Hervé Guibert publie son premier livre, La Mort propagande, en 1977, suite de récits porno-poétiques dans un certain air du temps, qui se cherchent une singularité en mettant à l’épreuve la langue normative[1]. Il s’inscrit par là même dans la tentation d’une littérature de l’extrême homosexualité, si l’on peut dire, issue de Mai 68, dans laquelle s’illustrèrent des auteurs comme Pierre Guyotat ou Tony Duvert. Le jeune écrivain glisse un exemplaire de ce livre dans la boite à lettres de Roland Barthes. Une relation se tisse entre eux et se délite lorsque l’homme de 22 ans, à la beauté séductrice mais à l’âme plaignante, laisse entendre que l’essayiste sexagénaire aurait proposé à Guibert une préface à son prochain livre contre une coucherie.

Entre les deux hommes tout semble fait pour diverger tant en termes d’ethos que de caractère. Barthes se veut un auteur probe, Guibert un écrivain fourbe. L’un entend faire de l’essai l’enjeu d’un discours de connaissance proposant une initiation heureuse à la pensée spéculative. L’autre développe une forme de récit de soi altérant l’expérience personnelle pour mieux explorer les données subconscientes, sinon borderlines, qu’elle recèle potentiellement. L’année même où Guibert publie son premier ouvrage, La Mort propagande, en 1977, le terme d’autofiction apparaît sous la plume de Serge Doubrovski et définit un certain type de récits de soi appelés à se développer, entre autres dans l’oeuvre du jeune écrivain[2]. Les échanges entre Barthes et celui-ci relèvent d’une relation manquée. Roland Barthes entend établir sa version des faits dans une lettre adressée à Guibert, Fragments pour H, et laver l’outrage en délivrant une leçon de savoir-être au jeune écrivain, insolent autant qu’ambitieux, ramené par son aîné au statut de paysan du Danube.

Guibert n’hésite pas à mettre en scène dans ses récits des célébrités de son temps, Isabelle Adjani ou Michel Foucault, ami du premier cercle. La figure de Barthes fait une éphémère apparition, comme parfois certaines guest stars traversent la scène d’un film, dans le roman L’Incognito[3], sous le nom de Roland Tarbes. Le double autofictionnel de Guibert rapporte un conseil que lui aurait donné l’essayiste: recourir le plus tôt possible aux gigolos de manière à dissocier cette pratique de la question de l’âge. En 1985, Guibert publie dans la revue L’Autre journal une lettre de Barthes en date de décembre 1977, la présentant comme envoyée à une « connaissance » sans préciser qu’il en est le récipiendaire et, avec elle, celui de l’ire magistrale, tout en euphémismes perfides, qu’elle contient.

Fragments pour H: la forme noble du fragment, familière à Barthes et propre aux moralistes, est mise au service d’une exécution. Ne reste plus, du fautif, qu’une lettre – H pour Hervé – comme écrite à la hache. Sa violence intrinsèque autant que la personnalité littéraire des deux écrivains expliquent sa fortune éditoriale. Le texte est à la fois édité au Seuil en 2002 dans le cinquième tome des Œuvres complètes de Barthes et chez Gallimard en 2015 dans le recueil posthume des articles écrits pour la revue L’autre journal par Guibert mort en 1991. La formule la plus importante est ce « vivre selon la littérature » adressé au jeune Guibert. Si elle rappelle une tradition spéculative qu’ont pu illustrer Paul Valéry et Proust, la pensée de Barthes confère toutefois une importance au corps, ses émois et émotions, ses impulsions et ses requêtes dans l’exercice de la conversation avec l’autre.

L’autre, en l’occurrence Guibert, n’est pas une simple présence intellectuelle mais un être de chair et de capillarité, une présence vive, un phénomène de résonances gestuelles, oculaires, vocales avec lesquelles il s’agit d’entrer en symbiose. Le corps fait partie intégrante de l’échange. Le jeune Guibert, à la séduisante beauté, serait-il un benêt s’il n’en a pas conscience? Barthes penche plutôt, dans le cas de son interlocuteur, pour un narcissisme à tendance hystérique.

Par delà le sentiment d’offense, cette lettre revêt ainsi comme une dimension propédeutique. C’est une véritable petite Leçon au Collège de France que le sexagénaire adresse à l’écrivain impétrant, d’une amicale cruauté, à l’égale de l’offense éprouvée par lui-même. La lettre fragmente une amitié en sept éclats tranchés, sept paragraphes, autant dire tout un monde, qui sépare désormais les deux hommes.

Premier fragment, l’acte d’accusation: la méchanceté, ou portrait de Guibert en petit Satan. Elle concerne moins le fond du propos – le corps de Barthes comme objet indésirable – que l’enjeu même de la formulation, l’objet s’effaçant derrière son intention: « faire du mal » à l’autre en explicitant une évidence. Guibert serait dans la paraphrase mal intentionnée de Barthes lui-même quand il surjoue sa répulsion à l’égard du corps de ce dernier. Portrait de l’écrivain impétrant en copiste grossier.

Deuxième fragment, ou la réponse du berger au berger: « L’ai-je vraiment désiré? Peut-être ai-je joué à le désirer». Barthes oriente son propos vers une casuistique du désir et de sa représentation qui s’inscrit dans la ligne de Fragments d’un discours amoureux, ouvrage qui vient de paraître. Si cette référence semble seyante, la casuistique étant la marque d’un esprit de finesse, ll n’en va pas de même pour celle employée à l’encontre de Guibert, une « mauvaise foi » à l’allure sartrienne doublée d’une parole l’explicitant sur un mode trivial: « Il désirait quelque chose de mon esprit, de mon écriture, mais disait « attention! Je choisis les bons morceaux, qui me conviennent, que je peux touche »(85). À la grossièreté du comportement incriminé correspond l’usage d’un registre burlesque, signifiant à quel point le jeune Guibert se singeait lui-même. Si pour Barthes la vexation est encore vive, elle est aussi en état de travail: à même le texte, des parenthèses interrogent la logique potentielle de la situation, comme une auto-analyse propre à dégager quelque élément de positivité malgré tout. « Je jouais donc (peut-être) à le désirer par attachement à l’image d’un contrat juste ». Barthes aurait réglé son comportement sur celui de Guibert en inversant la cible. L’un désire l’esprit de l’autre qui désire le corps de l’un dans une relation équivoque de la part de l’un et l’autre. Le fragment s’achève sur un néologisme qui fait d’un manque une substance, « inamoureux ». Ainsi substantivé, le sujet Guibert n’est pas plus aimant qu’aimable et comme définitivement atteint de quelque impuissance du coeur. Barthes tenterait ainsi de sauver ce qui, au terme de cette relation ratée, lui reste d’amour-propre, à défaut d’amour de soi.

Le troisième fragment décline à sa façon ce règlement de compte qui consiste à faire de l’autre le témoin muet d’un monologue intérieur : jeu retors qui consiste à exclure le coupable du champ du raisonnement – tu ne mérites pas ma parole – tout en tenant un discours à double sens qui l’y intègre – tu la liras quand même. La déclinaison subtile du désir et de ses manifestations physiques est au centre de d’un fragment qui entend distinguer, en matière d’expression physique du désir, le sensuel – s’accorder au corps de l’autre – et le génital – posséder ce corps. Le plaignant bote en touche: toucher n’est pas coucher. Cet éloge de la nuance se comprend à la manière d’une litote visant à stigmatiser les esprits grossiers qui s’y laissent prendre. « Distinguer: ne pas être interdit//être accessible ». La leçon de savoir-être, qui revêt des allures de casuistique précieuse, se double d’un leçon de savoir-faire à l’adresse de celui qui entend écrire mais ne pondère pas son rapport au langage. La formule finale de ce fragment recouvre l’expression d’un idéal autant que celle d’un soufflet, selon qu’elle concerne l’écrivain lui-même ou celui qui aimerait le devenir: « vivre ainsi tout en nuances. »

À l’exercice de méditation succède dans le quatrième fragment un dispositif scénographe qui vise à dramatiser l’outrage. L’ironique le dispute au traumatique dans la reconstitution de la scène. L’épouvante de l’un en temps réel – portrait de Guibert se réfugiant au fond de l’appartement suite à un geste perçu comme déplacé – suscite celle de l’autre en temps d’écriture. Le fragment n’est plus celui d’une ataraxie que cultivent les précédents, mais de la restitution d’une honte cuisante, éprouvée par Barthes et restituée par la violence de mots dénués de toute onction. Le malentendu tourne au micro-trauma: être soi-moi identifié à un « sauteur » et un « salaud ». Le fragment marque la manière dont Barthes travaille la scène de sorte à s’en détacher depuis la charge d’humiliation dont elle demeure le noyau. La littérature – Sartre, Genet – est associée dans la phrase conclusive à un usage des parenthèses comme symptomatique: elle devient une sorte de valeur-refuge où se mettre entre parenthèse de l’hystérie supposée d’autrui.

Le fragment suivant approfondit cette idée. Le Professeur Barthes délivre une véritable leçon à l’élève Guibert auquel il attribue un zéro pointé – leçon de français distinguant des niveaux de langue, de sens, d’intention et plus généralement d’éducation. Gare aux confusions en la matière. La dénotation et la connotation divergent selon que l’on emploie l’expression de Barthes, « mes lèvres sur sa main », et avec elle l’onction, fût-elle détournée, d’une certaine foi, ou celle de « ma langue sur sa peau », et avec elle la dimension baveuse de quelque drague expéditive. La nuance de Barthes est d’autant plus cruelle qu’elle a pour fonction d’exclure l’interlocuteur du cercle élitaire de la littérature. L’appartenance à celle-ci ne se décrète pas: seule la domination du langage la définit, les nuances et accords subtils qu’elle rend possibles dans l’expérience de l’être au monde. Il ne suffit pas d’écrire pour « vivre selon la littérature »: adressé à l’écrivain supposé par quelqu’un qui peine à revendiquer ce statut, la formule revêt une valeur d’exécution. On ne s’auto-proclame pas écrivain: encore faut-il atteindre la maîtrise de la langue – un savoir-faire – et l’exigence d’un ethos – un savoir-être – qui seules en sont les garantes. L’élève Guibert est doublement recalé. Vivre selon la littérature, c’est se soumettre à quelque ordre du monde alternatif dont seule la langue offre la mesure parce qu’elle en détermine les lois et en circonscrit des expériences qualifiantes, au risque d’effrayer les béotiens s’ils n’en saisissent pas les codes.

Le fragment 6 concentre l’expression d’un micro-trauma, l’image dégradée d’un sujet que l’autre renvoie de lui-même. Portrait de Guibert en être de contresens qui, faute d’usage et d’esprit de finesse, se méprendrait sur les gestes de l’autre et ses intentions, sans mesurer l’offense qu’il inflige. Là où le sujet Barthes entend conclure un pacte d’amitié tendre selon un rituel d’adoubement, il est comme renvoyé à sa propre obscénité. La Carte du Tendre le cède à la drague de drugstore. Fragments d’un discours amical: est-il une amitié envisageable qui ne s’exprime par la présence des corps, selon un protocole variable? Laelius, de amicita… La réaction de Guibert concernant les intentions de Barthes équivaudait à sa disqualification littéraire. Il est l’homme des contresens, celui qui, ne sachant lire l’autre, en froisse le texte, voire, horribile auditu, en déchire la partition.

Au fragment 7 échoit alors l’élément lazaréen du propos, qui consiste à renaître à l’autre depuis l’épreuve du deuil marquant l’absence de toute « consistance charnelle ». Comme parfois dans la parole de Barthes, le propos policé recouvre la subtile vacherie. Cet épisode l’aura convaincu de l’inconsistance de son destinataire, à surjouer de la sorte ses attitudes. C’est alors le devenir fantôme de l’autre qui est plaisamment acté – « je verrai son corps à peu près comme je vois celui de Georges Marchais à la TV ». Ce dernier, alors secrétaire-général du Parti Communiste Français, constitue une victime collatérale de l’humour caustique de Barthes en figurant une sorte de repoussoir absolu, tant physiquement que politiquement. À cette perfidie mâtinée d’autodérision succède toutefois le temps du deuil de l’amitié, un devenir fantôme de l’un à l’autre pour seule relation.

Laconique, le dernier paragraphe acte l’ensemble de la lettre sur un mode paradoxal, se lisant comme un pardon qui serait d’autant plus prévisible qu’il recouvrirait de la part de Barthes un processus d’indifférence dont seules s’accommodent les amitiés légères. Passé le temps de la cicatrisation, elles ne laissent pas de traces. « À bientôt (dis-je quant à moi) ». Le temps du quant à soi est arrivé et celui de se revoir suspendu dans le vague d’une formule de politesse qui peut tout aussi bien se lire, tant les effets de la scène vécue restent encore à venir, comme son propre antonyme. In cauda venenum. C’est l’inconséquence prêtée à son jeune interlocuteur qui est de nouveau visée dans le sous-texte de la relation entre Barthes et Guibert. Comment reprocher verbalement à l’autre son indifférence – sa « politesse un peu lasse » de vieux maître – et se tenir violemment à l’écart de lui quand il entend manifester quelque geste d’attention particulier?

Ces fragments illustrent la personnalité d’un Barthes à la fois vulnérable – on s’en doutait – et combatif – on le redécouvre. Chaque fragment constitue une subtile variation autour d’un même motivation, attester l’indignité de l’autre au regard de soi-même: portrait de Guibert en petit satan (fragment 1), en galopin attardé (fragment 2), en béotien (fragment 3), en vibrions (fragment 4), en rustre (fragment 5), en pervers (fragment 6), en fantôme (fragment 7), en rien (fragment 8).

Le jeune écrivain rencontrera quant à lui son véritable Maître, avec lequel il nouera une relation d’amitié profonde, en la personne de Michel Foucault. Certains de ses travaux, autour du souci de soi, entreront en résonance avec la question de l’autofiction telle que l’appréhende l’écrivain. La leçon de Barthes aurait-elle toutefois porté ses fruits? Tout au moins a-t-elle laissé certaines traces dans l’oeuvre de Guibert si l’on en juge par le dialogue post-mortem qu’il entretiendra avec lui dans deux ouvrages – c’est à la fois peu mais conséquent dans l’oeuvre d’un écrivain disparu à 36 ans. Ainsi de l’attachement conjoint à la photographie et à la mère dans L’lmage fantôme (1981), avec La Chambre claire comme hypotexte dominant. Ainsi encore des Fragments d’un discours amoureux comme référence-clef de Fou de Vincent (1989).


Notes

  1. La Mort Propagande, éditons Régine Deforge, 1977.
  2. Fils, éditions Galilée, 1977.
  3. L’incognito, Gallimard, 1989.