Commençons par la biographie, avant d’aller vers le biographique[1]. Évoquant les années 1974-1978 de la vie personnelle de Barthes, Marie Gil réunit quelques fils qui n’ont rien d’épars et forment même un réseau affectif précis : « Dans le patchwork des amitiés […], il y a un tissu Renaud Camus[2] ». Faisant allusion à la diversité des fréquentations mondaines de Barthes à cette époque, elle insiste sur l’importance particulière (selon elle) de la « relation » de Barthes et de Camus qui se seraient fréquentés « assidûment », en particulier durant le mois qui a précédé le départ de Barthes en Chine, soit au début de leur rencontre, avant de connaître un éloignement « pendant une période de presque deux ans, de la fin de l’année 1976 jusqu’à l’automne de 1978 », puis de reprendre avec le temps des cafés à l’Apollinaire et des soirées au Palace, aux Bains ou chez Camus, rue du Bac, et, bien sûr au séminaire du Collège de France dont Camus est un fidèle, comme aux déjeuners des samedis qui le suivent[3]. Et, en ce qui concerne les œuvres, en 1995, Jan Baetens pouvait affirmer, non sans quelques arguments, qu’il n’y avait pas, « à l’origine, d’écrivain plus immédiatement barthésien que Renaud Camus[4] ».

Ont-ils été amants ? Il n’est pas indécent de se poser la question : les biographes le laissent entendre, très parisien secret de polichinelle[5]. Camus a dit et répété régulièrement à quel point il avait aimé Barthes, tout ce qu’il a représenté pour lui, ce qui ne l’a jamais empêché d’être en même temps critique et distant à l’égard de l’homme et surtout de sa légende rattrapée par le conformisme consensuel, réticences souvent épidermiques qui ne rendent que plus sincères les hommages récurrents[6]. Barthes, pour sa part, a laissé dans ses pages intimes l’instantané cursif d’un jeune homme aussi insaisissable que désirable — Camus est né en 1946. Au Flore, le 3 septembre 1979, « Renaud C. passe, tout bleu, des yeux à la chemise ; je ne connais pas d’être moins métaphysique — c’est-à-dire plus ‘‘ironique’’ (avec le léger désagrément que cela comporte)[7] ». Entre tendresse et dépit[8]?

Quoi qu’il en soit, que Barthes ait préfacé, la même année, le livre qui est (et veut être) résolument le manifeste de la parole gay contemporaine, saine et joyeuse, contre la passéiste et doloriste homosexualité, Tricks, voilà qui ressemble fort à une déclaration publique, sinon d’amour, du moins de réelle complicité dans ce goût des corps masculins qui les réunit l’un et l’autre désormais explicitement et publiquement[9]. Barthes et Camus forment bien un couple dans l’histoire française des discours et des pratiques publics d’une certaine intimité, dont « homosexualité » est le nom d’usage donné à l’une d’entre elles, l’une des plus polymorphes et des plus labiles.

Il faut donc partir de ce texte essentiel que Barthes, du reste, ouvre par une petite mise au point générale, malicieuse et même quasi cynique, à destination sans doute de ses amis intellectuels du monde des arts et de l’édition, réponse anticipée, par exemple, au futur Femmes du trop cher Philippe Sollers[10]:

« L’homosexualité choque moins, mais elle continue à intéresser; elle en est encore à ce stade d’excitation où elle provoque ce que l’on pourrait appeler des prouesses de discours. Parler d’elle permet à ceux ‘‘qui n’en sont pas’’ […] de se montrer ouverts, libéraux, modernes; et à ceux ‘‘qui en sont’’ de témoigner, de revendiquer, de militer. Chacun s’emploie, dans ses sens différents, à la faire mousser[11] ».

Mais avant d’entrer dans l’analyse du texte, il convient de revenir sur une étrange légende que Louis-Jean Calvet, dans sa biographie de 1990[12] semble avoir été le premier à proposer, selon laquelle Barthes n’aurait pas lu le livre qu’il a préfacé, pratique dont il aurait été coutumier à en croire une rumeur à laquelle Calvet fait allusion[13] et qui sert d’ailleurs de point de départ à Camus lui-même dans son récit.

Rappelons la situation. Camus se trouve à San-Francisco et, le dimanche 13 août 1978, il dîne avec deux beaux Américains, Tony et Jeremy, l’un et l’autre universitaires littéraires, dans l’idée bien arrêtée d’une partie de sexe avec le plus jeune, ou avec les deux (Trick XXXI). Au restaurant, ces messieurs parlent de Barthes puisque, avant de partir, Jeremy « avait feuilleté avec attention le numéro de Creatis que lui avait montré Tony[14] » — le lecteur averti reconnaît le texte sans titre publié un an plus tôt par Barthes pour commenter des photographies de Daniel Boudinet[15]. L’interrogeant sur la pratique de la préface par l’illustre sémiologue, Camus répond :

« […] il y a beaucoup de petits textes de lui qui se promènent comme ça dans la nature. Il a toute une théorie perverse de la faute professionnelle, qu’il m’a expliquée un jour : il aime l’idée de faire des préfaces, par exemple, à des livres qu’il n’aimerait pas, ou qu’il aimerait mais qui seraient indéfendables, d’écrire quelque chose sur eux par amitié, ou par amour. Une espèce de cadeau[16] ».

S’appuyant sur cette citation, Calvet explique que Camus a, en fait, « tendu un piège » à Barthes en lui demandant de préfacer un livre qui met ainsi en cause sa crédibilité et dans le panneau duquel il serait tombé. La preuve, selon Calvet? La préface de Barthes « ne fait aucun écho à ce passage », selon lui accusateur : « le passage cité se trouvé à la fin d’un livre de plus de quatre cents pages, et il est permis de se demander si Barthes l’a lu…[17] ».

Faut-il le rappeler? La préface de Barthes à ce livre très exactement de 345 pages se conclut pourtant sur la référence au trick américain au cours duquel « le narrateur » « délir[e] gentiment sur l’auteur de cette préface », sentiment que Barthes explique par l’inspiration de Camus par « la déesse Eunoïa, l’Euménide, la Bienveillante » qui a « son cortège : la Politesse, l’Obligeance, l’Humour, l’Élan généreux[18] ». Louis-Jean Calvet eût été mieux inspiré de relire les lignes liminaires ici citées concernant ceux qui aiment parler de sentiments et d’usages dont ils ignorent tout… La complicité, voire la solidarité, dans ce qui ne se dit pas mais qui se partage en secret, voire en cachette, dans un geste de don précieux, sentiment homosexuel entre tous, réunit ici les deux écrivains et exclut sans un mot de commentaire celles et ceux qui ne maîtrisent pas ces codes particuliers et qui feraient mieux de se taire au lieu d’évoquer le texte que, selon eux, Barthes aurait dû écrire. Si petit jeu de Camus il y eut, Barthes en reconnut immédiatement la règle et lui donna la plus adaptée des réponses en termes de style, au-delà des mots, comme un sourire ou un clin d’œil qui rendent caduque toute frontière entre l’amour et l’amitié, la reconnaissance et l’identification, authentique « cadeau », assurément, pour un livre, et bientôt, un auteur fondamentalement « indéfendable[s][19] ».

Passons sur cette erreur et revenons au texte de Camus pour mieux relire la préface de Barthes. Dans leurs bavardages qui sont des préludes au sexe espéré, les Américains disent ne pas aimer la façon périmée dont Barthes parle de la photographie. Camus leur tombe dessus, en une authentique tirade qui s’ouvre en des mots tout barthésiens, preuve par la langue de la sincérité de sa proximité intellectuelle avec son maître : « Je me demande si tu ne confonds pas, ici, un au-delà avec un en deça[20] ». Selon lui, le discours dominant sur la photographie étant résolument technique, Barthes a raison de privilégier, par réaction, un discours de l’émotion et de la culture pour parler de cet art, en insistant sur la représentation. Il élargit sa démonstration, anticipant quasiment mot à mot la thèse qu’Antoine Compagnon fera sienne trente ans plus tard.

C’est d’ailleurs toute la démarche de Barthes, en tout. Après les années soixante, qui avaient été massivement théoriques, en France, et en grande partie grâce à lui, il ne faut pas l’oublier, il a écrit Le Plaisir du Texte, qui rappelait que, malgré la théorie, il y avait dans l’écriture autre chose qui était précieux, qui devait être conservé à tout prix et qui était le plaisir. J’aime mieux te dire qu’à l’époque, c’était un fameux « ouf » de soulagement. Personne n’avait osé le dire. Et c’est pour ça, à cause de cette démarche, que Barthes, c’est l’école de la liberté. Grâce au malgré au n’empêche que… Il se porte toujours à la défense du discours le plus menacé[21].

Barthes selon Camus refuse donc, toujours, d’être là où on l’attend, et cultive la position intempestive dans le présent du contemporain, « en deçà », en effet, et non « au-delà » : du plaisir, de certaines pratiques sans surprise de l’érotisme. Barthes est toujours vigilant et exigeant, au risque de décevoir et de déplaire — deux ans plus tard, Camus lui fait dire qu’il se pense « à l’arrière-garde de l’avant-garde[22] ». C’est vrai pour la théorie littéraire donc, comme Camus vient de le rappeler, mais c’est vrai aussi pour la théorie amoureuse, objet passablement plus incertain. Car après cette première mise au point autour du Plaisir du texte, Camus passe à ce qui est en train de devenir l’autre grande référence de l’œuvre de Barthes. Fragments d’un discours amoureux est paru un an plus tôt et Tricks est certainement une forme de réponse à ce livre si personnel — comme la préface va être une réponse à la réponse. Et là, Camus va prendre ses distances.

Il faut toujours tenir compte des degrés. C’est la métaphore de la spirale, on ne peut pas l’éviter si on parle de Barthes. Remarque je reconnais que lui, quelquefois suscite des ambiguïtés, comme par exemple lorsqu’il prétend, dans les Fragments, que le discours dominant sur l’amour, enfin sur le sexe, c’est celui qui refuse l’amour, justement, ou le ridiculise, ou s’en moque, ou n’en parle pas, tout simplement. C’est peut-être vrai dans le cercle où il vit, parmi les intellectuels français, et encore, je me le demande, moi je n’entends parler que de scènes de ménage, de jalousie, de larmes, etc. C’est certainement vrai intellectuellement : il n’y a pas de discours intellectuel moderne qui prenne en charge, aujourd’hui, le sentiment amoureux. N’empêche qu’il est bien certain que le discours dominant, en fait, encore maintenant, et même s’il est en régression, c’est le discours de l’amour, le discours du couple[23].

Nous sommes à la fin de Tricks : contre le discours, variable mais immuable, sur l’amour, dont les Fragments constituent la forme la plus sophistiquée, et son horizon d’attente de pérennité du couple, Camus oppose le très inédit contre-discours du sexe, hors des mots, qui est pur récit de montage, musique abstraite de sonorités et d’assemblages de plans, contre la linéarité dans le temps de la durée d’un sentiment qui abrase l’émotion. Et contre l’érotisme bon chic bon genre du couple, voire des milieux sociaux qui n’en sont que des expansions (« les intellectuels français »), toujours plus ou moins psychologisable, Camus promeut la saine pornographie sans profondeur et donc sans déception, vraie surface d’une phénoménologie de la perception des désirs. Ou même, plus exactement, le sexuel qui a le mérite et la sagesse de ne revendiquer pour lui-même « aucun statut particulier de discours, aucune indépendance » : le sexuel se nie « comme catégorie », et se promet « à la destruction » par lui-même[24]. En cela, l’écrivain se fait militant et, là encore, imite Barthes dans sa phraséologie et son lexique, jusqu’au pastiche sans ironie — rappelons qu’en 1980 Camus songeait à donner pour titre à l’un de ses carnets de voyage (dédié à « R. B. qui va sans dire ») Fragments de bathmologie quotidienne[25] :

Alors, dire que le discours dominant sur la question, c’est celui du sexe, de la drague, et tout ça, c’est peut-être un peu exagéré. Il faut considérer les groupes, les sous-groupes, et combattre sur plusieurs fronts. C’est un des grands problèmes du texte moderne. Parce que la Doxa est fluide, multiple, polycéphale, contradictoire, toujours prête à se prétendre de votre côté, il faut mettre au point, contre elle, des machines cafouilleuses, des appareils polymorphes, des textes insincères, sédimentés, contradictoires. Barthes est seulement en avance. Au fond, ce qu’il conteste, et ce n’est d’ailleurs pas le mot, ce n’est pas le discours dominant, c’est le suivant, celui qui se prépare à prendre la relève, à dominer à son tour[26]

L’avant-gardiste Barthes érotologue et sociologue n’a donc pas basculé dans le conservatisme, voire le réactionnaire, fût-ce de gauche, donc autorisé, parce qu’il promeut le plaisir du texte contre la théorie, et fustige le puritanisme sentimental d’une époque prétendument libérée moralement : il est « seulement en avance » d’un régime d’historicité ou d’un « moment » synchronique dans l’histoire des émotions. Et Camus conclut en faisant l’apologie d’un sain égoïsme et d’une culture de l’individualisme totalement décomplexé dont Tricks est une virtuose illustration, texte qui ressemble, assurément, à l’un de ces « appareils polymorphes » qu’il appelle de ses vœux pour résister aux groupes et sous-groupes idéologiquement communautaristes de tout ordre : « textes insincères, sédimentés, contradictoires ». Et pour le prouver, il ajoute, en aparté, ne perdant pas le nord, qu’il espère bien que son « envolée » didactique en faveur de Barthes ne va pas lui faire rater « ce trick-là » avec ces deux beaux garçons, sans quoi l’intéressé n’aura pas fini de l’entendre[27]!

Non seulement Barthes a parfaitement lu le livre, dans une très grande affinité avec son séduisant auteur, si libre et si éloigné de l’université et des éditions du Seuil, mais il en a surtout très bien compris l’enjeu qui fait presque de Tricks un manifeste, politique et littéraire. Sa préface est un hommage précis, même si Barthes ne cite pas littéralement des passages : il a compris que le propos de Tricks n’est pas dans la langue, mais dans la situation de l’énonciation, dans la scénographie du sujet mis en un espace à deux faces, textuelle et sexuelle. Pur phénomène de discours (narratif, descriptif, dialogique), le livre n’existe et ne se tient que par son montage paradigmatique, très structuraliste (segmentation, déplacement), de moments de discours et de scènes de sexe, ce qui finit par en faire, paradoxalement, et de l’aveu même de son auteur, un livre « sans écriture » au sens d’expression transitive qui devrait traduire des impressions par un point de vue[28].

Les tricks de Camus sont numérotés en autant de figures, qui sont aussi presque des positions. Ces figures des formes par lesquelles Barthes ouvrait ses fameux Fragments séminaux en un prologue méthodologique : « Le mot ne doit pas s’entendre au sens rhétorique, mais plutôt au sens gymnastique ou chorégraphique; bref au sens grec […], ce n’est pas le « schéma »; c’est, d’une façon bien plus vivante, le geste du corps saisi en action […]. Les figures se découpent selon qu’on peut reconnaître, dans le discours qui passe, quelque chose qui a été lu, entendu, éprouvé »[29]. Camus lui répond, non par l’analogie superficielle d’un double sens lexicalisé, mais par la logique d’une contiguïté métonymique: la figure à mettre en ordre pour proposer un discours, c’est d’abord le corps dans l’espace du désir, premier niveau d’une combinaison qui devient une combinatoire des disponibilités de l’érotisme gay. Tricks est fondamentalement un texte de la dynamique, physique avant d’être linguistique : des corps, des mouvements, des chaînes de référence, mais qui refuse l’analyse, laquelle reste absolument le propos même, et la motivation, de ces Fragments barthésiens qui constituent une anamorphose autant qu’une anamnèse abstraites de la poétique du désir, imaginée à partir de relances et de retombées. Les figures de Barthes restent dans le monde idéel, mais non idéal, de la théorie; celles de Camus restent dans le monde idéal, mais non idéel car fantasmé et sublimé, du sexe. Les figures de Barthes s’inscrivent dans un projet de démonstration générale; celles de Camus dans un refus de toute durée, en hors temps heureusement égoïste du plaisir individuel à partager[30].

De Tricks — et de Renaud Camus, certainement —, Barthes aime la cursivité, la simplicité, la neutralité, ce qui signifie pour lui que ces micro-récits « n’entrent pas dans le jeu de l’Interprétation » : « Ce sont des sortes d’à-plats, sans ombre et comme sans arrière-pensées », explique-t-il, et il les rapproche des Haïkus, lui pour l’érotisme de qui la récente découverte du Japon a tant compté[31]. Et il aime leur poétique de l’itératif parce que « le sujet fait du ‘‘sur-place’’ »[32] dans son désir comme dans son plaisir, dans son espace, textuel et sexuel, encore une fois, approfondissent d’une contiguïté qui n’a rien d’une analogie : le textuel procède du sexuel, c’est presque historique.

Mais, surtout, ce qu’il « préfère », de son propre aveu, tant dans les séries de Camus que dans son imaginaire personnel de poétique du récit, « ce sont les ‘‘préparatifs’’ : la déambulation, l’alerte, les manèges, l’approche, la conversation, le départ vers la chambre, l’ordre (ou le désordre) ménager du lieu[33] ». On reconnaît le Barthes lecteur de Sade, Fourier, Loyola, ces auteurs de textes de la méthode qui construisent des systèmes matériels pour rendre possibles et durables des désirs collectifs et violents étendus dans le temps. On reconnait aussi le Barthes du quotidien qui dit aimer rester chez lui, ranger, classer son bureau, autant de préparatifs à la jouissance de la science et de la création[34]. Il y a un prosaïsme tranquille et quasi domestique, et casanier, en effet, pour un littérateur, dans les Tricks de Camus qui vient salutairement récuser et refuser toute la tradition du romantisme homosexuel flamboyant façon Genet, comme il rejette l’identification de la figure par le personnage[35]. Vautrin, Charlus sont des héros d’un autre temps, séduisants certainement, mais comme les acteurs rétros des vieux films : le livre de Camus — qui a commencé lui-même par le Nouveau Roman[36] — refuse l’intériorité, la poisseuse psychologie du sujet social, pour ne réunir qu’une série de portraits, avec prénoms ou anonymes, qui s’intégreront dans ses suites de combinaisons, rassurantes car prévisibles, et récurrentes dans leurs variations. Osant jusqu’à l’échec, le ratage du montage, dans ce qui n’a rien de traumatisant, ni même de décevant, mais qui relève de la banale dynamique des hasards de corps en mouvement, ratage qui constituerait des « contre-tricks » selon Barthes lui-même qui en aurait donc vraiment bien compris la règle[37].

En outre, et peut-être surtout, dans ce que Barthes appelle également les « préparatifs » dans Tricks, on peut reconnaître la passion de la sémiologie. Par l’observation. Une passion à plusieurs entrées. Car la drague est une authentique leçon de sémiologie appliquée, puis de sémiotique, pour l’homosexuel urbain. Et son geste est par nature cataphorique, anticipation et désignation de ce qui doit suivre et qui justifie la pensée de la représentation mise en forme : repérage, traçage, suivi, analyse. Les sèmes se déclinent en isotopies rectrices qui n’ont pas droit à l’erreur, car le risque policier et moral continue à ne rien avoir d’une métaphore, au-delà de la déception personnelle. Mais de Tricks, ce que Barthes peut avoir aimé, au-delà de la manière de refuser de parler de l’homosexualité comme thème pour dire et surtout montrer le désir en action, c’est d’être, presque, parvenu à proposer une sémiotique sans sémantique.

En 1971, dans un entretien avec Guy Scarpetta, Barthes expliquait qu’un but à atteindre serait, pour l’homme moderne, non pas de « libérer la sexualité selon un projet plus ou moins libertaire », mais « de la dégager du sens, y compris de la transgression comme sens », de « l’aliénation du sens, par le sens ». Et il appelait de ses vœux des opérations de « brouillage du sens, dont les voies d’énonciation sont : ou des protocoles de ‘‘politesse’’, ou des techniques sensuelles, ou une conception nouvelle du ‘‘temps’’ érotique[38] ». Quelques années plus tard, le même Barthes rendait donc hommage à la « bienveillance » et la gentillesse qui conduisent l’ordonnancement des figures et des postures, des contacts ou leurs refus, dans les tricks de Renaud Camus. Précisément, ne sont-ce pas là de ces inédites, et charmantes, opérations de « brouillage du sens » par « des techniques sensuelles » qui proposent « une conception nouvelle du ‘‘temps érotique’’ », dans le cadre protecteur, car isolé et anonyme, hors-lieu, de la chambre d’hôtel, de la back-room, de la cabine de sauna, des toilettes de gare? Sans écriture, le livre de Renaud Camus est surtout sans sémantique soluble dans le temps du discours de la démonstration : il n’est qu’une collection de signes fétichisés et donc sur-sémiotisés (moustaches, poils, bites, culs, etc.) qui s’animent selon les dynamiques corporelles que l’imaginaire du narrateur met en branle pour décliner une série de figures qui sont autant des paradigmes érotiques (oral, anal, actif, passif, à deux, à trois, tout seul, etc.) que des déclinaisons anthropomorphiques de types de sujets et d’objets, au sens littéral de la référence, qui sont eux-mêmes des mecs (le petit trapu, l’Italien, le vieil Arabe, l’intellectuel américain, etc.). Ces figures sont les sèmes imaginaires de l’infini signifié du champ sémantique du désir gay : des catalyses qui se suffisent à elles-mêmes tout en étant toujours motivées par un geste de relance. De même que le textuel procède du sexuel par la métonymie du désir, dans la dynamique des tricks le sens sémantique est la limite et la fin du sens sensuel révélé par le signe. Tel est le danger à contourner, dans la mesure où « Tout sens est nécessairement idéologique. Dès que j’émets du sens, je suis parlé », comme s’amuse à l’expliquer Camus lui-même, dans un quasi pastiche ironique mais non nécessairement humoristique[39]. En cela, et en dépit de la lisibilité tranquille du livre, qui participe de cette sérénité banale qui fait son charme unique, loin de toute culture du sous-entendu, Tricks est bien un texte sans sémantique, ou du moins sans contenu>[40]. Pur, ou strict, montage de signes du désir, Tricks est un peu l’idéal de cet homosexuel consommateur qu’est le lecteur complice de Camus, et de Barthes : même la pornographie, à la limite du kitsch, très années-70, y renouvelle, par sa sur-lisibilité simpliste, ce « brouillage du sens » qui est sa première motivation.

Enfin, un autre aspect, tout camusien, de Tricks peut avoir séduit Barthes, conséquence et approfondissement de cette sémiotique sans sémantique. La quête du plaisir et ses rebonds sans lendemain comme sans profondeur qui guident le narrateur découvrent l’individualisme totalement décomplexé d’un discours politique (le marginal dans la cité : marginal parce que simple et sincère, et seul?) sans aucune pensée de et pour une collectivité à laquelle il appartient quand même. Après le sémiotique sans sémantique, le politique sans la politique : la place du singulier (comme individu ou comme groupe) dans un unique espace de plaisir et de sincérité, sans volonté de construction, de durée, de pérennité. Le militantisme accompagné de sa pensée de l’avenir est rigoureusement étranger à Camus, et il lui fait même horreur, tout comme à Barthes. Tricks est le livre de l’égoïsme tranquille qui ne demande qu’à devenir indifférence, voire hostilité à un autre, fût-ce un même, qui est toujours potentiellement encombrant. Il en va, parfois, souvent, des partenaires sexuels comme des lecteurs : il vaut mieux ne pas les connaître. Dans ce que Barthes présente, dans les tout derniers mots de sa préface comme « une sagesse, en somme[41] », on peut reconnaître ce détachement ambivalent : droit au plaisir simple, et sans double-sens puisque sans sens tout court, et droit à l’indifférence à tous les simulacres de communication ou de bonheur auxquels on ne peut plus croire.

Mais c’est à Renaud Camus lui-même qu’il convient de donner le mot de la fin :

J’ai beaucoup fréquenté Roland Barthes, dans les dernières années de sa vie. Je n’ai respecté et admiré personne autant que lui. […] je crois surtout que l’homosexualité telle qu’il la concevait (utopiquement?) comme « vacance des agressions » l’a libéré de ce que sa première manière pouvait avoir d’agressif, dans le ton et, parfois d’un peu […] péremptoire […]. Elle est pour beaucoup, j’en suis persuadé, dans la suprême subtilité qui, aux yeux de tellement d’entre nous, fait des derniers livres de Barthes les plus précieux, et qui a donné tant de joie, jusqu’à l’extrême fin, aux auditeurs du séminaire : car lui qui « n’en pouvait plus » pouvait énormément pour les autres[42].


Notes

  1. Allusion à l’article de F. Gaillard, « Roland Barthes : le biographique sans la biographie », Revue des Sciences Humaines, n° 224, Lille, 1991, p. 98-105.
  2. M. Gil, Roland Barthes. Au lieu de la vie, Paris, Flammarion, 2012, p. 376.
  3. M. Gil, op. cit., p. 434, 444. « Renaud Camus et Barthes sont très amis », note également, plus sobrement, T. Samoyault, Roland Barthes, Paris, Seuil, 2016 [2015], p. 710.
  4. J. Baetens, « Renaud Camus, romancier barthésien? », Littérature, n° 97, Paris, 1995, p. 7. De 1975 à 1983, chaque livre de Camus se réfèrera avec précision à Barthes, que ce soit par des citations, des dédicaces, des commentaires, témoignant d’une profonde connaissance de son œuvre, voir infra. Sur l’intérêt de la production littéraire du premier R. Camus, voir J. Baetens & Ch. Porter (dir.), Renaud Camus, écrivain, Louvain, Peeters, 2001.
  5. Évoquant Tony Duvert, Hervé Guibert et Renaud Camus, T. Samoyault conclut : « tous auteurs que Barthes a rencontrés, connaît ; il a même pu être séduit par eux ou en être passagèrement amoureux », op. cit., p. 709.
  6. Les spécialistes de Barthes continuent à lui en savoir gré, comme T. Samoyault : Camus « dit des choses souvent belles sur Barthes. Son Journal de travers l’évoque avec régularité, toujours avec tendresse et avec une réelle fascination pour son intelligence », op. cit., p. 710. Parmi ces belles choses, voir, tant les affinités entre les deux hommes s’y donnent à lire et à entendre dans une grande tendresse, le texte d’hommage rédigé par Camus sous le titre « Inventaires » (« Biographèmes pour Roland Barthes » II), La Règle du jeu, n° 1, Paris, 1990, p. 58-61. Voir également son long Journal d’un voyage en France, Paris, Hachette & P.O.L., 1981, qui multiplie les cursives notations émues sur la pensée de l’ami disparu : « Quincié-en-Beaujolais. Vue sur le mont Brouilly. C’était un vin qu’aimait Roland », ib., p. 160; « Barthes, un peu étonnamment, était très au fait des généalogies protestantes et reconnaissait toujours avec plaisir un nom protestant », ib., p. 427; « Parlons de Roland [à Urt, chez les Lepoivre]. Comment il n’aimait pas rapprocher ses amis », ibid., p. 509; entre autres.
  7. R. Barthes, Œuvres complètes, Paris, Seuil, 2002 (désormais OC), t. V [« Soirées de Paris », posthume], p. 985.
  8. R. Camus raconte, dans son journal de 1987, sa découverte de ces lignes lors de la publication d’Incidents, un « petit recueil bien triste » qu’il « feuillette […] aux cabinets » : « mon sang ne fait qu’un tour. Et s’il allait dire sur moi des horreurs, dans ce journal où il se montre tellement ‘’sincère’’? […] Moins métaphysique, il n’a pas tort; encore que… Je dirais plutôt moins religieux, mais après tout ce n’est pas moi qui tiens ce journal-là. Et tant pis pour le ‘’léger désagrément’’… » Camus ajoute qu’« une des choses qui [l’]éloignent le plus de R.B., ici, maintenant, c’est la ponctuation ». Et il enchaîne, en assumant la posture déplaisante qui est en train de devenir son style le plus personnel, entre morale et puritanisme : « Toujours plus : dire ce que je pense vraiment, et même ce que je ressens, même si ce n’est pas sympa (Barthes donne l’exemple) ». Plus loin, Camus revient sur ses réticences langagières puristes à l’encontre de son ancien maître, toujours à propos du même texte : « Barthes aurait-il aimé, comme il écrit lui-même? ‘‘Proust aurait-il aimé?’’ ai-je lu en sursautant dans Incidents. Il y a dans Barthes des tournures d’époque, la nôtre, que chez un autre je trouverais franchement vulgaires. Aimer, sans complément, qui rappelle un si grand nombre de débandants tu aimes?, un affreux C’est quoi? à l’orée d’un texte sur Twombly, et […] même des gosses, des garçons qui mangent en couple, et c’est insupportable nous après avec: ‘‘Avec F.W. et Severo, nous sommes allés dîner chez Bofinger…’’ » — R. Camus, Vigiles. Journal 1987, Paris, P.O.L., 1989, p. 18, 66.
  9. Barthes avait affiché sa proximité à Camus, jeune auteur prometteur, se voulant proche du Nouveau Roman, dès 1975, en dialoguant avec lui sur France-Culture le 19 mars à propos de son premier livre, Passage (Flammarion) ; le texte avait été repris partiellement dans La Quinzaine littéraire, le 1er mai : voir OC IV, p. 907-910. Mais il n’était pas question de sexualité ni d’identité dans cet échange. Sur l’arrivée de la préface à Tricks dans la trajectoire personnelle de Barthes, voir T. Samoyault, op. cit., p. 709 : « Cela fait un moment qu’il songe à écrire quelque chose sur l’homosexualité. »
  10. Rappelons que dans son roman à clés, Femmes (Paris, Gallimard, 1983), Ph. Sollers a dressé le portrait cruel d’un Barthes en vieil homosexuel aigri et fatigué à travers le personnage de Werth, surnommé « Mamie » par ses amis. Voir la réplique sans appel de Camus à ce texte, in R. Camus, Chroniques achriennes, Paris, P.O.L., 1984, p. 65-70. Voir, surtout, la biographie et l’hommage, tout en tendresse, que Camus a lui-même proposé, également sous la forme du portrait à clés, de « Roland B. » à la fin de son propre roman, Roman Roi, paru la femme année que Femmes, Paris, P.O.L., p. 498-499.
  11. OC V, p. 684. La déclaration est citée par R. Camus, Notes achriennes, Paris, Hachette/POL, 1982, p. 232, pour expliquer son propre rejet de toutes les formes d’exhibition verbale.
  12. Paris, Flammarion.
  13. « On a beaucoup dit qu’il préfaçait volontiers des textes qu’il n’avait pas lus », L.-J. Calvet, op. cit., p. 289. Récemment, A. Compagnon est revenu sur le geste de Barthes répondant à des commandes et demandes de textes pour interroger la sincérité de sa motivation et la façon personnelle d’y répondre : Déshonorer le contrat. Roland Barthes et la commande, Paris, Gallimard, 2025. Il rappelle (ibid., p. 111) que Barthes a substitué « à l’amour vénal comme modèle du bon contrat, c’est-à-dire du contrat neutre, le trick, tel que Renaud Camus en dresse le catalogue » : « L’argent et le temps ont été écartés au profit du don et du contre-don, de la pure dépense somptuaire. » 
  14. Tricks est ici cité dans l’édition originale : Paris, Mazarine, 1979, celle qu’a donc préfacée Barthes; ici, p. 312. Camus proposera plusieurs autres éditions postérieures de son livre, assez considérablement complétées.
  15. OC V, p. 316-329.
  16. Tricks, op. cit., p. 313.
  17. L.-J Calvet, op. cit., p. 290. M. Gil, op. cit., p. 493, reprend cette idée.
  18. OC V, p. 687.
  19. Pour une présentation journalistique de la trajectoire de R. Camus, voir D. Le Bailly, « Renaud Camus, des backrooms gays au ‘‘grand remplacement’’ », L’Obs, 29 juin 2016 (en ligne), article viscéralement homophobe. Également, depuis les États-Unis : J. McAuley, « Killer Kitsch. How gay Icon Renaud Camus became the ideologue of white Supremacy » [avec couverture/caricature], The Nation, 1-9 juillet, 2019, explication par référence à « l’esthétique fasciste » qui aurait également fasciné Céline ou Pound – voir le compte rendu dans le Courrier international, 27 juin 2019 (en ligne). Voir également L. Soullier, « Théorie du ‘‘grand remplacement’’ : Renaud Camus aux origines de la haine », Le Monde, 9 novembre 2019, article quasi muet sur le passé d’écrivain gay de l’auteur.
  20. Tricks, op. cit., p. 313.
  21. Ibid., p. 314.
  22. R. Camus, Journal d’un voyage en France, op. cit., p. 504.
  23. Ibid., p. 315.
  24. R. Camus, Chroniques achriennes, op. cit., p. 34. Camus précise que Tricks relève du sexuel, idem.
  25. Publié sous le titre Buena Vista Park, Paris, Hachette, 1980.
  26. Ibid., p. 316. L’intérêt de ce long passage digressif autour de Barthes se suffit assez à lui-même aux yeux de l’auteur pour que celui-ci le reproduise, hors contexte, dans son livre suivant, Buena Vista Parka, op. cit., p. 41-42.
  27. Camus intègre Boudinet à sa réflexion, en fait, et la citation exacte est la suivante : « Je me demandais ce qui m’avait pris, quel besoin d’aller rompre des lances pour Barthes et Boudinet, comme s’ils avaient besoin de mes secours. En tout cas, si grâce à eux je ratais ce trick-là, ils n’auraient pas fini de m’entendre », idem.
  28. Dans ses Notes achriennes, op. cit., p. 193, Camus évoque ses livres « sans écriture » que sont Tricks, Buena Vista Park, Voyage en France, et celui-ci.
  29. OC V, p. 29-30.
  30. En 1981, Camus revient sur une de ces relations qui aurait constitué, selon lui, « l’idéal du trick » : « Notre court plaisir d’être ensemble, notre amusement, notre réciproque tendresse n’étaient entachées d’aucune des arrière-pensées de la durée, de l’attachement, de la possession », Journal d’un voyage en France, op. cit., p. 271. Dans la même page, Camus repense à Barthes qui était en train de mourir quand il vivait cela.
  31. OC V, p. 685.
  32. Ibid., p. 687.
  33. Ibid., p. 686.
  34. Voir Roland Barthes par Roland Barthes, OC IV, p. 618 : « Mon corps n’est libre de tout imaginaire que lorsqu’il retrouve son espace de travail. Cet espace est partout le même, patiemment adapté à la jouissance de peindre, d’écrire, de classer ».
  35. À en croire une confidence rapportée par P. Mauriès, Barthes lui aurait avoué « un jour regretter de n’avoir jamais écrit sur le livre (et l’auteur) qui avait finalement le plus compté pour lui — Notre-Dame-des-Fleurs de Jean Genet — et ajouta qu’il n’avait d’ailleurs jamais pu parler des personnes et des choses qui lui étaient les plus proches » — P. Mauriès, Roland Barthes. Au fil du temps, Paris, Arléa, 2020, p. 27.
  36. Voir ci-dessus, n. 9, et l’article cité de J. Baetens.
  37. Le mot est rapporté par Camus à propos d’un plan sexe qui n’aboutit pas : « Deux centièmes d’aventure, même pas ce que R. B. appelait des contre-tricks », Journal d’un voyage en France, op. cit., p. 34.
  38. OC III, p. 1000. Ce texte, pourtant rare, est cité à deux reprises par Camus, in Notes achriennes, op. cit., p. 31-32, 191-192, sans commentaire.
  39. Buena Vista Park, op. cit., p. 104.
  40. Ce qui en ferait le texte d’un sujet pervers pour É. Marty, contre le texte du sujet amoureux que sont les Fragments de Barthes, conduit, selon lui, par l’amour du sens et la recherche de son « triomphe » : É. Marty, Roland Barthes, le métier d’écrire, Paris, Seuil, 2006, p. 307-308. Il est permis de ne pas être convaincu par cette dichotomie bien peu bathmologique.
  41. OC V, p. 687.
  42. Chroniques achriennes, op. cit., p. 69.