit, pour éviter que le « blanc », qui représente son attachement à sa mère, ne devienne une loi absolue, Barthes a peut-être confié la libération de ses propres pulsions sexuelles, qui ne sont pas liées à sa mère, à une variété de couleurs. Pour simplifier encore, on peut dire qu’il y a chez Barthes à la fois une attitude platonicienne aspirant au « blanc » comme non-couleur, et une attitude aristotélicienne cherchant à pratiquer le maquillage ou la rhétorique des couleurs. En tout état de cause, comme Barthes n’a jamais abordé de front sa propre sexualité, il ne peut s’agir ici que d’une interprétation. Toutefois, le passage suivant de La Chambre claire pourrait conforter quelque peu cette interprétation. Rappelons-nous que, dans ce livre, Barthes appelle clairement sa mère Henriette « ma Loi intérieure[32] » :
[J]’ai toujours l’impression que, […] dans toute photographie, la couleur est un enduit apposé ultérieurement sur la vérité originelle du Noir-et-Blanc. La Couleur est pour moi un postiche, un fard[33] […].
Notes
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Marguerite Duras, La Vie matérielle [1987], in Œuvres complètes, tome IV, Paris, Gallimard, coll. « Pléiade », 2014, p. 327-328. ↑
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Marguerite Duras, Yann Andréa Steiner [1992], in ibid., p. 781. ↑
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Hervé Algalarrondo, Les Derniers jours de Roland B., Paris, Stock, 2006 ; Tiphaine Samoyault, Roland Barthes, Paris, Seuil, 2015. ↑
-
Marguerite Duras, La Vie matérielle [1987], in op.cit., p. 326. ↑
-
Ibid., p.325. ↑
-
Marguerite Duras avec Xavière Gauthier, Les Parleuses [1974], in Œuvres complètes, tome III, Paris, Gallimard, coll. « Pléiade », 2014, p. 7. ↑
-
Roland Barthes, Sollers Écrivain, [1979], in Œuvres complètes, tome V, Paris, Seuil, 2002, p. 611. ↑
-
Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, traduction, préambule et notes de Gilles-Gaston Granger, Paris, Gallimard, 1993, p. 93. ↑
-
« Malheureusement, le langage humain est sans extérieur : c’est un huis clos. On ne peut en sortir qu’au prix de l’impossible : par la singularité mystique, telle que la décrit Kierkegaard, lorqu’il définit le sacrifice d’Abraham, comme un acte inouï, vide de toute parole, même intérieure, dressé contre la généralité, la grégarité, la moralité du langage ; ou encore par l’amen nietzschéen, ce qui est comme une secousse jubilatoire donnée à la servilité de la langue, à ce que Deleuze appelle son manteau réactif. Mais à nous, qui ne sommes ni des chevaliers de la foi ni des surhommes, il ne reste, si je puis dire, qu’à tricher avec la langue, qu’à tricher la langue. Cette tricherie salutaire, cette esquive, ce leurre magnifique, qui permet d’entendre la langue hors-pouvoir, dans la splendeur d’une révolution permanente du langage, je l’appelle pour ma part : littérature ». Roland Barthes, Leçon, [1978], in Œuvres complètes, tome V, Paris, Seuil, 2002, p. 432-43) ↑
-
Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes [1975], in Œuvres complètes, tome IV, Paris, Seuil, 2002, p. 628. ↑
-
Ibid., p. 680. ↑
-
Marguerite Duras, Écrire [1993] in Œuvres complètes, tome IV, op. cit., p. 866. ↑
-
Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes [1975], in Œuvres complètes, tome IV, Paris, Seuil, 2002, p. 716. ↑
-
Roland Barthes, « Digressions » [1971], in Œuvres complètes, tome III, Paris, Seuil, 2002, p. 1000. ↑
-
Idem. ↑
-
Idem. ↑
-
Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes [1975], in Œuvres complètes, tome IV, Paris, Seuil, 2002, p. 675. ↑
-
Jacqueline Lichtenstein, La Couleur éloquente, Flammarion, 1999 [1989]. ↑
-
Roland Barthes, Incidents [1987], in Œuvres complètes, tome V, Paris, Seuil, 2002, p. 958. ↑
-
Idem. ↑
-
Ibid., p. 960. ↑
-
Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, [1953], in Œuvres complètes, tome V, Paris, Seuil, 2002, p. 217. ↑
-
Ibid., p. 218. ↑
-
Ibid., p. 224. ↑
-
Roland Barthes, « La division des langages » [1973], in Œuvres complètes, tome I, Paris, Seuil, 2002, p. 360. ↑
-
Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes [1975], in Œuvres complètes, tome IV, Paris, Seuil, 2002, p. 707. ↑
-
Roland Barthes, Le Neutre, Cours au Collège de France (1977-1978), texte établi, annoté et présenté par Thomas Clerc, Paris, Seuil/IMEC, 2002, p. 240. ↑
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Ibid., p. 242. ↑
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Idem. ↑
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Ibid., p. 242-243. ↑
-
Sigmund Freud, « Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci » [1909], in Œuvres complètes : Psychanalyse, volume X, 2éd, Paris, PUF, 2009, pp. 125-126. ↑
-
« Elle, si forte, qui était ma Loi intérieure, je la vivais pour finir comme mon enfant féminin. », Roland Barthes, La Chambre claire [1980], in Œuvres complètes, tome V, Paris, Seuil, 2002, p. 848. ↑
-
Ibid., p. 855. ↑