Dans Le Sexe des Modernes (2021), Éric Marty a récemment mis en perspective la théorie du Neutre avec les thèses de Foucault, Derrida, Deleuze, Lacan, et Butler sur la sexualité et le genre, la transidentité et le drag, le queer et l’homosexualité. Alors que Barthes est souvent considéré de nos jours comme un précurseur des gender studies et du mouvement queer[1], Marty a clairement souligné la singularité du Neutre barthésien par rapport aux thèses de Butler et de Foucault. Singularité qui apparaît en particulier dans la double question de l’androgynie et l’hermaphrodisme, essentielle dans l’essor du mouvement queer depuis la parution des mémoires d’Herculine Barbin et de l’essai de Foucault qui les accompagnait en 1978. Dans Le Neutre, Barthes y fait allusion quand il aborde la dernière figure du cours, « L’Androgyne », figure mythique et fantasmatique qui répond au désir de neutralisation de la division sexuelle[2]. Barthes aurait-il donc promis un avenir radieux libéré du binarisme des genres et de la division des sexes, assomption d’une transidentité, d’une « queerness » ou d’un « agenrisme » ?

Un passage souvent cité des Fragments d’un discours amoureux doit retenir d’abord toute notre attention, voire nous inciter à la prudence avant d’enrôler l’Androgyne barthésien dans les discours militants, même si on peut jeter sur cet Androgyne, comme l’écrit Magali Nachtergael, un « queer gaze » ou un regard « gay ». En effet, dans les pages consacrées à la figure « Union », l’énonciateur du discours amoureux se dit incapable de dessiner l’Androgyne d’Aristophane : « Je m’entête, mais mauvais dessinateur ou médiocre utopiste, je n’arrive à rien. L’androgyne, figure de cette ancienne unité dont le désir et la poursuite constituent ce que nous appelons « amour », l’androgyne m’est infigurable ; ou du moins n’arrivé-je qu’à un corps monstrueux, grotesque, improbable »[3]. Avant d’« étaler » des Neutres dans son cours du Collège de France, Barthes rêve d’un Androgyne « infigurable ». Cette créature est emblématique du Neutre : esquivant la « makhè », le conflit qui est au principe du sens, le Neutre résiste à tout enfermement conceptuel et suspend le sens. Il n’a rien de commun avec un quelconque « ninisme » en dépit de son étymologie latine (neuter signifiant « ni l’un ni l’autre »). Pour en suggérer une caractérisation possible, Barthes s’est référé à la langue grecque, langue chérie : l’adjectif grec « hétéroklitos » correspondrait mieux au régime du « à la fois », du « en même temps » qui est le propre du Neutre[4]. Le mélange des deux sexes dans l’Androgyne et l’impossibilité de le dessiner font de lui une créature « neutre » et utopique. En revanche, rien n’empêche d’écrire sur l’Androgyne, ce que Barthes n’a cessé de faire depuis les années 1950.

L’Androgyne hors du « paradigme génital »

« On dirait que tout le monde connaît le truc des deux moitiés qui cherchent à se recoller », lit-on dans Fragments d’un discours amoureux[5]. Aussi l’auteur ne prend-il pas la peine de rappeler le mythe de l’Androgyne narré par Aristophane dans Le Banquet de Platon, ce « truc » de la sphère indivise qui menace l’ordre cosmique de Zeus, lequel décide de scinder ces créatures en deux parties pour les châtier de leur arrogance. La division imposée par Zeus et opérée par Apollon fait que, aiguillonnée par Eros, chaque moitié, mue par un désir inextinguible d’unité, veut retrouver l’autre moitié perdue et reconstituer l’union primordiale afin de trouver le repos. L’Androgyne aristophanien, malgré son nom, n’est ni exclusivement homosexuel, ni exclusivement bisexuel : il connaît trois configurations possibles, Mâle et Femelle, Mâle et Mâle, Femelle et Femelle. Mais de ces trois configurations, une seule est retenue par Barthes, la première, dans la dernière figure du Neutre, ce qui tend à rapprocher androgynie et hermaphrodisme. Cependant, l’Androgyne d’Aristophane, totalité divisée en deux parties, se distingue d’Hermaphrodite, fils d’Hermès et d’Aphrodite, en qui se mêle les deux sexes. Le mythe est raconté par Ovide dans Les Métamorphoses (IV, 274-388). La nymphe Salmacis, aimant le jeune dieu d’un amour sans espoir, fait un vœu que les dieux accomplissent : quand il se baigne dans le lac de la nymphe, Hermaphrodite est enlacé par Samalcis et un mélange des deux sexes se produit dans son corps sous l’effet d’une imprégnation aquatique. Ce mythe, selon Luc Brisson, avait une fonction étiologique car il tendrait à montrer la relation établie par les Anciens entre bisexualité et homosexualité passive[6].

On sait que les mythes de l’Androgyne et d’Hermaphrodite ont donné naissance à une abondante littérature en Occident depuis le début du XIXe siècle[7]. Tandis que Laure Murat a rappelé que les lesbiennes ont été parfois considérées comme un « troisième sexe » neutre et androgyne[8], Justine Gonneaud, dans un livre récent consacré à l’androgyne dans la littérature britannique contemporaine, a retracé l’histoire moderne de l’androgynie et de l’hermaphrodisme sans omettre les progrès scientifiques et les interventions médicales qui, à partir des années 1950, ont rendu possibles les changements de sexes au moyen de la chirurgie plastique et de traitements hormonaux[9]. Mais Barthes ne se réfère ni à la médecine, ni à la tradition littéraire dans Le Neutre : pour lui, comme l’a bien expliqué Marty, l’Androgyne a précisément pour principal intérêt d’échapper au « paradigme génital[10]. » Un paradigme qui est déjoué dans le théâtre japonais, tel que Barthes l’imagine ou le lit dans L’Empire des Signes.

Comme on le sait, Barthes a trouvé une image fixant son fantasme dans la photographie d’un acteur de Kabuki. Devant cette image, il découvre la différence entre deux manières de se travestir : d’un côté, le travesti « oriental » revêt les signes de la femme sans imposer un signifié (la Femme), de l’autre, le travesti « occidental » veut signifier le corps des femmes par l’excès des attributs visibles dont il se pare, surjouant la Femme au lieu de suspendre le sens, c’est-à-dire le « paradigme génital[11] ». Tout comme l’acteur de Kabuki, l’Androgyne échappe à ce paradigme, ce qui le différencie de l’hermaphrodite, de la personne intersexe. Dans Le Neutre, en 1977-1978, Foucault et Herculine Barbin font une brève apparition lorsqu’il est question de l’hermaphrodite, un « monstre car anatomique, chirurgical[12] » : « Bizarrement, constitué fortement au plan anatomique (les deux sexes, les deux génitalités à la fois), l’hermaphrodite est lié au thème de la fadeur, de l’avortement[13] ».

En réalité, pour Barthes, l’hermaphrodite est la « version-farce »[14] de l’Androgyne, et on sait quelle valeur le sémiologue, se remémorant constamment Le Dix-huit brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte de Marx, attribue au couple de la spirale et de la farce, du retour de la différence et de la reproduction dégradée du même. Aucun corps ne peut incarner l’Androgyne : « Du rêve, sort une figure-farce : ainsi du couple fou naît l’obscène du ménage », note Barthes devant son dessin « grotesque » dans Fragments d’un discours amoureux[15]. Le fantasme de Barthes paraît ainsi plus proche des rêveries de Gaston Bachelard que de la promotion du drag et du queer dans Trouble dans le genre de Butler.

Le nom de Bachelard est cité allusivement dans Le Neutre pour sa rêverie sur la féminité[16]. Barthes aurait pu se référer à La Poétique de la rêverie (1960), où Bachelard a évoqué l’androgynie dans le domaine poétique. S’appuyant sur Schelling et Jung, il s’est adonné à une rêverie sur l’androgyne futur, un être masculin-féminin qui réconcilierait les deux pôles de la psychè, activité rationaliste et rêverie tranquille, animus et anima : « L’androgynie n’est pas derrière nous, dans une lointaine organisation d’un être biologique que commenterait un passé de mythes et de légendes ; elle est devant nous, ouverte à tout rêveur qui rêve de réaliser aussi bien le sur-féminin que le sur-masculin[17] ». Ce fantasme d’androgynie, Barthes l’évoque lui aussi dans Le Neutre : « l’androgyne, c’est le Neutre, mais le Neutre, c’est en fait le degré complexe : un mélange, un dosage, une dialectique, non de l’homme et de la femme (génitalité), mais du masculin et du féminin. Ou mieux encore : l’homme en qui il y a du féminin, la femme en qui il y a du masculin[18] ».

Le Neutre opère ainsi le passage de l’aut au vel, de l’alternative entre deux contraires à la relation non-disjonctive, du degré zéro au degré complexe[19]. Une telle simultanéité des opposés supprime la contradiction logique, considérée en Occident comme la faute par excellence[20] : le mélange du masculin et du féminin produit un complexe « indémêlable », insupportable à la Doxa, délectable au sujet[21]. L’Androgyne soulève dès lors un problème linguistique : en quelle langue peut-on désigner une créature « neutre », « complexe », qui a « en même temps » les deux sexes ?

Michelet « déchiré, loin de son paradis »

L’union du masculin et du féminin et la neutralisation du binarisme sexuel, l’homosexualité et le travestissement, l’orgasme et la caresse, la question linguistique, tout est déjà là dans Michelet par lui-même, ce qui n’a pas manqué de déconcerter de nombreux lecteurs, frappés par l’importance attribuée à la sexualité et à la psychanalyse[22]. Ainsi, Michelet aurait été fasciné par les « héros androgynes » unissant animus et anima, intelligence réflexive et intuition spontanée, comme Jeanne d’Arc, Rabelais et Luther[23]. Cette synthèse accomplissant le rêve d’union du masculin et du féminin, c’est l’ultra-sexe. Quand il y a séparation totale des deux sexes, on ne trouve que stérilité, sécheresse, étiolement, impuissance : c’est l’infra-sexe. Quant à Michelet, non seulement il possède « les deux sexes de l’esprit », mais il est aussi un individu complexe dont les portraits photographiques suggèrent l’androgynie. L’historien est doté d’une « morphologie féminine, qu’il n’a rien fait pour corriger, bien au contraire » : figure « menue, aiguë et pâle » jusqu’à cinquante ans, puis « dans la vieillesse, visage alourdi d’une matrone et d’une voyante[24] ». Toutefois, note Barthes en regardant les photographies de Michelet, « l’androgynie n’est jamais qu’un faux mixte : personne ne peut s’empêcher d’y voir une dominante femelle[25] ».

L’androgynie de Michelet permet d’expliquer par ailleurs sa représentation des femmes et d’éclairer son rapport avec elles. On connaît là encore la thèse de Barthes sur le « lesbianisme » de l’historien et sur son voyeurisme : Michelet veut surprendre la femme dans sa faiblesse constitutive, qui est la menstruation. C’est le thème de la femme humiliée. Michelet est un « spectateur », non un « géniteur » et, parce qu’il est avant tout regard, il se situe au-delà des divisions entre mâle et femelle, homme et femme, virilité et féminité. Comme Greta Garbo, il est un être « presque désexué », neutre[26]. Les deux grands rivaux de Michelet, le confesseur et la femme de chambre, sont eux aussi « de sexe indifférent[27] » et ils participent des deux genres. S’il s’en prend au confesseur et à son influence dans les familles par l’entremise de la femme, Michelet se rêve pour sa part femme de chambre, par un fantasme caractéristique de travestissement : « pour pouvoir mieux forcer le gynécée, non en ravisseur, mais en spectateur, le vieux lion revêt la jupe[28] ».

Ce travestissement entraîne une transformation de l’identité de Michelet, en raison du pouvoir du costume. La métamorphose se produit à la surface du corps, dans l’apparence vestimentaire qui modifie la silhouette, plutôt que par une transformation anatomique qui greffe ou ampute. Ainsi, la « figure idéale de l’homme amoureux », chez Michelet, c’est le « vêtement » qui « conjure toute rupture avec la matière », qui couvre tout le corps de la femme « en étendue, non en profondeur[29] ». Avec cet objet inanimé qu’il anime de son désir, Michelet sera au plus près du corps de la femme aimée, sans contact physique, sans rapport sexuel, sans pénétration : il ne cherche ni l’orgasme ni la possession physique : s’il jouit de la vision de la femme humiliée, il trouve surtout son plaisir par la caresse et le frôlement. Pour lui, le mariage est un « couple sororal », et ce qui lui importe, c’est de vivre à côté de « la Femme-Sœur[30] ». C’est ce rapport au corps féminin que Barthes nomme le « lesbianisme » de Michelet.

Une telle sexualité éclaire enfin la manière dont Michelet conçoit le Peuple. Troisième terme d’une dialectique historico-sexuelle, le Peuple dépasse la division des sexes, le binarisme du masculin et du féminin, et « permet d’accéder au terme surnaturel d’une humanité paradisiaque » : « La conjonction des sexes dans un ultra-sexe, troisième et complet, figure et forme l’abolition de tous les contraires, la réfection magique d’un monde lisse, qui n’est plus décliné par des postulations contradictoires[31] ». C’est le « programme des gnostiques[32] » : Michelet veut effacer les divisions sociales, politiques, sexuelles au profit d’une réconciliation universelle dont l’agent est le Peuple. Car le Peuple, c’est l’ultra-sexe qui réunit les qualités attribuées aux deux sexes, parce qu’il « possède à l’état idéal ce combinat de sagesse et d’instinct, cette union des deux sexes de l’esprit, qui forme la matrice du Bien[33] ».

On voit donc apparaître un thème qui reviendra dans Le Neutre avec l’Androgyne : la « conjonction des sexes adverses » abolit l’opposition logique entre oui et non. Son symbole est le sourire, un détail sur lequel Barthes s’attardera plus tard en rêvant devant le « sourire androgyne » peint par Léonard de Vinci[34]. En 1954, ce n’est pas le sourire léonardien, mais le sourire « aimant » d’une petite fille, dont la « fluidité » s’oppose à la sécheresse de la contradiction et de la logique[35] : l’image de « l’ambiguïté supérieure » du oui et du non simultanés, c’est « la petite fille qui berce sa poupée, lui sourit et pourtant sait qu’elle est de bois[36] ». Mais de cette « substance-vie » qu’est l’ultra-sexe, l’historien est exclu car il vient sans cesse buter sur la langue du Peuple sans jamais pouvoir la rejoindre ou l’intégrer. S’il imagine un monde utopique sans divisions, Michelet est brutalement placé en face de cette langue, lui rappelant à tout instant qu’il est exclu du peuple-androgyne, « déchiré », parce que sa parole le place sans cesse à l’extérieur du « paradis[37] ». Le fantasme d’androgynie, l’utopie du Neutre, le désir d’union se heurtent à une division indépassable : la division des sociolectes.

Un corps sans sexe

Après Michelet par lui-même, Barthes revient sur les images photographiques qui bouleversent les classifications et les identités dans Système de la Mode, les Nouveaux Essais critiques et L’Empire des signes. Nous avons déjà évoqué plus haut la photographie de l’acteur de Kabuki qui passe librement d’un genre à l’autre sans singer la femme, à laquelle on peut ajouter les photographies du visage nipponisé de Barthes et des visages occidentalisés des chanteurs de pop japonaise à la mode. On songe encore aux photographies de Pierre Loti, évoquées par Barthes dans la préface d’Aziyadé en 1971 : l’écrivain photographié en costume turc dans sa maison de Rochefort se donnait à lui-même le spectacle de son propre travestissement. Pour Barthes, Loti, dont la vie et l’œuvre s’inscrivent dans le paradigme de l’Orient et de l’Occident, est en proie à une ivresse apollinienne, une ivresse des apparences qui le mène au bord de la dépersonnalisation. Le signe absorbant la fonction, le « transvestissement » fait osciller le sujet entre identité et fantasme, Loti éprouve un vertige qui conduit à la dissolution de l’identité.

Un tel vertige est redouté dans la culture de masse et en particulier dans la Mode, qui a précisément pour fonction de renforcer l’identité des individus[38]. La Mode sait aussi l’utiliser à des fins commerciales sans rompre pour autant avec l’image stéréotypée des femmes produite par les photographies et les énoncés de mode[39]. Cependant, si la Mode produit une image conformiste de la femme, Barthes remarque aussi qu’avec le boy-look, les frontières entre les genres commencent à être assouplies. On assiste à une masculinisation de la femme, bien mieux tolérée, selon Barthes, que la féminisation de l’homme (dans Le Neutre, Barthes notera qu’Emile Zola voyait dans l’homme efféminé le symbole de la « pourriture » et de la décadence bourgeoise[40]). Ce qui efface le genre, c’est la mode du « junior » : la jeunesse est la valeur principale de la Mode, plus que la division des genres. Le junior, autrement dit, « se présente comme le degré complexe du féminin/masculin : il tend à l’androgyne[41] ». Barthes a vu poindre ce qui deviendra un phénomène de mode avec les vêtements unisexes et la vogue du look androgyne incarné notamment par David Bowie, célébré dans les années 1970 pour avoir fait voler en éclats les stéréotypes de genre. Mais ce n’est pas au boy look ou à la voix de Bowie que songe le sémiologue durant cette décennie, mais aux castrats et à leur succédané contemporain, les hautes-contre et les contre-ténors.

Les défenseurs d’une stricte division sexuelle au niveau des voix s’opposent aux partisans de contre-ténors qui chantent les rôles de contralto en essayant de restituer la vocalité des castrats : dans Le Neutre, Barthes fait allusion à ces débats, suscités par l’androgynie et la question de la division sexuelle, écho lointain de S/Z[42]. Comme Eric Marty l’a bien montré dans Le Sexe des Modernes, le corps du castrat bouleverse la division des genres grammaticaux et le rapport entre animé et inanimé tel qu’il apparaît en français et dans les langues indo-européennes[43]. Dans S/Z et dans « Masculin, féminin, neutre », paru en 1970 dans des Mélanges en l’honneur de Claude Lévi-Strauss, Barthes, tout en conservant le principe de l’analyse structurale (la mise au jour d’universaux structurant le récit[44]), jette les bases de l’analyse textuelle. Le personnage de Zambinella possède évidemment une fonction stratégique dans cette translation du récit vers le texte, parce qu’il bouleverse la division sexuelle et le paradigme des genres masculin et féminin. Le castrat, déjouant l’analyse structurale avec son corps indéfinissable, ne peut être défini ni par des oppositions, ni par des corrélations. Le code vestimentaire est un premier indice de ce trouble dans le classement. Les vêtements ne signifient pas l’identité de Zambinella, dont le corps désexualisé met à mal l’ordre symbolique :

Le vêtement, matériau aimé des romanciers, ne connaît que deux sexes, le masculin et le féminin ; Balzac a cependant continûment besoin d’un troisième sexe, ou d’une absence de sexe ; il ne lui reste alors qu’à définir la castrature, soit comme un mélange simultané de masculin et de féminin (c’est le costume du vieillard), soit comme la succession des deux (Zambinella s’habille en femme, puis en homme). Cette distribution vestimentaire traduit bien la difficulté que le romancier éprouve à placer symboliquement le castrat dans la structure institutionnelle des sexes, qui est inéluctablement binaire[45].

Comment désigner cet être qui enflamme Sarrasine, lequel ne sait s’il aime un garçon ou une fille ? Comment nommer un individu qui n’est ni un hermaphrodite réel, ni un androgyne fantasmatique ? Le récit de Balzac atteste la difficulté de concevoir la simultanéité des deux sexes dans une société façonnée par une langue qui, grammaticalement, exclut le genre neutre et qui a institué une opposition entre le masculin non-marqué et le féminin marqué après la disparition du genre neutre latin dans la langue française. L’élimination n’est cependant pas générale et on ne peut pas tenir l’absence de genre neutre pour un des universaux linguistiques puisqu’en Europe, Barthes constate la persistance du neutre dans certains dialectes italiens ainsi que la neutralisation des genres des noms et le pronom neutre à la troisième personne en anglais[46]. Cette différence entre le français et l’anglais avait été notée depuis longtemps, par exemple par la poétesse et éditrice lesbienne Adrienne Monnier, qui estimait que la langue anglaise était une langue « reposante » parce qu’elle ignorait les genres masculin et féminin[47]. A l’inverse, Bachelard aime la langue française à cause de l’absence de genre neutre, ce qui oblige le poète à marier les noms masculins et féminins en de subtils dosages, réalisant l’union d’animus et d’anima : « quel bienfait on reçoit du français — langue passionnée qui n’a pas voulu conserver un genre « neutre », ce genre qui ne choisit pas alors qu’il est si agréable de multiplier les occasions de choisir ![48] ».

C’est précisément le problème du choix qui est soulevé par Barthes dans sa lecture de Sarrasine, mais il déplace le problème des genres grammaticaux vers les codes. En effet, l’analyse textuelle montre qu’un récit, lu comme un texte dont on écoute les « coups » donnés par la symbolique, nous « contraint à l’indécidabilité des codes »[49] : « L’indécidabilité n’est pas une faiblesse, mais une condition structurale de la narration », et elle a pour effet de neutraliser l’origine des discours, dans la mesure où « l’on ne peut plus repérer qui parle et où l’on constate seulement que ça commence à parler[50] ». La question du choix du pronom affecté à Zambinella est indissociable de l’analyse textuelle qui vise à mettre en évidence le Texte produit par l’écriture, au sens que ce mot revêt alors pour Barthes et Sollers. Ainsi, pour désigner le castrat, « il faut décider de quel pronom on usera : masculin ? féminin ? neutre (s’il en existe) ?[51] » On pourrait certes inventer un troisième pronom, comme le « iel » de l’écriture inclusive actuelle, mais ce serait un moyen insuffisant, car, en passant de deux pronoms à trois pronoms, on mettra du plein là où on ne trouve que le vide et on masquera la véritable transgression de Sarrasine. En effet, le rapport d’opposition ne s’exprime pas entre trois genres grammaticaux, mais entre deux catégories, animé et inanimé, qui se mêle en un seul être[52] : « Sarrasine ne met pas en scène une transgression des sexes (comme Séraphitus-Séraphita), mais, si l’on peut dire, une transgression des objets, analogue à celle que pratiquent la plupart des langues, lorsqu’elles créent des métaphores.[53] ».

L’impossible identification de Zambinella, cette chose innommable, cet individu inclassable, poussent dès lors l’écrivain à créer inlassablement des métaphores[54]. Assimilée au symbolique dans « Masculin, féminin, neutre[55] », la métaphore perturbe la logique du récit, fondée sur la vraisemblance et l’enthymème depuis Aristote, mais elle fait scandale en raison du déplacement sémantique et symbolique qu’elle provoque[56]. Comme l’agonisant hypnotisé qui est « en même temps[57] » mort et vivant dans L’Etrange Cas du Docteur Valdemar de Poe (analysé par Barthes en 1973), Zambinella, corps sans nom ni sexe, est un animé inanimé, ce qui est « le paroxysme de la transgression, l’invention d’une catégorie inouïe : le vrai-faux, le oui-non ; la mort-vie est pensée comme un entier indivisible, incombinable, non dialectique, car l’antithèse n’implique aucun troisième terme ; ce n’est pas une entité bi-face, mais un terme un et nouveau[58] ».

Aussi la métaphore et le symbolique font-ils de la littérature un jeu et une jouissance. L’écrivain qui joue et jouit avec la langue française prend un plaisir pervers à vouloir dire l’impossible en redoublant d’imagination, comme Fourier imaginant des « Fés » et toutes sortes d’adunata. La jouissance de l’écriture dépend précisément d’un neutre indécidable et indicible :

A vrai dire, le neutre est impossible dans notre langue ; fût-il possible grammaticalement, il n’en serait pas moins dangereux discursivement, car, ou bien il démasquerait trop tôt le castrat (ni homme, ni femme ; on a vu que dans notre mythologie le neutre est senti comme une désexualisation et non comme une désanimation), ou bien il dénoterait la volonté de ne pas choisir entre les deux sexes, ce qui serait déjà trop en dire ; le narrateur ne peut donc indexer le castrat que par ce que l’on pourrait appeler le neutre féminin (« une si charmante créature », « une organisation féminine »).[59]

Comme le rappellera Barthes dans Le Neutre, le vers rémunère le défaut des langues, « le discours supplée la langue[60] », et la littérature ouvre « un champ infini, moiré, de nuances, de mythes, qui peuvent rendre le Neutre, défaillant dans la langue, vivant ailleurs[61] ». La littérature n’est pas le seul champ du Neutre : la musique, et plus précisément « le chant romantique », en est l’un des domaines privilégiés.

Le chant unisexe

Dans le récit de Balzac est décrit un orgasme sans rapport sexuel : Sarrasine, contemplant Zambinella sur la scène d’un théâtre, est emporté dans une folie érotique et musicale, l’oreille symboliquement dressée, en érection. L’écoute du chant du castrat l’érotise au point que le sculpteur se sent comme recouvert par la voix merveilleuse de Zambinella : cette voix inonde son corps, glisse sur « toute l’étendue de sa peau », l’imprègne de part en part[62]. La jouissance de Sarrasine est analogue à celle de Michelet se rêvant vêtement : elle est provoquée par la caresse du chant, qui le rend fou. Voir, écouter, toucher : l’érotisation du corps en « étendue » suffit à la jouissance. On songe ici aux « Soirées de Paris » et à l’anecdote du gigolo payé d’avance par Barthes, qui notait que « le simple contact des yeux, de la parole [l’] érotise[63] ». Comme l’écrit Marty, « le « sans rapport » n’est pas la privation de la jouissance[64] », mais un trait essentiel du Neutre, indissociable de l’écoute et de la voix.

Entre 1970 et 1978, le Neutre glisse de la voix du castrat au chant romantique et il finit par être perçu dans la musique de Schubert. En 1978, au moment où l’on commémore le 150e anniversaire de la mort du compositeur, Barthes interroge d’abord un lieu commun : depuis le XIXe siècle, les critiques ont souvent opposé l’énergique virilité beethovénienne à la tendre féminité schubertienne[65]. Tandis que Dominique Fernandez perçoit dans la musique et dans la vie de Schubert les signes d’une « homosexualité honteuse[66] », Barthes entend une musique féminine-masculine, complexe, neutre. En effet, « la tendresse schubertienne n’est pas seulement une valeur féminisante, comme on l’a souvent vue, mais précisément elle rend inutiles ces oppositions anciennes entre les sexes. Si l’on considère la jeunesse d’aujourd’hui, dans son vêtement par exemple, on se rend compte de cette disparition des oppositions[67] ».

Mieux que la Mode, les Lieder de Schubert défont la division sexuelle car ils ont « aboli les voix », c’est-à-dire « le classement des voix humaines », qui n’est jamais « innocent[68] ». En effet, d’après Barthes, les Lieder de Schubert, comme ceux de Schumann, peuvent être interprétés par des voix masculines ou féminines (si l’on excepte du moins des cycles tels que Frauenliebe und Leben opus 42 ou Dichterliebe opus 48 de Schumann). C’est que le chant romantique a pour fondement l’amour romantique, qui « ne fait acception ni de sexes, ni de rôles sociaux[69] ». Il substitue à la division sexuelle et sociale une division symbolique : la voix noire du Mal et la voix pure de l’âme. Aussi les Lieder transgressent-ils le quatuor vocal et familial, structure de l’opéra, pour accéder à l’indifférenciation sexuelle : « pas de « famille » vocale, rien qu’un sujet humain, unisexe, pourrait-on dire[70] ». L’unisexe des Lieder, radicalement différent de celui de la Mode, n’est pas une troisième voix neutre[71], ce qui l’inscrirait dans un mouvement dialectique. Il manifeste l’union des deux sexes en un seul être indifférencié, en-deçà de la dualité du paradigme (« dans Un, importe seulement pour moi le sans dualité », note Barthes sur une fiche préparatoire du Neutre[72]).

L’Un se manifeste encore à un autre niveau dans la musique de Schubert. Cette musique, si accessible à l’amateur, fait de Schubert un « musicien populaire » : à la fois simple et sensuelle, elle ignore les divisions sociales et culturelles de la « civilisation occidentale », et elle « plaît à la fois à des gens qui ont des critères de lecture difficiles et raffinés et à la fois aux autres[73] ». Une solution est apportée par la musique de Schubert au problème posé à la fin de Michelet par lui-même : Schubert, musicien « populaire », unit dans sa musique le peuple et l’élite en dépassant la division des classes, des sexes et des sociolectes, là où Michelet échouait à parler le peuple et restait inéluctablement séparé de lui.

A cette unité idéale du musicien et du peuple s’ajoute un dernier trait propre au Lied. Le Lied se différencie du chant des castrats parce qu’il fait émerger une nouvelle subjectivité qu’on pourrait qualifier de neutre : « à la créature publiquement châtrée, succède un sujet humain complexe, dont la castration imaginaire va s’intérioriser[74]. » Tandis que les castrats, objets de tous les regards, étaient adulés sur les scènes européennes, telle Zambinella admiré par Sarrasine, le Lied n’est pas un spectacle, mais il appartient à la sphère intime, il se performe dans une intimité préservée de l’intrusion des spectateurs, des voyeurs. Pour le dire avec Barthes, le Lied « s’origine dans un lieu, fini, rassemblé, centré, intime, familier », car il est essentiellement un chant que je me chante à moi-même et « en moi-même avec mon corps », sans expressivité théâtrale, hors de l’aliénation par le regard, afin de « jouir fantasmatiquement de mon corps unifié[75] ».

L’Androgyne et le monachos

Le fantasme du « corps unifié » dans l’intimité d’une retraite bienheureuse nous conduit pour finir au premier cours du Collège de France : Comment vivre ensemble. Avant Le Neutre, Barthes a laissé poindre son fantasme au trait « Monôsis », où surgit l’Androgyne à côté du moine, ou plutôt de son image fantasmée en grec, le monachos. Vivant dans une « retraite absolue », « amoureuse », « duelle[76] »au sein d’une communauté idiorythmique, le monachos est une autre image de la désexualisation du Neutre. Tandis que Foucault songe aux communautés lesbiennes américaines et aux couvents de nonnes où avait trouvé refuge Herculine Barbin[77], Barthes imagine l’idiorythmie à partir d’un autre modèle de communauté monosexuelle, le monachisme athonite. Pour caractériser la vie idéale du monachos, dont le corps est à la fois asexuel et soumis au désir, il utilise un mot grec, « Monôsis », qu’il découvre dans un article d’Antoine Guillaumont, « Monachisme et éthique judéo-chrétienne » (1972). Cet article lui fournit d’autres mots grecs (monachos, monotropos) qui renvoient, en raison de leur radical, à l’unité originelle d’Adam avant la scission en deux sexes[78].

La question fondamentale de la « Monôsis » est la suivante : comment cerner « la véritable Unité », « l’Unité duelle »[79] ? La réponse se situe à la fois dans le corps et la grammaire. La grammaire d’abord. Dans Comment vivre ensemble, Barthes glisse des trois genres (masculin, féminin et neutre) aux trois nombres, dont l’existence est attestée en grec ancien : entre le singulier et le pluriel se place le duel qui désigne les paires et les couples, et qui renvoie symboliquement à « l’espace d’amour », « hors généralité[80] », à cette relation amoureuse qui se dit au « vocatif », sans noms propres, par les seuls pronoms de la présence sensible, Je et Tu[81]. Le corps ensuite. Des mythes nombreux évoquent l’unité primordiale d’un être mythique unissant les deux sexes. Barthes y revient plus longuement dans Le Neutre, quand il énumère les mythes évoquant « l’androgynie originelle », mythe du « Dieu Androgyne » et mythe du « premier homme androgyne »[82]. Outre les représentations de dieux et de déesses pourvues de caractères mâles et femelles chez les Egyptiens et les Grecs, Barthes convoque l’Androgyne de Jakob Boehme, qui voyait dans Adam et Jésus Christ des « vierges masculines »[83]. Il fait également un sort aux théories des alchimistes qui travaillaient la « réalisation de l’être unique, le nouvel Adam, symbolisé par l’androgyne couronné[84] ».

A ces figures mythiques et à ces rêveries mystiques s’ajoute enfin le fantasme propre au professeur du Collège de France : le père maternel. C’est en relisant l’interprétation du rêve de Léonard de Vinci par Freud (la scène homosexuelle suggérée par la queue du vautour dans la bouche du nourrisson) que Barthes imagine le père tendre, maternel, nouvelle neutralisation de la division sexuelle[85]. Le père tendre, il l’a observé au Japon et il en imagine le pendant mythologique, un père « pourvu de seins : figure absente de notre mythologie occidentale, carence significative[86]. » Ce père maternel est l’antithèse de ce qu’on pourrait appeler la mère paternelle qui, sans tendresse, tire par la main son enfant, pauvre « victime sadienne[87] », afin de l’obliger à marcher à son pas dans la négation complète de l’idiorythmie.

L’Androgyne est l’image de l’uni-dualité paradisiaque avant toute scission, une créature à l’image de Dieu, ni masculine, ni féminine : qu’il s’agisse de la sphère d’Aristophane ou de l’Adam originel, l’Androgyne est un rêve, le « rêve d’Adam ». La différence entre hermaphrodite et androgyne est claire : « ce qui sépare l’hermaphrodite de l’androgyne : finalement une décision de valeur, une évaluation : un passage à la métaphore[88] ». L’Androgyne appartient soit au passé, soit à l’avenir, soit à un ailleurs imaginaire, jamais au présent. Seul le monachos pourrait en approcher, loin de « la Nature, de la sagesse, du mythe » qui disent : « ne cherchez pas l’union (l’amphimixie) hors de la division des rôles, sinon des sexes[89] ».

Contre la voix de la sagesse et de la Nature, le moine éprouve le « désir du deux » comme Robinson « désire » Vendredi[90], alors même que toute son existence est dirigée vers la « monotropie », c’est-à-dire, selon Guillaumont, le célibat, la vie sans les tiraillements du mariage. Toutefois, selon Barthes, les fondateurs du monachisme oriental, loin de réprimer le désir, avaient défini un ars erotica incompréhensible en Occident : non pas la recherche de l’orgasme à tout prix, mais le plaisir de l’effleurement, du frôlement, de la caresse, ce qui suppose une « science du désir » très raffinée[91]. Laissant affleurer le désir, les moines reconnaissent la valeur de ce plaisir « pervers » réprimé en Occident[92], un plaisir délicat qu’ils se donnent les uns aux autres, avec douceur, dans une communauté monosexuelle[93].

Cependant, la « Monôsis » demeure l’état idéal que le monachos doit rechercher par une tension incessante vers l’Un. La vie contemplative du monachos permet alors de distinguer plusieurs façons de concevoir de l’unité : l’Un intégré, l’Un divisé[94] et « l’entier ». Dans Le Neutre, Barthes dénonce « l’arrogance de l’unité » quand elle signifie « l’entier », c’est-à-dire « le centralisé[95] ». L’unité que suppose « l’entier » est obtenue avant tout par la violence, exercée le plus souvent par un pouvoir central étatique. L’Inquisition est emblématique de la répression menée au nom d’un « dogmatisme d’unité »[96], mais Barthes n’oublie pas la violence des protestants et l’exécution de Miguel Servet au nom du dogme calviniste. Dans tous les cas, l’intolérance et la violence procèdent d’un pouvoir qui veut contrôler les individus et les groupes. Barthes promeut à l’inverse un individualisme antidogmatique dirigé contre l’arrogance du pouvoir. Il se réfère pour cela au mode de vie de Pyrrhon d’Elis et des Sceptiques grecs, mais aussi aux mystiques[97] et au monachos qui vise à retrouver l’unité bienheureuse de l’Adam Androgyne.

C’est là le paradoxe de l’Androgyne, que Barthes n’a pas manqué de souligner : l’Androgyne est une menace pour le pouvoir parce qu’il est jugé « arrogant », orgueilleux, coupable d’hybris. Mais ce qui est nommé « arrogance » (mot que Barthes place entre des guillemets dans Comment vivre ensemble) correspond en fait au « bonheur androgyne[98] ». Ce bonheur, ce n’est pas l’unité, mais « le repos indivis », « l’union fruitive, la fruition de l’amour[99] », la complétude de l’Un intégré du monachos, l’état idyllique de l’homme ni masculin, ni féminin. L’Androgyne d’Aristophane et de Boehme est le « Un composé » ou « intégré », différent du « Un divisé » qui est le propre du névrosé. C’est à retrouver ce « Un composé » que tend le « monachos » vivant dans une « solitude paisible », dans « l’hésychia », dans le « monde du non-partagé, du pur, du sans-mélange[100] ». Car l’utopie, le Souverain Bien, c’est l’Androgyne uni-duel, comblé d’un bonheur indicible, complexe, tranquille, neutre.

L’avenir d’un fantasme

De la vision des photographies de Michelet jusqu’au rêve d’Adam, le fantasme de l’Androgyne s’est donc exprimé en de multiples figures dans les textes de Barthes. Si le Neutre et l’Androgyne ont pu être récupérés par les gender studies au point de préfigurer la théorie de l’indifférenciation sexuelle, c’est que Barthes, à la fin des années 1970, s’attaquait à la petite-bourgeoisie et aux traditionalistes de tous bords, en menant un combat à la marge des institutions contre l’ordre patriarcal hétéronormé. Mais si le professeur du Collège de France apparaît comme un précurseur quarante ans plus tard, alors que la déconstruction est devenue une habitude, voire un mot d’ordre, on ne peut pas ne pas reconnaître aujourd’hui la singularité de son Androgyne : une créature dont on ne peut donner la moindre image réelle, si ce n’est à travers des figurations « orientales », comme l’acteur japonais ou le moine grec. En somme, l’Androgyne échappe à « l’adjectif », principe de toute affirmation, de tout carcan identitaire, et son corps inconcevable, « infigurable », ne peut recevoir aucun prédicat : l’Androgyne est inactuel, mythique, fantasmatique, et « sans nom ».

Fantasmé à travers la vie du monachos, l’Androgyne tranquille n’a rien en commun avec les discours encratiques et acratiques qui s’affrontent dans l’espace public. Il ne peut être réduit ni aux images publicitaires produites dans le système de la Mode, ni à une apparence stéréotypée, reproduite et copiée partout avec ses signes intelligibles et identifiables (drapeau, slogans, vêtements) : tout un code du militant qui est radicalement différent de la signifiance et du Neutre. Chez Barthes, qui veut résister à la maximalisation de la politique à la fin des années 1970, le fantasme de l’Androgyne marque le triomphe imaginaire d’un individu-monade, sphère autonome et irrécupérable qui connaît le bonheur de l’Un. Quant à la performativité, elle trouve à coup sûr sa limite avec un tel fantasme : peut-on juger valide et pertinente une assertion telle que « Je suis l’Androgyne » ? L’Androgyne, comme dans la théologie négative, ne peut être qu’approché par des mots tissés à l’infini, sans espoir de lui affecter un signe définitif. Telle est la jouissance de l’écriture, « ce neutre, ce composite, cet oblique où fuit le sujet, le noir-et-blanc où vient se perdre toute identité, à commencer par celle-là même du corps qui écrit[101] ».


Notes

  1. Cf. Andy Stafford, Roland Barthes Writing the Political, Anthem Press, 2022, p. X-XII; Magali Nachtergael, “Barthes à l’aune des Queer & Visual Studies”, Jean-Pierre Bertrand, Roland Barthes. Continuités, Bourgois, 2017, p. 417-436; Yue Zhuo, “Gender Neutral: Rereading Barthes’s S/Z and the Figure of the Androgyne,” Word and Text, 8, 2017, p. 119-135; Nicholas De Villers, Opacity and the Closet: Queer Tactics in Foucault, Barthes and Warhol, Minnesota University Press, 2012, p. 63-88; Laure Murat, « L’invention du neutre », Diogène, 2004, n°4, p. 72-84. On pourra aussi écouter l’émission de Camille Renard du 2 juillet 2019 sur France Culture : « Roland Barthes, précurseur LGBTQ+ » : https://www.radiofrance.fr/franceculture/roland-barthes-precurseur-lgbtq-5714066
  2. Magali Nachtergael, “Barthes à l’aune des Queer & Visual Studies”, art. cit., p. 433.
  3. Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Œuvres Complètes, édition d’Eric Marty, Paris, Seuil, V, p. 278.
  4. Roland Barthes, Le Neutre, édition de Thomas Clerc, Paris, Seuil, 2002, p. 171.
  5. Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, op. cit., p. 278.
  6. Cf. Luc Brisson, Le sexe incertain. Androgynie et hermaphrodisme dans l’Antiquité gréco-romaine, Paris, Les Belles Lettres, 1997, p. 41-66.
  7. Laure Murat, « L’invention du neutre », art. cit., p. 81-84.
  8. Laure Murat, « L’invention du neutre », art. cit., p. 75-80.
  9. Justine Gonneaud, L’androgyne dans la littérature britannique contemporaine : Métamorphose d’une figure, Montpellier, Presses universitaires de la Méditerranée, 2020.
  10. Roland Barthes, Le Neutre, p. 244. Cf. Eric Marty, op. cit., p. 321-323.
  11. Eric Marty, Le Sexe des Modernes, Paris, Seuil, 2021, p. 143-162.
  12. Le Neutre, op. cit., p. 239.
  13. Ibid., p. 239.
  14. Ibid., p. 239.
  15. Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, op. cit., p. 278.
  16. « Bachelard, rapporté par Guitton et par un auditeur (Thierry Gesset) : le neutre = « une féminité voilée ». » (Le Neutre, p. 242.)
  17. Gaston Bachelard, Poétique de la rêverie, Paris, PUF, 1960, p. 73.
  18. Le Neutre, op. cit., p. 242.
  19. Fiche 661, Le Neutre, Fiches préparatoires, Archives Roland Barthes, BnF, NAF 28430.
  20. Le Plaisir du Texte, Œuvres Complètes, IV, op. cit., p. 219.
  21. Le Neutre, op. cit., p. 239.
  22. Jacques Godechot, « Roland Barthes, Michelet par lui-même », Annales historiques de la Révolution française, 214, 1973, p. 627-630. Cf. Tiphaine Samoyault, Roland Barthes, Paris, Seuil, 2025, p. 282-283.
  23. Roland Barthes, Michelet, I, op. cit., p. 415.
  24. Michelet, I, op. cit., p. 413.
  25. Ibid., p. 413.
  26. Marty, op. cit., p. 161.
  27. Michelet, I, opcit., p. 393.
  28. Ibid., p. 394.
  29. Ibid., p. 394.
  30. Ibid., p. 393-394.
  31. Ibid., p. 418.
  32. Ibid., p. 418.
  33. Ibid., p. 416.
  34. Eric Marty, op. cit., p. 323.
  35. Michelet, I, op p. 424.
  36. Michelet, I, p. 418.
  37. Michelet, I, p. 419.
  38. Nouveaux Essais critiques, Œuvres Complètes, IV, p. 114-116.
  39. Système de la Mode, Œuvres Complètes, II, p. 1153.
  40. Le Neutre, p. 239.
  41. Système de la Mode, Œuvres complètes, II, p. 1153-1156.
  42. Le Neutre, p. 234. Cf. Timothée Picard, « Le castrat et ses enjeux à l’époque de S/Z », in Claude Coste et Sylvie Douche (dir.), Barthes et la musique, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2018, p. 213-228.
  43. Eric Marty, op. cit., p. 298-303.
  44. « L’objet de l’analyse structurale comparée n’est pas la langue française ou la langue anglaise, mais un certain nombre de structures que le linguiste peut atteindre à partir de ces objets empiriques et qui sont, par exemple, la structure phonologique du français, ou sa structure grammaticale, ou sa structure lexicale, ou même encore celle du discours, laquelle n’est absolument pas indéterminée. » (Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, collection « Agora », 2003, p. 103.)
  45. « Masculin, féminin, neutre », Œuvres Complètes, V, p. 1034-1035.
  46. Le Neutre, p. 236. Voir la série des Fiches 649-667, Le Neutre, Fiches préparatoires, Archives Roland Barthes, BnF, NAF 28430.
  47. Laure Murat, « L’invention du neutre », art. cit., p. 79.
  48. Gaston Bachelard, Poétique de la rêverieop. cit., p. 34.
  49. « Analyse textuelle d’un conte d’Edgar Poe », Œuvres Complètes, IV, p. 441.
  50. « Analyse textuelle d’un conte d’Edgar Poe », p. 441-442.
  51. « Masculin, féminin, neutre », p. 1035.
  52. Cf. Marty, op. cit., p. 300-301.
  53. « Masculin, féminin, neutre », p. 1035.
  54. Cf. Eric Marty, op. cit., p. 457-463.
  55. « Masculin, féminin, neutre », p. 1033.
  56. « Il s’agit d’affirmer une essence qui n’est pas à sa place (le déplacé est la forme même du symbolique) ». (« Analyse textuelle d’un conte d’Edgar Poe », p. 435).
  57. « Analyse textuelle d’un conte d’Edgar Poe », p. 436.
  58. « Analyse textuelle d’un conte d’Edgar Poe », p. 436.
  59. « Masculin, féminin, neutre », p. 1042.
  60. Le Neutre, p. 241.
  61. Le Neutre, p. 238.
  62. S/Z, Œuvres Complètes, III, p. 209-210.
  63. Roland Barthes, « Soirées de Paris », Œuvres Complètes, V, p. 983.
  64. Eric Marty, op. cit., p. 459.
  65. Cf. Susan McClary, « Constructions of Subjectivity in Schubert’s Music », Queering the Pitch: The New Gay and Lesbian Musicology, Routledge, 2006, p. 205-234.
  66. Dominique Fernandez, Le Rapt de Ganymède, Paris, Grasset, 1987, p. 191.
  67. « Sur Schubert », Œuvres Complètes, V, p. 555.
  68. « Le chant romantique », Œuvres Complètes, V, p. 303.
  69. « Le chant romantique », p. 304.
  70. Ibid.
  71. Magali Nachtergael, art. cit., p. 433.
  72. Fiche 1, Le Neutre, Fiches préparatoires, Archives Roland Barthes, BnF, NAF 28430.
  73. « Sur Schubert », p. 554.
  74. « Le chant romantique », p. 304.
  75. « Le chant romantique », V, p. 305.
  76. Roland Barthes, Comment vivre ensemble, édition de Claude Coste, Paris, Seuil, 2002, p. 137.
  77. Cf. Eric Marty, op. cit., p. 455-463.
  78. Antoine Guillaumont, « Monachisme et éthique judéo-chrétienne », Recherches de science religieuse, avril-juin 1972, tome 60, n° 2, p. 199-218.
  79. Comment vivre ensemble, p. 136.
  80. Comment vivre ensemble, p. 143.
  81. Comment vivre ensemble, p. 143.
  82. Le Neutre, p. 241.
  83. « La virginité de l’homme ne signifie pas que la nature masculine est isolée de la féminine, ni l’inverse ; bien au contraire, c’est leur union. L’homme vierge n’est pas l’homme sexué et scindé, il n’est pas une moitié ; tandis que l’homme et la femme sont sexués, c’est-à-dire qu’ils ne possèdent qu’une moitié de l’être. » (Nicolas Berdiaev, « La doctrine de la Sophia et de l’Androgyne. Jakob Boehme et les courants sophiologiques russes », in Jakob Boehme, Mysterium Magnum, tome I, Paris, Aubier Montaigne, 1945, p. 30).
  84. Le Neutre, p. 242.
  85. Eric Marty, op. cit., p. 320-321.
  86. Le Neutre, p. 243.
  87. Comment vivre ensemble, p. 40.
  88. Le Neutre, p. 240.
  89. Fragments d’un discours amoureux, p. 279.
  90. Comment vivre ensemble, p. 135.
  91. Comment vivre ensemble, p. 112.
  92. Comment vivre ensemble, p. 113.
  93. Cf. Eric Marty, op. cit., p. 441-446.
  94. Comment vivre ensemble, p. 137-138.
  95. Le Neutre, p. 202.
  96. Le Neutre, p. 205.
  97. « Mystiques : ce ne sont ni des orthodoxes ni des hérétiques (des subversifs). Très exactement êtres de la limite, qui est le lieu exact du non-pouvoir (Eglise = pouvoir. Calvin, Luther = pouvoir) », note Roland Barthes sur une fiche en 1977-1978 (Fiche n° 700, Le Neutre, Fiches préparatoires, Archives Roland Barthes, BnF, NAF 28430).
  98. Comment vivre ensemble, p. 136.
  99. Fragments d’un discours amoureux, p. 277.
  100. Comment vivre ensemble, p. 136.
  101. « La mort de l’auteur », Œuvres Complètes, III, p. 40.