S’interroger sur l’homosexualité de Roland Barthes conduit à ne pas faire abstraction de la vie de l’écrivain et à voir comment elle se reconfigure et s’écrit dans l’œuvre[1]. Si « le temps amoureux a une forme : c’est le fragment [2]», celle de l’espace du désir est peut-être le théâtre. Le désir, chez Barthes, se dit souvent en lien avec le théâtre et une certaine théâtralité. Mais l’homosexualité n’est pas qu’affaire de désir, ni d’amour, et le théâtre et les arts de la scène plus généralement sont, au-delà de l’individu Barthes et de son œuvre, un élément culturel et politique important du milieu gay. Dans « Derrière le masque[3] », Mathieu Messager souligne la puissance métaphorique et symbolique de l’accessoire scénique qu’est le masque considéré comme une force de suspension de la binarité de genre construite dans le langage, et avec lesquelles Barthes ruse dans ces textes. Si le masque est un cache c’est aussi un outil de diction (et Barthes n’est pas sans ignorer cette fonction) le théâtre dans son ensemble entendu comme art de la représentation, espace collectif et structure du regard construit et offre un cadre à l’énonciation de l’homosexualité. Dans les Mythologies les allusions à l’homosexualité présentent en filigrane[4], s’énoncent dans une entreprise post-brechtienne de démystification de la théâtralité bourgeoise et s’ancrent donc dans un mouvement du négatif qui, si des objets de désir se signalent, empêchent pourtant à ceux-ci d’être vécus et éprouvés sur un mode heureux puisque la posture du mythologue est intenable. Après l’expérience du théâtre que fait Barthes dans les années 1950, où Brecht tient une place importante, le théâtre sort de la scène pour ensuite irriguer le rapport au texte[5]. Au mouvement du négatif mortifère du critique des Mythologies répond dans toute une deuxième partie de l’œuvre l’élaboration d’un théâtre textuel utopique où l’homosexualité peut enfin avoir une plus large part.

Une étude des lieux

L’homosexualité, chez Barthes est associée à des lieux souvent en lien de manière plus ou moins ténue avec le théâtre. Nous proposons donc d’ébaucher dans un premier temps une géographie non exhaustive et nécessairement incomplète[6]. Un des premiers lieux de l’homosexualité énoncé par Barthes est la Grèce qui apparaît comme un idéal à la fois politique et érotique. La Grèce est mentionnée une première fois en 1933 dans un texte intitulé « En marge du Criton ». Dans ce texte le désir homosexuel de Socrate pour Alcibiade et plus largement pour ses disciples apparaît à peine voilé et le plat de figues que ses disciples proposent à Socrate apparaît comme la métaphore du sexe[7], ainsi que le remarque Barthes lui-même dans la préface qu’il rédige de ce texte en 1974. À la fin du pastiche rédigé par Barthes, Socrate s’embarque sur un bateau vers Épidaure. Sans transformer ce texte en un destin d’écriture, le motif utopique du bateau que l’on retrouvera ensuite dans l’œuvre avec le vaisseau Argo ou le Nautilus de Jules Verne, est déjà présent dans un de ses premiers textes. Ce motif positif et heureux préfigure le concept utopique de l’idiorrythmie[8] que Barthes développe dans son cours Comment Vivre Ensemble, puisque Socrate et ses disciples, dans « En marge du Criton », « goûtaient tous silencieusement la douce émotion d’être libres, d’être seuls [9]». On retrouve dans cette phrase, l’idée de l’idiorrythmie comme mode de vivre ensemble à la fois solitaire et commun, sauf qu’ici l’idiorrythmie est associée explicitement à la question du désir. De plus, dans le pastiche, l’ultime question posée par Phèdre à Socrate « Et l’Histoire ? [10] » pourrait être celle posée à tout récit utopique entendu comme récit de l’élaboration d’une société idéale construite ex nihilo par un premier geste de destruction. La réponse négligente que fait Socrate – « bah, Platon arrangera cela ! [11] » – avant de se tourner vers les figues et le vin tend à montrer de manière humoristique qu’ici le plaisir de la chair prévaut sur le souci politique qui, on peut le penser, est relégué à l’arrivée sur terre, à Épidaure, dans un lieu de théâtre donc. À cet égard « En marge du Criton » fonctionne de manière programmatique puisqu’en effet, le théâtre sera pour Barthes l’espace d’une utopie politique éprouvée et vécue dans les années 1950 mais déjà avant, lorsqu’il se rend lui-même en bateau à Épidaure avec les autres élèves du Groupe de Théâtre Antique de la Sorbonne. En effet, si la Grèce est associée autant à l’homosexualité qu’à la philosophie, l’autre motif auquel elle fait écho est bien sûr le théâtre.

En octobre 1936, Roland Barthes fonde avec son ami Jacques Veil, le Groupe de Théâtre Antique de la Sorbonne qui se donne pour objectif de mettre en scène les œuvres du programme de licence de lettres classiques[12]. À l’occasion de la création de ce groupe qui prend une ampleur internationale, les étudiants font une tournée en Grèce en juillet et en août 1937 et y jouent Amphitryon de Sophocle et Les Perses d’Eschyle.

Platon Mavromoustakos pense que « cette représentation improvisée est peut-être la première représentation attestée d’une pièce antique dans le théâtre d’Asclépios à Épidaure[13] ». La Grèce n’est cependant pas un lieu cantonné à un temps précis, celui du Groupe de Théâtre Antique de la Sorbonne, c’est un motif qui s’ancre dans un moment de la vie de Roland Barthes mais qui ensuite se déplace dans le reste de l’œuvre.

Dans « En Grèce », Barthes fait le récit le récit d’un coup de foudre singulièrement collectif entre tout le groupe (« nous ») et un jeune berger (« il ») et non entre Barthes et le jeune berger comme on aurait pu s’y attendre :

[…] nous n’avons vu de beau qu’un berger de seize ans ; il avait des mèches blondes, des yeux bleus, un profil pur et un air de vénusté répandu sur tout lui ; c’était Charmide, c’était Lysis, Clinias ou Antolycos ; dans Egine, il gardait ses bêtes ; il nous a tendu en souriant de grosses grappes de raisin, et partout autour, l’air éclatait de soleil, et sur la terre brune brillait une rosée fraîche jusqu’à l’acidité[16].

C’est le lieu qui encadre et détermine ici la rencontre qui se termine par une métaphore de la jouissance assez explicite. Au centre de ce passage, la déception avec la chute de la phrase amorcée par la précision temporelle « maintenant », finalement rattrapée dans un second temps par l’apparition d’un jeune berger. La construction de ce passage en trois temps (la recherche, la déception, l’apparition) donne la prééminence à la littérature sur le réel. A cela s’ajoute un effet d’écho entre les textes de Barthes lui-même. Tout un fil d’Ariane se dessine allant du pastiche de « En marge du Criton », à la recherche érotique de beaux pâtres grecs, jusqu’aux modèles de von Gloeden. Ce fil d’Ariane permet de mettre au jour le fait que le désir va de pair avec un imaginaire théâtral antique et s’inscrit dans un lieu double : à la fois celui des textes que Barthes étudie – lieu symboliquement matérialisé par la Sorbonne – et celui de la Grèce contemporaine où se mêle l’imaginaire de la Grèce des textes antiques.

Un autre lieu théâtral où Barthes vit plus librement son homosexualité est le monde du cabaret et du music-hall qui sont autant de formes populaires du théâtre que Barthes fréquente régulièrement. Les motifs du cabaret et du music-hall se retrouvent dans les textes de Barthes par exemple à travers la notion de « strip-tease [17]» dans Les Mythologies ou encore de « sexy[18] » dans Roland Barthes par Roland Barthes qui sont autant de manière de formuler un rapport érotique au texte et les signes d’un déplacement des lieux vers le texte. Barthes se rend souvent dans des boîtes de nuit comme en témoigne son texte « Au Palace ce soir » qui place le désir et l’observation des corps dans un ancien cadre théâtral transformé en salle de spectacle, où Barthes ne se départit pas de sa place d’observateur. Ici le lieu de théâtre traditionnel (inscrit à l’inventaire des Monuments Historiques) se mue en espace de spectacle populaire, de danse et d’érotisme qui a la particularité de ne plus faire de distinction entre la scène et la salle puisque comme le dit Barthes, « Au Palace, c’est tout le théâtre qui est la scène[19] », en même temps que ce qui fait la caractéristique du Palace c’est « d’être un lieu dévoué à la vue[20] ». Barthes peut occuper toutes les places, et c’est cette occupation totalisante de l’espace théâtral qui en fait un espace heureux. Barthes le dit : « Pour me sentir bien dans un espace, il faut en effet que je puisse aller d’un repère à l’autre [21] » et il ajoute « tel Robinson heureux sur son île, aller confortablement d’une maison à l’autre[22] ». Cette comparaison tend à faire du Palace où toutes les places sont habitables un espace utopique, renouant avec l’étymologie et la fonction initiale du théâtre, espace d’où l’on voit et espace de fête commune.

Le théâtre comme structure du désir

Le théâtre apparaît donc comme un espace heureux, mais aussi comme une méthode pour le regard. Dans un article intitulé « Le théâtre du point de vue de l’imaginaire » Octave Mannoni considère qu’« on peut dire que très souvent la vie psychique toute entière est comparée à un théâtre avec sa scène, ses coulisses et ses personnages » mais « on peut même faire, à coup sûr, l’hypothèse que, comme dans les observations de Leiris, le théâtre a en partie son origine dans le théâtral spontané[23] ». Ainsi, le théâtral n’est pas seulement un déplacement du théâtre vers la théâtralité, le signal d’un passage de la scène au texte, comme l’ont relevé dans la critique barthésienne Christophe Bident, Timothy Scheie et Andy Stafford, mais on peut penser qu’il préexiste au théâtre en tant que tel.

Dans les années 1950, Barthes est critique dramatique. L’idée d’une structure propre au théâtre qui construit le regard dans l’espace est présente dans ces critiques des années 1950. Après son expérience de la maladie en sanatorium, Barthes refréquente le monde théâtral et défend activement le théâtre de Jean Vilar avant de devenir un fervent défenseur de Bertolt Brecht. Ce retour au théâtre par le biais de Vilar et de Brecht pourrait laisser penser que Barthes s’empare du politique, de l’Histoire et délaisse la question de l’utopie érotique et amoureuse. Comme dans « En marge du Criton », Barthes serait descendu du bateau pour s’intéresser à l’Histoire. Cependant, certaines critiques nous laissent entrevoir que le théâtre est pour Barthes le lieu d’un trouble parfois érotique. Dans « Le silence de Don Juan », Barthes énonce que :

La première vertu du comédien, c’est de composer son histologie : qu’il soit graisseux, foireux, humide ou électrique, et que cet état humain de la substance soit jeté sur le proscenium, c’est-à-dire exposé à notre propre nausée, et voilà le théâtre fondé : nous nous ajoutons nous-mêmes à l’acteur, nous l’épousons de toute la répulsion ou de tout le vertige de notre corps, nous sortons d’un ordre de la lecture, de l’inscription (Comédie-Française) pour accéder à un ordre de la chair, de la mémoire.[24]

Le vocabulaire médical des humeurs s’ajoute à l’opposition théâtrale entre acteurs et spectateurs dont les places sont subverties et qui se mêlent les uns aux autres sous les feux de la rampe dans un élan collectif du désir. Plus tard, dans Roland Barthes par Roland Barthes, ce dernier écrit au fragment « Éros et le théâtre » : « Le corps de théâtre est à la fois contingent et essentiel : essentiel, vous ne pouvez le posséder (il est magnifié par le prestige du désir nostalgique) ; contingent, vous le pourriez, car il vous suffirait d’être fou un moment (ce qui est en votre pouvoir) pour sauter sur la scène et toucher ce que vous désirez. [25]»

Dans un article de 1973 intitulé « Diderot, Brecht, Eisenstein » Barthes montre comment le théâtre et la théâtralité apparaissent non pas seulement comme des motifs et des lieux dans l’écriture mais comme une structure métaphorique. Dans « Diderot, Brecht, Eisenstein », Barthes oppose d’abord le texte et la musique à ce qu’il nomme les arts dioptriques et fait du théâtre une

pratique qui calcule la place regardée des choses : si je mets le spectacle ici, le spectateur verra cela ; si je le mets ailleurs, il ne le verra pas, et je pourrai profiter de cette cache pour jouer d’une illusion : la scène est bien cette ligne qui vient barrer le faisceau optique, dessinant le terme et comme le front de son épanouissement : ainsi se trouverait fondée, contre la musique (contre le texte), la représentation.[26]

Au regard de ce passage, le théâtre apparaît comme une science de la perspective. Le théâtre devient l’étalon de l’image (et non l’inverse comme on pourrait s’y attendre) et se mue, en un sens, en un théâtre utopique. Ce théâtre n’est alors plus un lieu, il n’est pas composé ni d’acteurs, ni d’actrices, ni de décors, ni de scénographie. Il s’agit alors d’un théâtre négatif qui permet de mettre au jour une méthode, qui est en fait une méthode scopique et critique, en même que cette méthode ne se défait pas complètement chez le théoricien du Plaisir du texte, d’un rapport sensuel à l’écriture.

En même temps qu’il écrit ses critiques de théâtre, Barthes rédige les Mythologies qui en sont le pendant. Dans « Roland Barthes à l’aune des Queer and Visual Studies », Magali Nachtergael identifie un certain nombre de motifs ou de double sens qui signalent l’homosexualité comme autant d’indices à interpréter : la mythologie sur Greta Garbo, icône bisexuelle, celle sur André Gide, les métaphores du désir dans le théâtre d’Arthur Adamov, le jeu de mots ironique sur la lessive Omo ou encore les mythologies sur Gérard Philipe[27]. Mais une autre star, non du théâtre mais du cinéma, est présente (à trois reprises) dans les Mythologies et semble constituer un autre indice de cette formulation oblique de l’homosexualité : il s’agit de Marlon Brando. La vedette hollywoodienne apparaît dans « Les Romains au cinéma », « Conjugales » et « Un ouvrier sympathique ». Dans la première mythologie mentionnée, Brando est le seul qui échappe au ridicule capillaire de la frange romaine « amenée sur le seul front naturellement latin du film » qui « nous en impose sans nous faire rire[28] », dans « Un ouvrier très sympathique », il est qualifié très allusivement de « beau docker indolent et légèrement brute[29] » au moment où ce film consacre Marlon Brandon comme une icône gay[30].

Dans un entretien donné à Jean Thibaudeau pour la série des « Archives du XXe siècle » et paru dans Tel Quel en 1971, Barthes confie « je n’aime pas Racine ; je n’ai pu m’y intéresser qu’en me forçant à y injecter des problèmes personnels d’aliénation amoureuse.[31] » L’analyse structuraliste du Sur Racine « entretient avec le dernier Barthes, notamment celui des Fragments d’un discours amoureux, des liens d’anticipation[32] ». La puissance d’abstraction de la lecture structuraliste est manifeste dans l’équation devenue aujourd’hui célèbre : « A a tout pouvoir sur B. A aime B, qui ne l’aime pas.[33] ». Le recours aux lettres A et B pour rendre compte des relations de pouvoir entre les personnages, transforme les héros et héroïnes en entité mathématiques abstraites, ce qui permet de sortir les relations amoureuses raciniennes d’une lecture purement hétérosexuelle et d’ouvrir à une multiplicité de points de vue, puisque ce qui est jeu ce ne sont plus des individus mais des champs de force.

Dans ce texte Barthes distingue l’Éros sororal utopique et l’Éros- Événement, « d’ordre visuel[34] ». Cet éros est associé à la vue, à l’immédiateté et « suppose toujours une physique de l’image, une optique, au sens propre[35] ». Ce n’est alors plus seulement le théâtre qui est une science optique mais aussi le désir racinien qui construit son objet en image parce qu’il est fascination du regard, représentation de l’autre. L’optique comme science physique est une catégorie du théâtre mais aussi du désir, car « la scène érotique est théâtre dans le théâtre[36] ». L’analyse structurale du théâtre qui s’attache à la question du regard indépendamment de qui regarde, permet d’ouvrir, dans le texte classique, la possibilité, entre autres, d’une lecture homosexuelle de la passion théâtrale racinienne.

L’utopie érotique et théâtrale de Fragments d’un discours amoureux

Fragments d’un discours amoureux propose dans une certaine mesure une place heureuse et utopique à l’énonciation de l’amour gay. Dans ce livre Barthes construit un dispositif hérité de la théorie structuraliste qui laisse en suspens la question du genre des protagonistes du discours amoureux. Cette utopie de l’énonciation amoureuse n’est à nouveau pas sans lien avec le théâtre, d’abord parce que ce procédé était déjà à l’œuvre, dans le domaine critique, dans Sur Racine, mais aussi parce que la mise en page du texte est analogue à la mise en scène du théâtre brechtien qu’il a tant défendu[37], qui donne à voir les coulisses, met en exergue le discours et sa portée citationnelle (dans une perspective politique et sociale chez Brecht). Barthes offre un indice pour construire ce parallèle lorsqu’il indique que l’« argument » « en tête de chaque figure » est « instrument de distanciation, pancarte, à la Brecht[38] ». De plus, c’est l’annonce d’une voix qui ouvre l’ouvrage : « C’est donc un amoureux qui parle et qui dit [39] », conférant à ce discours le statut d’un monologue de théâtre.

L’absence de genre de l’amoureux réalise en partie le souhait de Barthes et permet de construire une « coopérative[40] » d’amoureux ouverte non pas au couple d’amants mais à tous ceux qui aiment et œuvrent à la création d’une communauté de lecteurs. Dans cet espace commun l’amour homosexuel peut trouver une place d’énonciation dans le langage et fonde ainsi une communauté qui ici n’est pas pensée comme étant uniquement homosexuelle mais plutôt ouverte à toutes les configurations de lecture. Au seuil du texte, la couverture de l’ouvrage, paru en 1977 aux Éditions du Seuil, va aussi dans ce sens puisqu’ il s’agit du détail d’un tableau du peintre florentin du XVe siècle, Andrea del Verrochio, intitulé Tobias et l’Ange qui donne à voir uniquement la sensualité d’un geste, celui du frôlement de deux mains. Si ce mouvement d’abstractions permet d’ouvrir la lecture à toutes les amours possibles, l’amour déçu de Barthes pour un autre homme – Roland Havas[41] – est bien à l’origine biographique du livre.

Pourtant l’adresse du texte n’est pas destinée à l’amant, en effet Barthes destine son texte  « Aux Lecteurs – aux Amoureux – Réunis [42] ». L’amoureux barthésien ne s’adresse pas à l’être aimé et la situation d’interlocution n’est pas duelle mais multiple, car celui « qui parle et qui dit [43] » destine son discours aux autres amoureux. La situation d’interlocution est donc biaisée et déviée de sa route initiale attendue et la communauté qui s’esquisse est en cela radicalement différente de celle que propose Maurice Blanchot dans La Communauté inavouable qui s’intéresse aux amants. L’oblique du discours amoureux barthésien n’est alors plus seulement le mode d’énonciation masqué du désir mais son mode d’interlocution.

Les Fragments s’organisent selon l’ordre arbitraire de l’alphabet et construisent ainsi un texte utopique et spiralaire parce que toujours possiblement relancé à partir de n’importe quelle figure, mais on peut aussi choisir de le lire de manière linéaire depuis la figure S’ABÎMER au VOULOIR-SAISIR, « pensée tactique » et « dernier piège » [44] de l’amoureux affichée comme un « non-vouloir-saisir [45] ». Cette lecture restitue une histoire d’amour malheureuse de fragments en fragments car l’amoureux n’est jamais payé de retour. Les Fragments peuvent donc se lire selon un axe synchronique, diachronique ou encore transversal. L’adresse du texte déjà mentionnée (« Aux Lecteurs – Aux Amoureux – Réunis ») permet de saisir la perspective oblique : lorsque l’être aimé ne se présente pas sur une scène autre que fantasmatique, alors il convient de se tourner vers ceux qui aiment aussi, les autres amoureux, ce qui signifie changer d’adresse et partant d’interlocuteur. L’axe de l’interlocution n’est donc plus cardinal mais diagonal, et le discours s’énonce de biais.

Ce déplacement latéral de l’interlocution construit une communauté discursive. Ainsi, le récit du coup de foudre collectif face au jeune berger grec qui opposait le « nous » et le « il » se retrouve dans la structure des Fragments. Au « il » qui caractérise l’être aimé fait écho la communauté des amoureux. Ce qui aurait pu apparaître comme un « je » voilé dans « En Grèce » se révèle être en fait une structure permanente ouvrant à la possibilité d’une communauté qui fait fi de l’idée bourgeoise du couple dont Barthes se moque dès les années 1950 dans Mythologies[46].

Ce dispositif latéral, qui modifie profondément la « place regardée des choses », répond à une forme d’utopie théâtrale, celle de la fête érotique qui fait renouer Barthes avec ses préoccupations théâtrales d’antan, à l’époque du théâtre populaire où la fête civique rousseauiste était un modèle important d’un point de vue politique. Le modèle de la fête théâtrale émaille à plusieurs reprises l’œuvre de Barthes et est mentionné dans « Au Palace ce soir » car cette boîte de nuit réalise un modèle « très ancien[47] ». Pierre Frantz montre dans « Le modèle théâtral civique de Rousseau dans la réflexion sur le théâtre populaire au milieu du XXe siècle [48]» que la fête rousseauiste constitue une utopie politique et esthétique pour Barthes comme pour les rédacteurs de Théâtre Populaire. Barthes rappelle à ce sujet la distinction qui existe pour lui entre le théâtre et le cinéma, le théâtre donne la « vénusté, c’est-à-dire la beauté, la désirabilité des acteurs sur la scène » (par opposition au cinéma) ce qui « fai[t]de toute visite au théâtre une fête, et une fête d’ordre érotique[49] ».

Les rôles sont subvertis et les places de regard inversées dans cette entreprise qui « pouss[e] plus loin encore la confusion des regards et des écoutes [50] ». Ce brouillage est mentionné comme un indice dès la préface qui annonce que ce livre « donne à lire une place de parole : la place de quelqu’un qui parle en lui-même, amoureusement, face à l’autre (l’objet aimé) qui ne parle pas [51] ». L’acte de parole est donc permis par la présence de l’autre comme support mais non comme allocutaire, car l’amoureux « parle en lui-même ». La parenthèse « (l’objet aimé) » précise la nature de cet autre tout en laissant entendre qu’il pourrait y avoir une confusion quant à l’identité de celui-ci car l’autre, c’est aussi le lecteur, la lectrice et ceux qui aiment.

Pour conclure

L’homosexualité de Barthes est un motif transversal mais important dans l’œuvre du critique. L’énonciation de l’homosexualité va souvent de pair chez lui avec le théâtre, mais ce compagnonnage du théâtre et de l’homosexualité s’inscrit dans un champ culturel et politique bien plus large auquel Barthes contribue et dans lequel il s’inscrit. Pour Barthes, le théâtre est à la fois un lieu, une structure et une métaphore et c’est parce qu’il est cela tout à la fois, et singulièrement, qu’il est utopique.


Notes

  1. L’idée du théâtre comme métaphore est avancée par Jean-Loup Rivière dans « La déception théâtrale » in Prétexte : Roland Barthes, colloque de Cerisy, Paris, Christian Bourgois éditeur, 2003.
  2. Tiphaine Samoyault, « Le temps amoureux » in Le Nouveau magazine littéraire, n°28, avril 2020, p. 81.
  3. Mathieu Messager, « Derrière le masque », ibid., pp. 90 à 91.
  4. Magali Nachtergael, « Roland Barthes à l’aune des Queer & Visual Studies », in Roland Barthes : Continuités, colloque de Cerisy, Paris, Christian Bourgois, 2017, p. 422.
  5. Christophe Bident, Le Geste théâtral de Roland Barthes, Paris, Hermann, 2012; Timothy Scheie, Performance Degree Zero: Roland Barthes and Theater, Toronto, University of Toronto Press, 2006; Andy Stafford, « « Mise en crise ». Roland Barthes from stage to text », in Powerful bodies: performance in French cultural studies, Victoria Best, Peter Collier (ed), Bern, New York, Peter Lang, 1999, pp. 149 à 163.
  6. Sur les lieux barthésiens du désir, voir Patrick Mauriès, « L’Itinéraire de nuit » in R/B, Roland Barthes, catalogue de l’exposition présentée au Centre Pompidou entre le 27 novembre 2002 et le 10 mars 2003, Paris, Seuil, Éditions du Centre Pompidou, IMEC, 2002, pp. 104 à 106.
  7. Magali Nachtergael, « Roland Barthes à l’aune des Queer & Visual Studies », art. cit., p. 420.
  8. Sur le lien entre théâtre et idiorrythmie voir Yue Zhuo, « Barthes politique : du théâtre à l’idiorrythmie », in Revue Roland Barthes, n°2, octobre 2015, URL : https://www.roland-barthes.org/article_zhuo.html [site consulté le 30/07/2023].
  9. Roland Barthes, Œuvres complètes, tome IV, (1972-1976), Paris, Seuil, 2002 [« En marge du Criton », 1974], p. 501.
  10. Idem.
  11. Idem.
  12. Voir Tiphaine Samoyault, Roland Barthes, Paris, Seuil, 2015, p. 148.
  13. Platon Mavromoustakos, « Théâtre en plein air et le Groupe de Théâtre Antique de la Sorbonne : Les Perses. Épidaure » in Le Double voyage Paris-Athènes, 1919-1939, Athènes, École française d’Athènes, 2018, p. 299.
  14. Dans La Coïncidence, Paris, Hermann, 2022, Christophe Corbier considère ce passage à la fois comme la variante « d’un des thèmes du mishellénisme » présent aussi chez Simone de Beauvoir, mais aussi comme l’indice d’un « imaginaire archéo-héllénique qui aiguillonne le désir » p. 65.
  15. Roland Barthes, OC I, [« En Grèce », 1944], p. 71.
  16. Idem.
  17. Roland Barthes, OC I, Mythologies, 1957, pp. 785 à 788.
  18. Roland Barthes, OC IV, Roland Barthes par Roland Barthes, 1975, p. 737.
  19. Roland Barthes, OC V [« Au Palace ce soir », 1978], p. 457.
  20. Ibid., p. 456.
  21. Ibid., p 457.
  22. Idem.
  23. Octave Mannoni, « Le théâtre du point de vue de l’imaginaire » in Un si vif étonnement, la honte, le rire, la mort, Paris, Seuil, 1998, p. 29-30.
  24. Roland Barthes, OC I, [« Le silence de Don Juan », 1954], p. 454.
  25. Roland Barthes, OC IV, Roland Barthes par Roland Barthes, 1975, p. 660.
  26. Roland Barthes, OC IV [« Diderot, Brecht, Eisenstein », 1973], p. 338.
  27. Magali Nachtergael, « Roland Barthes à l’aune des Queer & Visual Studies », art. cit., p. 422.
  28. Roland Barthes, OC I, Mythologies, 1957, p. 691.
  29. Ibid., p. 722.
  30. Marcus Leatherdale amant de Mappelthorpe mentionne cela lorsqu’il témoigne :« J’étais cuir, mais du genre rockabilly des années 50. À la James Dean ou Marlon Brando dans Sur les Quais. », in Judith Benhamou-Huet Dans la vie noire et blanche de Robert Mappelthorpe, Paris, Grasset, 2014, p. 72 (cité par Magali Nachtergael dans « Roland Barthes à l’aune des Queer & Visual Studies »). On peut ajouter que Judith Benhamou-Huet rappelle dans ce livre que les docks étaient aux États-Unis un lieu de rencontres homosexuelles masculines, p. 59.
  31. Roland Barthes, OC I [« Réponses », 1971], p. 1033.
  32. Éric Marty, « Présentation », OC II, p. 18.
  33. Ibid., p. 77.
  34. Ibid., p. 65.
  35. Ibid., p. 66.
  36. Ibid., p. 74.
  37. Je me permets de renvoyer à un autre article dans lequel j’ai développé cette idée, « L’utopie théâtrale. Traversée de l’œuvre de Roland Barthes » in Criação & Crítica, n° 30, sept. 2021, URL : https://doi.org/10.11606/issn.1984-1124.i30p202-224 [site consulté le 29/07/2023].
  38. Roland Barthes, OC V, Fragments d’un discours amoureux, 1977, p. 30.
  39. Ibid., p. 35.
  40. Ibid., p. 30.
  41. Tiphaine Samoyault, Roland Barthes, op.cit., pp. 620-621; Blake Smith, « »I love you » in Theory» in The Hedgehog Review, 25.1, Spring 2023, URL : https://hedgehogreview.com/issues/by-theory-possessed/articles/i-love-you-in-theory [site consulté le 21/07/2023].
  42. Roland Barthes, OC V, Fragments d’un discours amoureux, 1997, p. 30.
  43. Ibid., p. 35.
  44. Ibid., p. 286.
  45. Ibid., p. 285.
  46. C’est particulièrement le cas dans « Conjugales », très ironique sur la question du mariage, in OC I, Mythologies, 1957, pp. 705 à 708.
  47. Roland Barthes, OC V [« Au Palace ce soir », 1978], p. 458.
  48. Pierre Frantz, « Le modèle théâtral civique de Rousseau dans la réflexion sur le théâtre populaire au milieu du XXe siècle » in Sens public, 30/09/2019, en ligne : http://sens-public.org/articles/1431/ [site consulté le 26/07/2023].
  49. Roland Barthes, « Discussion », in Prétexte : Roland Barthes, colloque de Cerisy 1977, Paris, Christian Bourgois, 2003, p. 140.
  50. Claude Coste, « Les brouillons du Je t’aime » in Genesis (Manuscrits-Recherche-Invention), n°19, 2002, URL : https://www.persee.fr/doc/item_1167-5101_2002_num_19_1_1233, p. 113 [site consulté le 30/07/2023].
  51. Roland Barthes, OC V, Fragments d’un discours amoureux, 1977, p. 29.