En épigraphe des Fragments du discours amoureux, on peut lire : « le discours amoureux est aujourd’hui d’une extrême solitude[1] ».
Le discours amoureux des Fragments du discours amoureux est le discours que personne ne tient tout haut, que le lecteur lit à voix basse. Fragments d’un discours amoureux est un livre au secret, au secret d’une phénoménologie de la perception amoureuse dans laquelle chacun, chacune est appelé(e) à se reconnaître. Ce faisant, Barthes met en évidence une dimension du discours amoureux : plus qu’un discours inaudible, ou intenable, c’est un discours-pour-l’écriture au sens où Heidegger parle de l’être-pour-la-mort. C’est un discours qui a l’écriture pour lieu propre, pour destination naturelle, pour lieu de la ressaisie d’une conscience percevante et parlante.
Masque, voix du neutre et pacte de lecture
La personne qui parle dans Fragments se présente comme une persona, dans la longue tradition du masque qui recouvre le visage de l’acteur du théâtre antique, en dissimule et en lisse les traits, lui permet une opération de neutralisation dont je vais tenter de cerner les contours, les enjeux et les effets. La persona est également ce qu’on appelle une voix. En amont du discours, le lecteur est averti : « C’est donc un amoureux qui parle et qui dit[2] ». Il faudrait pouvoir s’attarder sur la valeur sémantique de ce « donc », un « donc » qui effectue l’opération que je viens de décrire, s’assure de manière quelque peu précipitée ou un peu trop assurée de la validité du pacte de lecture que l’introduction a méthodiquement négocié. La voix ici, métonymie rhétorique du sujet, plus encore que le masque, touche au corps dont elle laisse percevoir les moindres mouvements d’empressement ou d’agacement, les émotions les plus fugitives.
Quoi qu’il en soit, cette voix dont on a du mal à savoir si elle est narrative, lyrique ou philosophique se pare du masque du neutre, tentant une opération épochale, qui consiste à parler « autour », « à propos » de l’expérience amoureuse en évitant soigneusement toute narration : c’est la voix de l’aimant, selon la célèbre distinction grecque reprise par Platon dans le Banquet, œuvre qui occupe d’ailleurs dans le panthéon des intertextes une place de choix. Cette voix qui parle au lecteur, le prenant à témoin, est une voix qui n’est pas si éloignée de la voix de l’écriture métaphysique, de celle de l’auteur des Méditations métaphysiques par exemple. La visée de généralité que permet la neutralisation est manifeste dès la préface. Le discours amoureux des Fragments se veut tout sauf autobiographique. L’auteur s’est fixé une contrainte poétique qu’il énonce avec insistance : « Pour faire entendre qu’il ne s’agissait pas ici d’une histoire d’amour (ou de l’histoire d’un amour), pour décourager la tentation du sens, il était nécessaire de choisir un ordre absolument insignifiant[3] ».
Le pacte de lecture consiste (« donc ») en une reconnaissance de l’expérience amoureuse entrevue depuis l’intimité d’une conscience parlante et percevante, sous la forme d’un dictionnaire de figures – de tropes inclassables, si ce n’est alphabétiquement – de l’amour en tant qu’il est vécu par un sujet : « Tout autre est le discours, le soliloque, l’a parte, qui accompagne cette histoire, sans jamais la connaître[4] ». Chacun donc s’y reconnait, est appelé à s’y reconnaitre : le bonheur de la lecture des Fragments tient au-delà de l’étonnante poésie de la langue à la surprise et au plaisir du partage d’une expérience qu’on ne saurait appeler « commune » tant elle est singulière mais qui résonne d’échos que l’on pourrait être tenté de qualifier d’« universels ».
L’universalité supposée de l’expérience dont Barthes se fait le porte-voix ne doit cependant pas nous tromper et doit d’emblée être ramenée aux confins d’une culture et d’une langue, d’une tradition au sens le plus fort du terme. Les mentions marginales des intertextes sont d’ailleurs là pour manifester en contrepoint du discours amoureux des points de repère littéraires, philosophiques ou psychanalytiques. Le livre se présente comme une chambre d’échos patiemment annotés et répertoriés : clins d’œil aux amis dont les initiales apparaissent dans les marges, coups de chapeau à des œuvres littéraires mentionnées au passage – ce que Barthes a appelé dans la préface « une sorte de salut donné en passant[5] ».
Notons que les questions relatives à ce que la psychanalyse – par ailleurs constamment sollicitée – appelle « la différence sexuelle » « le choix d’objet » ne sont jamais évoquées dans le livre, même « en passant ». Elles logent pourtant au cœur des Fragments, participent de la tension depuis laquelle ils s’écrivent, de la tentation qu’ils manifestent sans la nommer. Ces questions sont inséparables du dispositif d’écriture supposément « neutre » – d’une neutralité qui s’entend comme neutralité de genre et d’orientation sexuelle.
Le premier chapitre se finit par la reconnaissance d’un contrat tacite non de lecture cette fois mais d’écriture : « Car, si l’auteur prête ici au sujet amoureux sa ‘culture’, en échange, le sujet amoureux lui passe l’innocence de son imaginaire, indifférents aux bons usages du savoir[6] ». Le sujet des Fragments pourrait-il être sans visage, un sujet au sexe pratiquement indifférent, « neutralisé » sous l’effet de la contrainte que le livre s’est fixé, celle de faire entendre la voix d’une conscience amoureuse ? De quelle « innocence » le sujet des Fragments pense-t-il pouvoir se revendiquer au passage de la transaction qu’il opère ? A mi-chemin entre fantasme et nécessité, le scripteur ne chercherait-il pas à tirer certains bénéfices du passage à l’écriture ? La forme du monologue des Fragments est par ailleurs adressée à un être dont le genre, ni le sexe ne sont précisés, véritable ne uter, qui peut être un homme, une femme, dont l’homosexualité ou l’hétérosexualité restent en apparence indéterminés et indécidables.
La voix de l’amoureux ne pourrait-elle jamais devenir la voix du neutre ? Le lecteur pourrait être tenté dans un premier mouvement inattentif ou innocent de le croire. Pourtant à y regarder de plus près, il apparaît qu’il n’en est rien. La voix du livre est une voix non seulement située mais genrée, animée d’un désir qu’elle peine à raturer ou qu’elle souhaite manifester malgré ou grâce au dispositif de neutralisation délibérément adopté et minutieusement élaboré.
Dans ce qui suit, je souhaiterais revenir sur ce qu’engage le dispositif et l’opération du « discours » amoureux dans les Fragments, sur ce qu’il dit et ce qu’il tait, ce qu’il dit entre les lignes, ce à quoi, à qui il répond et qui n’est pas étranger à la question de l’homosexualité, du désir homosexuel, la manière dont celle-ci traverse incessamment le texte et se négocie en sous-main au fil des pages.
La question du désir, celle de l’amour (qui s’en distingue) se trouvent énoncées par une première personne dont le genre et l’orientation sexuelle restent sinon inconnus, du moins indifférenciés. Autres temps, autres mœurs pour ce livre paru en 1977. Le jeu sur l’identité de genre du locuteur aussi bien que son choix d’objet ne peuvent manquer d’attirer l’attention du lecteur contemporain. Ce flou délibérément entretenu produit des effets et déclenchent des interrogations multiples. Pourquoi avoir tenu ces paramètres au secret ? Qui parle ? A qui ? Que cache cette indifférenciation de façade ? Est-ce l’inavouable homosexualité ? cet amour serait-il « inexprimable[7] » pour reprendre l’expression de Barthes lui-même dans les Fragments ? La forme de ce pas de côté, de ce clair-obscur, la manière dont le flou est entretenu autour du sujet de la sexualité en tant qu’elle ne cesse pas de ne pas s’écrire entre des êtres incarnés est au cœur des Fragments.
Malgré le caveat auto-adressé dans la préface, le texte est en effet parsemé de notations biographiques, réelles ou fictionnelles, de saynettes amoureuses : en plusieurs endroits, la grammaire dénude l’identité, sinon du locuteur, du moins de l’aimé, qui, lui, n’est pas sans visage :
Rue du Cherche-Midi, après une soirée difficile, X. m’explique très bien, d’une voix précise, aux phrases formées, éloignées de tout indicible, qu’il souhaitait parfois s’évanouir ; il regrettait de ne pouvoir disparaître à volonté. Ses paroles disaient qu’il entendait alors succomber à sa faiblesse, ne pas résister aux blessures que lui fait le monde ; mais, en même temps, il substituait à cette force défaillante une autre force, une autre affirmation : j’assume envers et contre tout un déni de courage, donc un déni de morale ; c’est ce que disait la voix de X…[8].
Une narration se tisse à demi-mots, faite de fragments, de détails, d’incises et d’incidents qui font la matière même de la vie amoureuse, son événementialité sans événement : « X… doit partir pour des semaines, et peut-être au-delà : il veut, au dernier moment, acheter une montre pour son voyage[9] ».
Cette incise dans la trame du discours – incise qui s’entend au double sens où le discours s’interrompt pour laisser la place au souvenir, à la remémoration incidente, mais également au sens où une autre voix semble se faire entendre, une voix qui ne peut jamais être dénuée d’un investissement amoureux. On pourrait gloser le choix de l’initiale du prénom suffisamment rare en français pour qu’il ne laisse que peu de doute sur l’identité probablement masculine de la personne – Xavier ? Barthes s’amuse : X, suivi plus loin par Y, ne s’avère finalement que la forme de l’anonymat alphabétique le plus strict, anonymat qui brouille les cartes, de ce qui ne se donne pas à lire comme un roman à clé. L’écriture du sujet neutre est une écriture à l’encre sympathique qui se teinte discrètement d’amour homosexuel, qui joue à cache-cache avec la curiosité mal placée mais savamment entretenue de ses lecteurs. L’homo-érotisme barthésien se joue dans les plis du discours, ou plutôt du texte, à mi-chemin entre le scriptible et le lisible. Le lecteur pressé ou lui-même éploré y prendra à peine garde. C’est bien une histoire d’amour qui s’écrit par endroit, n’en déplaise à son auteur : au chapitre « Ravissement », la voix se remémore le choc de la première rencontre : « « La première fois, je vis X… travers une vitre d’auto : la vitre se déplaçait, comme un objectif qui cherchait dans la foule qui aimer ; et puis, immobilisé par quelle justesse de mon désir ? je fixais cette apparition-là, que j’allais dès lors suivre, pendant des mois[10] ».
Logique de l’aveu ?
Dans les premières pages des Fragments, l’Homme et la Femme s’écrivent d’ailleurs avec des majuscules, à la manière de types structuraux, de personnages littéraires, dont le locuteur semble suggérer in fine qu’ils sont presque dépassés, obsolètes, comme s’ils étaient appelés à être relevés, remplacés. Au passage, un vocable est prononcé, celui de l’homme « inverti », vocable tout sauf neutre tout droit tiré de l’histoire de la psychiatrie :
Historiquement, le discours de l’absence est tenu par la Femme ; la Femme est sédentaire, l’Homme est chasseur, voyageur ; la Femme est fidèle (elle attend), l’homme est coureur (il navigue, il drague). C’est la Femme qui donne la forme à l’absence, en élabore la fiction, car elle en a le temps : elle tisse et elle chante ; Les Fileuses, les Chansons de toile disent à la fois l’immobilité (par le ronron du Rouet) et l’absence (au loin, des rythmes de voyage, houles marines, chevauchées). Il s’ensuit que dans tout homme parler qui parle l’absence de l’autre, du féminin se déclare : cet homme qui attend et qui souffre, est miraculeusement féminisé. Un homme n’est pas féminisé parce qu’il est inverti, mais parce qu’il est amoureux[11].
En cet endroit précis du texte, comme en plusieurs autres, les Fragments semblent s’efforcer de résister à la logique de l’aveu – un aveu qui s’entend au sens où l’entend Michel Foucault dans La volonté de savoir[12] paru en 1976 un an avant les Fragments d’un discours amoureux – et insensiblement y succombent.
C’est là non le moindre des paradoxes, sinon des contradictions, du texte des Fragments : ils participent d’une logique qu’avec Foucault l’on pourrait qualifier d’« extériorisation » à des fins qui ne sont pas de purification[13]. Le soliloque amoureux confine par endroits à une modalité de l’aveu qui menace de verser dans l’examen de conscience. Comment confesser sans avouer ? serait une question sous-jacente au discours des Fragments. Confesser le désir sans avouer sa nature, sinon par petites touches imperceptibles, par incises subtiles et aussitôt dissipées. Le texte infuse un certain désir dont il ne dit pas le nom. La grammaire du neutre opère à plein pour universaliser l’expérience du désir singulier, le fondre, sinon dans la norme hétérosexuelle, du moins dans une indifférenciation prétendument a-sexuelle. Les Fragments se veulent le contraire d’un roman à clé mais recèlent pourtant le secret d’un désir homo-érotique que l’écriture protège et manifeste à la fois.
Si dans les Fragments on semble loin de la pratique décrite par Foucault de l’examen-aveu liée « au devoir, lui aussi permanent, d’obéissance », on ne peut qu’être frappé par des ressemblances subreptices entre la confession du discours amoureux qui « reconnait » au moins autant qu’il est reconnu et la logique de l’aveu disciplinaire décrite par Foucault : « Si tout de ce qui se passe dans l’âme et jusqu’à ses moindres mouvements (doit être révélé à l’autre), c’est pour permettre une obéissance parfaite[14] » note l’auteur des Aveux de la chair. Ce n’est certes pas en réponse à la règle d’obéissance tirée de la pratique de l’examen de conscience établie par les premiers auteurs chrétiens des IIè et IIIè siècles que parle le locuteur barthésien. Celui-ci confesse néanmoins les « moindres mouvements » de son âme dans un geste dont l’ambiguïté ne peut pas ne pas être interrogée.
L’aveu – l’aveu du désir homosexuel et de sa pratique – tel que Foucault le définit n’est peut-être pas si éloigné qu’on voudrait le croire de la logique des Fragments :
L’aveu a été, et demeure encore aujourd’hui, la matrice générale qui régit la production du discours vrai sur le sexe. Il a été toutefois considérablement transformé. Longtemps, il était resté solidement encastré dans la pratique de la pénitence. Mais, peu à peu, depuis le protestantisme, la Contre-Réforme, la pédagogie du XVIIIè siècle et la médecine du XIXè, il a perdu sa localisation rituelle et exclusive[15].
A sa manière les Fragments pourraient se lire comme une contribution certes inattendue mais incontestable au « discours vrai sur le sexe » : la tentative barthésienne de saisir l’inédit d’une conscience amoureuse est l’une des visées explicites du livre. L’un des derniers chapitres s’intitule d’ailleurs « Vérité » : « Tout épisode de langage rapporté à la « sensation de vérité », que le sujet amoureux éprouve en pensant à son amour[16] ». La logique discursive qui est au cœur du projet barthésien peut être relue au prisme de l’obligation de tout dire (« tout doit être dit[17] ») que Foucault identifie comme le ressort princeps de l’hypothèse répressive. La logique dictionnairique qu’adopte Barthes dans les Fragments, aussi ambiguë et erratique soit-elle, pourrait renforcer la plausibilité de l’hypothèse de lecture foucaldienne de l’œuvre. Le genre indécidable des Fragments semble faire lointainement écho à la remarque précitée de Foucault : « il a perdu sa localisation rituelle et exclusive ». Et si l’aveu venait se loger ici dans le « discours » du monologue à mi-chemin entre autobiographie et littérature ?
L’auteur des Fragments aurait-il été pris à son propre piège en s’obligeant poétiquement à dire les effets de l’amour sur un sujet ? Ou le dispositif des Fragments constituerait-t-il une ruse lui permettant de ne pas tomber dans les ornières de la reconduction de « l’assujettissement des hommes[18] », œuvre dans laquelle Foucault juge que l’Occident s’est particulièrement illustré ? Ou encore une réponse tacite en forme de démenti à l’hypothèse répressive foucaldienne ?
« Déviance »
Dans le fragment intitulé « Solitude », la persona évoque sa « déviance » :
Tel l’ancien mystique, mal toléré de la société ecclésiale dans laquelle il vivait, comme sujet amoureux, je n’affronte, ni ne conteste : simplement, je ne dialogue pas : avec les appareils de pouvoir, de pensée, de science, de gestion, etc. ; je ne suis pas forcément « dépolitisé » : ma déviance, c’est de ne pas être « excité ». En retour, la société me soumet à un refoulement bizarre, à ciel ouvert : pas de censure, pas d’interdiction : je suis seulement suspendu a humanis, loin des choses humaines, par un décret tacite d’insignifiance ; je ne fais partie d’aucun répertoire, d’aucun asile[19].
Comme dans le cas de l’inversion mentionnée plus haut, nom de code de l’homosexualité dans le texte dont le signifiant reste absent à une exception près, la « déviance » dont parle la voix n’est ni explicite, ni univoque. Le champ lexical général du présent extrait fait toutefois distinctement signe vers une relégation, une répression et des instances nommées pour être immédiatement raturées : « je ne dialogue pas : avec les appareils de pouvoir, de pensée, de science, de gestion, etc. ». Ces phrases qui semblent étonnamment frappées au sceau de la dénégation (« pas de censure, pas d’interdiction ») et d’une équivoque dont il est difficile de faire sens, manifestent ce qui peut s’interpréter comme un mouvement d’autocensure massif ou du moins sa mise en scène. Le jeu que joue la voix dans ces passages est proprement indécidable : à la limite de la répression réelle et de la comédie de la répression, elle fait signe sans signifier. Le souhait exprimé par l’auteur de la préface de « décourager la tentation du sens » s’entend d’une tout autre oreille, si l’on le rapporte au refus de répondre à l’injonction d’avouer – le désir homosexuel. Faire signe entre les signes dans les plis d’un dispositif d’écriture complexe pour déjouer l’obligation normative de dire le sexuel.
La question de l’objet du désir et de l’assignation de genre est omniprésente dans les interstices des Fragments, au détour d’une citation. Au moment d’évoquer le soupir, Barthes note : « les deux moitiés de l’androgyne soupirent l’une après l’autre, comme si chaque souffle, incomplet, voulait se mêler à l’autre[20] ». Le Banquet de Platon occupe dans le massif des « lectures insistantes », comme les appelle Barthes, une place singulière. Comme les Fragments, le Banquet est une œuvre fragmentée, composée d’une suite dramatisée de discours sur l’amour, interrompus par l’arrivée intempestive du plus séduisant des Grecs, Alcibiade. La présence spectrale du Banquet est manifeste même quand le dialogue platonicien n’est pas explicitement mentionné dans la marge des Fragments. Quand la persona déclare par exemple : « Je rencontre dans ma vie des millions de corps ; de ces millions je puis en désirer une centaine ; mais de ces centaines, je n’en aime qu’un[21] », elle reprend tout en la transformant la forme rhétorique de l’une des thèses les plus célèbres du Banquet : l’amour des tous les beaux corps fait signe vers l’amour d’un corps et, in fine, vers l’amour suprême du Beau.
Le sous-texte platonicien sert et étaye un dispositif homo-érotique au secret, dispositif que je qualifierais de subliminal, de quasi-hypnotique. Le désir charnel de la multiplicité des corps d’hommes qu’évoque le Banquet, qu’il met en scène de la manière la plus explicite qui soit, est un désir dont nul n’ignore la valence homosexuelle et la haute plus-value culturelle et philosophique – et ce quoique le personnage féminin de la magicienne de Mantinée, Diotime, se trouve au centre du dialogue et que son discours prime sur tous les discours sur l’amour, y compris sur celui de Socrate qui lui cède la parole au détour d’une prosopopée légendaire. Comme pour confirmer l’implicite de l’intertexte platonicien que je viens d’évoquer, une note en bas de page à la page suivant rappelle : « Proust : scène de la spécialité du désir : rencontre de Charlus et de Jupien dans la cour de l’Hôtel de Guermantes (au début de Sodome et Gomorrhe)[22] ». Dans le corps du texte de la même page, est posée une question rhétorique dont l’analyse grammaticale ne laisse guère la place à l’ambiguïté :
C’est là une grande énigme dont je ne saurai jamais la clé : pourquoi est-ce que je désiré Tel ? Pourquoi est-ce que je le désire durablement, langoureusement ? Est-ce tout lui que je désire (une silhouette, une forme, un air) ? Ou n’est-ce seulement qu’un morceau de corps ? Et, dans ce cas, qu’est-ce qui dans ce corps aimé, a vocation de fétiche pour moi ? La coupe d’un ongle, une dent un peu cassée en biseau, une mèche, une façon d’écarter les doigts en parlant, en fumant[23] ?
La forme qui spectralement se dégage de la description barthésienne n’est pas celle d’un corps féminin.
Jouir de la connivence
Plus loin, la duplicité du dispositif s’énonce en toutes lettres quoique de manière oblique dans la section intitulée « Cacher » : « Je suis pris dans un double discours dont je ne peux sortir. » Dans ces pages consacrées au secret, l’ambiguïté du geste est énoncée : « Larvatus prodeo : je m’avance en montrant mon masque du doigt : je mets un masque sur ma passion, mais d’un doigt discret et retors) je désigne ce masque[24] ». Les lunettes noires servent à « cacher » les turbulences, la « fureur » dont le sujet est pris. Elles cachent à la fois le regard et manifestent quelque chose du trouble du sujet. Le dispositif dans ces pages est d’ailleurs commenté passim :
Les signes verbaux auront à charge de taire, de masquer, de donner le change : je ne ferai jamais état, verbalement, des excès de mon sentiment. N’ayant rien dit des ravages de cette angoisse, je pourrai toujours, quand elle aura passé, me rassurer de ce que personne n’en aura rien su. Puissance du langage : avec mon langage je puis tout faire : même et surtout ne rien dire.
Je puis tout faire avec mon langage, mais non avec mon corps. Ce que je cache par mon langage, mon corps le dit. Je puis à mon gré modeler mon message, non ma voix. A ma voix, quoi qu’elle dise, l’autre reconnaitra que « j’ai quelque chose ». Je suis menteur (par prétérition), non comédien. Mon corps est un enfant entêté, mon langage est un adulte très civilisé[25]…
Le dispositif discursif des Fragments est in fine celui d’une parole de contrebande, d’une parole qui énonce et cache à la fois, qui masque en parlant. Le discours amoureux est l’occasion de n’en rien dire de la manière la plus expressive qui soit. Quelque chose du corps qu’on serait tenté de désigner comme « jouissance », catégorie barthésienne s’il en est, est constamment en jeu dans l’opération de la parole qui parle pour n’en rien dire. Il s’agit de passer pour la persona entre les gouttes comme on dit vulgairement : « N’ayant rien dit des ravages de cette angoisse, je pourrai toujours, quand elle aura passé, me rassurer de ce que personne n’en aura rien su. » Il s’agit d’une part de se refuser à avouer, de ne rien vouloir en dire ; de l’autre, de jouir de rester pratiquement indétectable, inlocalisable pour reprendre un thème foucaldien, dans la manifestation expresse de son désir. « Larvatus prodeo » : la persona avance masquée et évite les écueils de l’aveu mais non la jouissance de la confession. Elle tire du tour qu’elle joue, qu’elle nous joue, qu’elle se joue à elle-même une jouissance inexprimable, à la limite non de la perfidie mais d’une légère et délicieuse perversité.
A la connivence, la persona consacre d’ailleurs une entrée. Elle précise : « Connivence : connivere : veut dire en même temps : je cligne de l’œil, je fais un clin d’œil, je ferme les yeux[26] ». « Fermer les yeux pour voir » écrit Joyce. Ou plus précisément dans le présent cas, fermer les yeux, cligner de l’œil pour donner à voir, donner à voir sans être vu. Les Fragments s’écrivent à la manière d’une lettre volée d’amour homosexuel : son évidence est la meilleure protection contre son dévoilement.
Même si les Fragments peuvent le cas échéant être l’objet d’une identification de lecture hétérosexuelle, ils sont parsemés d’invitations identificatoires d’un autre ordre :
Celui/celle avec qui je peux bien parler de l’être aimé, c’est celui/celle qui l’aime autant que moi, comme moi : mon symétrique, mon rival, mon concurrent (la rivalité est une question de place). Je peux alors enfin commenter l’autre avec qui s’y connait : il se produit une égalité de savoir, une jouissance d’inclusion ; dans ce commentaire-là l’objet n’est ni éloigné ni déchiré ; il reste intérieur au discours duel, protégé par lui[27].
Le désir du même sexe s’écrit à mots à peine masqués au détour d’une référence au Banquet :
Socrate : Je me suis donc paré afin d’être beau pour aller auprès d’un garçon beau. » Je dois ressembler à qui j’aime. Je postule (et c’est cela qui me fait jouir) une conformité d’essence entre l’autre et moi. Image, imitation : je fais le plus de choses possible comme l’autre. Je veux être l’autre, je veux qu’il soit moi, comme si nous étions unis, enfermés dans le même sac de peau, le vêtement n’étant que l’enveloppe lisse de cette matière coalescente dont est fait mon imaginaire amoureux[28].
Ce jeu de dupes qui ne trompe qu’à moitié produit une jouissance qui naît de la furtivité de ce qui est entr’aperçu par l’autre, de ce que la persona aura laissé échapper. Le dispositif des Fragments est un dispositif de jouissance, savamment réglé, quand même il échappe à son auteur. Ce premier régime de jouissance est pourtant sans commune mesure avec celui qu’autorise l’image très explicite, voire explosive du « même sac de peau ». L’écran de fumée que rend possible la neutralité supposée de la voix qui parle – comme si elle ne se s’identifiait à aucun genre en particulier, comme si elle ne disait rien de ses choix d’objet –, se déchire brutalement par endroits pour laisser entrevoir la violence d’un désir homosexuel qui défie toute bienséance. Au chapitre « Union », l’allusion sous couvert de glose sémantique est on ne peut plus explicite au détour de la métaphore séminale filée : « je rêve que nous jouissons l’un de l’autre selon une appropriation absolue ; c’est l’union fruitive, la fruition de l’amour (ce mot est pédant ? Avec son frottis initial et son ruissellement de voyelles aigues, la jouissance dont il parle s’augmente d’une volupté orale ; le disant, je jouis de cette union dans la bouche)[29] ». La crudité de l’image est redoublée par le jeu de mots : une paronomase visuelle (fruitive/furtive) double la paronomase (fruition/frottis). La jouissance trouve dans la langue, aux limites de « lalangue » lacanienne, le lieu de sa réalisation imaginaire.
Le texte des Fragments est proprement queer, et ce, avant la lettre : il relève d’un régime d’écriture complexe qui laisse ouvert et masque incomplètement non seulement l’identification de genre du scripteur/locuteur, mais également de ses objets de désir. Les assignations de genre se trouvent constamment brouillées sous l’effet de rapt du désir ainsi que le note explicitement la voix, laissant le lecteur déboussolé mais néanmoins passablement « excité » pour reprendre le mot que Barthes cité plus haut : « (Du modèle archaïque subsiste cependant une trace publique : l’amoureux – celui qui a été ravi – est toujours implicitement féminisé)[30] ».
A quoi bon ce jeu érotique reconduit de page en page ? A l’entrée « Entretien », la voix donne le début d’une réponse qui se lit là encore entre les lignes d’une énonciation poreuse et ambiguë :
Et puis, de il, je passe à on ; j’élabore un discours abstrait sur l’amour, une philosophie de la chose, qui ne serait donc, en somme qu’un baratin généralisé. Refaisant de là le chemin inverse, on pourra dire que tout propos qui pour objet l’amour (quelle qu’en soit l’allure détachée) comporte fatalement une allocution secrète (je m’adresse à quelqu’un, que vous ne savez pas, mais qui est là, au bout de mes maximes). Et Barthes d’ajouter : Dans le Banquet, cette allocution existe peut-être : ce serait Agathon qu’Alcibiade interpellerait et désirerait, sous l’écoute d’un analyste, Socrate[31].
Barthes l’écrit à demi-mots et cette vérité – comme celle de l’amour homosexuel – ne peut jamais qu’être « mi-dite » : il nous baratine. Le discours amoureux fait la part belle au « potin » auquel la voix consacre d’ailleurs un fragment. Potin odieux qui fait de l’autre un référent insupportable à l’amant. Dans un autre passage du livre, la persona rêve qu’il « fait un cours « sur » l’amour ; l’auditoire est féminin[32] », précise-t-elle non sans humour. En baratinant, elle parle à l’amant, celui qui dans la Grèce antique est appelé l’éromène (éroménon), ce jeune homme engagé dans un couple pédérastique avec un homme adulte (l’éraste). Dans l’entrée « Potin », la persona distingue entre « deux linguistiques obligées », « celle de l’interlocution (parler à un autre) et celle de la délocution (parler de quelqu’un[33]) ». Il est difficile de dire de quelle linguistique procède précisément les Fragments parce que le dispositif discursif est celui d’une adresse indirecte qui hésite, oscille entre ces deux linguistiques obligées, pour tenter de s’affranchir de l’injonction binaire qu’elle recèle.
Dans Fragments d’un discours amoureux, Barthes se défend donc d’écrire une histoire d’amour, se refuse à écrire l’histoire d’un amour. On apprend pourtant que le livre a été composé à la suite d’une peine d’amour dévastatrice. En faisant mine de s’adresser au tout venant à l’occasion d’une méditation sur l’expérience amoureuse, la voix vise en même temps un lecteur en particulier qui peut-être ne lira pas le livre. Dans la foule anonyme du lectorat se trouve un sujet dont le nom n’est pas prononcé au-delà d’une lettre de l’alphabet et qui se reconnaîtra ou pas, un homme dont la voix parle à demi-mots et auquel elle s’adresse entre les lignes. La reconnaissance du secret, qui semble coïncider pour Barthes avec la formule même du désir, est au cœur du dispositif énonciatif.
La voix énonce ce qu’elle désigne comme le « paradoxe difficile » de sa position : « je puis être entendu de tout le monde (l’amour vient des livres, son dialecte est courant), mais je ne puis être écouté (reçu « prophétiquement ») que des sujets qui ont exactement et présentement le même langage que moi[34] ». L’échappatoire au solipsisme de l’amoureux éconduit qu’a trouvée Barthes : celle de s’adresser à une communauté d’amoureux solitaires, éperdus non sans avoir au passage érotisés tous ses lecteurs, tous genres confondus.
Par leur mode de composition et d’adresse, les Fragments se lisent entre les lignes, de manière discontinue, presque tabulaire par endroits. Le méta-discours, le commentaire spéculatif sur sa propre méthode aussi bien que l’insinuation du secret à peine secret de son désir, affleure constamment sous la trame du discours amoureux, sous couvert d’un discours thétique et méditatif.
L’inexprimable amour, fût-il homosexuel, n’est cependant pas la reconduction du mythe romantique de l’échec du langage :
Ce qui bloque l’écriture amoureuse, c’est l’illusion d’expressivité : écrivain, ou me pensant tel, je continue à me tromper sur les effets du langage : je ne sais pas que le mot « souffrance » n’exprime aucune souffrance et que, par conséquent, l’employer, non seulement c’est ne rien communiquer, mais encore, très vite, c’est agacer (sans parler du ridicule). Il faudrait que quelqu’un m’apprenne qu’on ne peut écrire sans faire le deuil de sa « sincérité » (toujours le mythe d’Orphée : ne pas se retourner[35].
Au terme de ce parcours en forme de relecture des Fragments, il apparaît que l’amour (homosexuel) est inexprimable au moins pour deux raisons : d’abord parce que l’amour dans le sillage d’une critique wittgensteinienne du langage ne veut rien dire dans la langue, ne communique rien ; ensuite parce que l’amour dans les pas des Foucault, ne fait qu’avouer, que répondre à l’exigence d’aveu, de normativité répressive. Ce que l’objet révèle du désir du sujet, au-delà de ce que la psychanalyse appelle le choix d’objet ou l’objet partiel, ne trouve pas à s’exprimer, sauf à risquer de perdre « un peu de son Imaginaire[36] », comme l’écrit Barthes. Le désir homosexuel s’écrit à peine dans les Fragments, se signifie et se signe dans les failles, les interstices, obliquement. Rémanence que l’on pourrait croire romantique, le fragment permet un double régime de lecture, un régime louche. « Vouloir écrire l’amour », écrit Barthes, « c’est affronter le gâchis du langage[37] » et ajouterais-je le gâchis de la norme sexuelle qui échoue à appréhender ce que tout amour a de singulier, d’unique, en deçà ou au-delà même de l’objet. A quoi bon écrire les Fragments ? Pour témoigner de l’impossible et de l’absent, de ce qui a été perdu au passage de l’objet qui scintille à l’horizon du désir, condition de sa relance possible : « Savoir que l’on n’écrit pas pour l’autre, savoir que ces choses que je vais écrire ne me feront jamais aimer de qui j’aime, savoir que l’écriture ne compense rien, ne sublime rien, qu’elle est précisément là où tu n’es pas – c’est le commencement de l’écriture[38] ».
Notes
- Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Œuvres complètes, tome V (1976-1980), Paris, Seuil, 2002, p. 27. ↑
- OC V [Fragments d’un discours amoureux, 1977], p. 37. ↑
- OC V, [Fragments d’un discours amoureux, 1977], p. 32. Je souligne. ↑
- Ibid. ↑
- OC V {Fragments d’un discours amoureux, 1977], p. 33. ↑
- Idem. ↑
- OC V [Fragments d’un discours amoureux, 1977], p. 129. ↑
- OC V [Fragments d’un discours amoureux, 1977], p. 39. ↑
- Ibid., p. 84. ↑
- Ibid., p. 237. ↑
- Ibid., p. 41-42. ↑
- Michel Foucault, Histoire de la sexualité, tome 1, La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 78 et sq. ↑
- A propos de ce que Foucault appelle « La nécessité de l’aveu » : « Pourtant, il (Cassien) accorde aussi au seul fait de l’extériorisation verbale un effet de tri et une vertu de purification » (Michel Foucault, Les aveux de la chair, Paris, 2018, Gallimard, p. 140). ↑
- Ibid., p. 143. ↑
- Michel Foucault, Histoire de la sexualité, tome 1, La volonté de savoir, op. cit. , p. 84. ↑
- OC V [Fragments d’un discours amoureux, 1977], p. 281. ↑
- Michel Foucault, Histoire de la sexualité, tome 1, La volonté de savoir, op. cit. , p. 28. ↑
- Ibid., p. 81. ↑
- OC V [Fragments d’un discours amoureux, 1977], p. 261. ↑
- Ibid., p. 43. ↑
- Ibid., p. 48. ↑
- Ibid., p. 49. ↑
- Idem. ↑
- OC V [Fragments d’un discours amoureux, 1977], p.72-73. ↑
- Ibid., p. 73-74. ↑
- Ibid., p. 75. ↑
- Idem. ↑
- OC V [Fragments d’un discours amoureux, 1977], p. 165. ↑
- Ibid., p. 277. ↑
- Ibid., p. 253. ↑
- Ibid., p. 103-104. ↑
- Ibid., p. 217. ↑
- Ibid., p. 228. ↑
- Ibid., p. 261. ↑
- Ibid., p. 130-131. ↑
- Idem. ↑
- OC V [Fragments d’un discours amoureux, 1977], p. 131. ↑
- Ibid., p. 132. ↑