« Le monde homosexuel n’est pas tellement intéressant. C’est le monde à partir d’un homosexuel qui est intéressant. Toujours l’Indirect. »

(Roland Barthes, Grand Fichier, fiche n°302, 5 juin 1978)

Roland Barthes était un « ficheur », selon la désignation alors en vogue à la fin du XIXe siècle pour qualifier ces savants qui utilisaient la fiche érudite de façon quotidienne en l’instrumentalisant dans un environnement spécifique : dans des boîtes, des casiers, des meubles-fichiers, des rangements en tous genres. C’était même un grand ficheur, à l’instar de ses amis et contemporains, tous héritiers dans l’après-guerre de cette forme de consignation minimale du savoir, comme Lucien Febvre, André Leroi-Gourhan, Claude Lévi-Strauss ou encore Michel Foucault[1]. En témoignent les nombreux fichiers retrouvés après sa mort et, parmi eux, ce Grand Fichier – ou « fichier-journal » comme le désigne Barthes –, constitué de plus d’un millier de fiches manuscrites, toutes datées de sa main entre 1968 et 1980[2].

Cet ensemble est singulier par la façon qu’il a de convertir une pratique savante parfaitement circonscrite en un registre qui va devenir peu à peu le lieu du dépôt de l’intime. Là est tout l’intérêt du mot composé de « notes-journal » que Barthes invente à l’orée de cet ensemble[3], puisque s’y conjugue à la fois une tentation et un refus : tentation de tenir un journal ; mais refus de céder à sa « médiocrité[4] » en lui interdisant de prendre forme, en l’euphémisant sous la désignation de simples notes, en l’aimantant vers un registre plus intellectuel que strictement confessionnel. Il n’empêche : ce fonds déposé à la BNF constitue à ce jour le « journal » le plus abouti de Roland Barthes. C’est donc un lieu privilégié pour observer comment se pense et se vit, dans le secret d’une écriture pour soi, la « question » homosexuelle. Et ce dans une période – la décennie 1970 – où les discours sur l’homosexualité s’intensifient et se multiplient, à travers différents relais qui leur font gagner en visibilité[5]. Parallèlement, c’est l’époque où Roland Barthes sort discrètement du placard et laisse affleurer les signes codés d’une homo-écriture. Les indices sont nombreux et se déploient sur différents champs : le champ théorique, où la question du Neutre et la déconstruction des identités sexuelles gagnent chez lui en importance, depuis S/Z jusqu’au cours sur Le Neutre ; le champ artistique où ses prises de position en faveur des artistes queer sont de plus en plus évidents et où ses propres livres, dans leur rapport à l’image, jouent d’une certaine ambiguïté (L’Empire des signes ou certains clichés de la Chambre Claire) ; le champ sociologique où, de façon encore plus appuyée, Barthes témoigne par l’indirect en faveur des pratiques alors prisées par la communauté homosexuelle masculine : les « tricks » d’un soir de Renaud Camus, la drague codée des petites annonces du supplément « Sandwich » dans Libération, le théâtre de la nuit gay qui s’orchestre dans Le Palace de Fabrice Emaer.

Distant reading

Pour cerner au mieux la question homosexuelle dans le fichier-journal de Roland Barthes – « question » que j’entendrai d’abord dans un sens extensif, afin d’en récupérer toutes les traces possibles : aussi bien dans sa thématisation quotidienne (drague, rencontres, conversations avec des gigolos, réseaux et lieux de sociabilité gay, etc.) que dans sa dimension plus méta-réflexive (considérations sur la valeur des discours de l’homosexualité ou sur l’existence en soi d’une écriture spécifiquement homosexuelle) – je m’appuierai sur le travail d’édition numérique du fichier que j’ai entrepris grâce au soutien d’Eric Marty et de Thomas Cazentre. L’interface du site que j’ai développé s’adosse à une base de données relationnelles qui nous permet en effet d’avoir une approche précise des différents sujets abordés par Barthes dans l’ensemble de son fichier[6].

Figure 1 : Maquette du projet « ArchiBarthes »

Après quelques manipulations, on obtient des échantillonnages thématiques qui rendent possibles une modélisation « à distance » du fichier, découpée par grands ensembles. Ces quelques éléments qui traitent le corpus comme une donnée chiffrable, selon la méthode du distant reading définie par Franco Moretti pour les études littéraires[7], s’ils n’épuisent en rien la complexité du sujet, ils n’en demeurent pas moins riches d’enseignements. D’abord, ils nous prouvent que « l’homosexualité » est un sujet massif dans l’ensemble des fiches de Roland Barthes ; deuxième sujet le plus important de son journal (avec 139 entrées), juste après les notes relatives aux projets d’écriture qui animent Barthes. Plus d’une fiche sur dix traite donc, de près ou de loin, de la question homosexuelle. Cependant, et c’est ce que je retiens, si le motif homosexuel est largement représenté, il affiche d’emblée une épaisseur théorique toute relative. Pour preuve, il n’est qu’à considérer les sous-thèmes qui rentrent dans la catégorie « homosexualité ». A plus de 50%, ce sont des notations assez banales sur la drague entre hommes, sur les codes qui sont les siens, sur les préférences ou les intolérances de Barthes dans l’ordre du désir masculin. L’analyse du discours « sur » l’homosexualité ou la volonté d’en faire un sujet théorique restent très marginales : moins d’une dizaine de fiches s’affrontent au sujet, avec à chaque fois – on le verra – une forte suspicion. Enfin, si l’on regarde de plus près quelles sont les formes d’écriture diariste que choisit Barthes pour traiter du thème de l’homosexualité, on aperçoit très vite que c’est la catégorie « chose vue » qui domine. Le motif de l’homosexualité s’inscrit dans un quotidien dont Barthes se plaît à arpenter la seule surface : il rapporte des conversations, il décrit des saynètes, il épingle des modes, il relève des gestes et des postures ; il est plus souvent dans la position du scrutateur que dans celle de l’acteur, et à ce titre le fichier-journal se distingue des journaux posthumes naguère publiés par François Wahl, lesquels avaient fortement réduit l’homosexualité barthésienne à sa dimension libidinale[8]. Pris dans la coulée de l’existence, au contact de notations diverses, entre une soutenance de thèse à Nanterre et une réflexion sur la mort du père, cette consignation de la sexualité se dilue et s’espace dans le temps, en infléchissant la perception qu’on pouvait en avoir : il y a certes des entrées « vadrouilles[9] » dans ce journal, mais celles-ci sont en nombre limitées, et prennent souvent un tour honteux, auto-dérisoire même, à travers lequel Barthes pointe surtout l’invisibilité qui affecte le sujet âgé dans l’économie de la drague homosexuelle.

Figure 2 : répartition des thèmes dans le Grand Fichier

Figure 3 : sous-thèmes dans l’entrée « homosexualité »

Figure 4 : typologie des écritures liées au thème de l’homosexualité

Il n’y a pas de « question » homosexuelle

Tout fonctionne donc comme si le lieu même de la mise en question du monde – du monde de Roland Barthes, dans sa consignation journalière – refusait précisément de « questionner » l’homosexualité, la considérant plutôt comme une non-question, et s’attachant alors à lui dénier toute importance sur le plan discursif[10]. Il y a bien un contexte homosexuel diffus dans ce fichier-journal, fortement lié au milieu socio-homosexuel de l’époque, tel qu’il a été décrit par les historiens ou les sociologues, et tel qu’il se donne à lire dans d’autres journaux d’écrivains homosexuels publiés à la même période (Hervé Guibert, Renaud Camus, Tony Duvert, Matthieu Galley) – un contexte fait d’amitiés masculines fonctionnant en réseaux, de lieux de plaisir quadrillés, de vadrouilles codifiées, de contact avec les gigolos (Barthes s’y intéresse, discute beaucoup avec eux) – mais, en regard de ce vaste contexte, nous ne pouvons que remarquer la pauvreté du discours « tenu » sur l’homosexualité.

Doit-on s’en étonner ? Attend-on d’un écrivain hétérosexuel qu’il « questionne » son hétérosexualité à l’intérieur des pages de son journal ? À ce titre, Barthes est très foucaldien. Les fiches qui se rapportent précisément à la « question » homosexuelle réfutent toutes les formes de discours dans lesquels elle semble prise. Je lirai une fiche, particulièrement éclairante à ce sujet :

Le traitement, le discours imposé à l’homosexualité (Hocquenghem , Fernandez, etc.) est trop gros et je ne m’y reconnais pas à cause de sa « grosseur » (grossièreté) : revendicatif (curé ou libertaire), bref il cède, il concède, il se plie à la société et fait de l’homosexualité un objet avant tout social ; c’est un « problème de société » (objet d’émissions TV, de films, de livres sur, etc). Or je n’accepterai de parler de l’homosexualité qu’à titre non seulement personnel (sans généralisation, sans méta-Homosexualité) mais aussi individuel : le pur individu que je suis, la marge absolue, irréductible à toute « science » ou para-science (ces formes d’ « art » qui se veulent des sciences, des raisons, des messages de généralité). (fiche n°898, 19 novembre 1979)

Ici résonnent toutes les formes d’incitations au discours de l’homosexualité, tels qu’ils peuvent se décliner à l’époque du Grand Fichier. Si Guy Hocquenghem est cité, à côté de Dominique Fernandez, sûrement au titre du « libertaire » – principale figure du Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire (FHAR) et formidable incitateur aux discours comme le prouve le poids qu’il a eu dans la libération de la parole homosexuelle, notamment à travers ses coups d’éclats médiatiques[11] – , en filigrane se devinent aussi des positions plus édulcorées, mais non moins médiatisées, qui peuvent incarner la position du « curé » : je pense notamment à André Baudry (ancien séminariste et créateur du collectif Arcadie, défenseur de « l’homophilie » et militant pour la reconnaissance des droits homosexuels dans la société), mais aussi à Jean-Louis Bory, auteur de Ma moitié d’orange en 1973, et partisan d’une forme de banalisation de la question homosexuelle, réclamant pour elle une visibilité tranquille. Quel que soit le parti pris, quel que soit le discours que l’on tienne – curé, libertaire ou pacificateur -, en acceptant de « parler » de l’homosexualité, de la traiter sous forme de question partageable par l’opinion, on fait le jeu de la scientia sexualis[12], on produit sur elle – fût-ce dans la dénégation – une vérité qui serait celle du désir homosexuel. Barthes voit dans cette prolifération des discours une atteinte à sa marginalité : non en ce que l’homosexualité incarnerait une pratique déviante par rapport à une norme introuvable, mais tout simplement parce qu’elle est un pli de l’individu, dans son irréductibilité.

La période est pleine d’incitations : elle est questionnante, elle demande à ce que l’on sorte du placard, elle traque les « honteuses » qui selon elle font le jeu de l’invisibilisation voulue par ceux qu’on appelle alors les « hétéro-flics »[13]. À bien des égards, le fichier-journal de Roland Barthes entretient un dialogue in absentia avec nombre d’incitateurs – réels ou imaginaires – qui le somment de « s’expliquer », selon ses mots[14]. Outre le militantisme ambiant (perceptible à travers la figure d’Hocquenghem et du FHAR, pour lesquels Barthes a des mots très durs, accusant de crypto-fasciste leur éloge inconditionnel de la « différence »[15]), Barthes est aussi sollicité par son éditeur, François Wahl, dont la conversation – tenue ou fantasmée – nous est transcrite à plusieurs endroits[16]. Le philosophe voudrait qu’il s’explique sur sa « sexualité », s’interroge sur le fait qu’il laisse « inabordés » des pans entiers de ses pratiques ou de ses non-pratiques.

Ces incitations diverses ont pour effet de pousser Barthes à se questionner sur la forme la plus juste à adopter dès lors qu’on se propose d’écrire sur l’homosexualité. Elles réactivent un projet lancinant et ancien. On se souvient que le fragment « Projets de livres » du Roland Barthes par Roland Barthes envisageait un tel livre. Intitulé « Le Discours de l’homosexualité (ou : les discours de l’homosexualité, ou encore : le discours des homosexualités)[17] », il l’inscrivait sous le signe du prospectus, d’autant plus différé que l’épanorthose en corrigeait sans cesse le titre comme pour mieux souligner l’impossibilité de tenir un « discours » sur le sujet. Le fichier-journal semble évacuer encore plus radicalement un tel projet : c’est bien parce que l’homosexualité est partout en pleine lumière, victime d’un trop-plein de sens, toujours tirée au clair par les médias, qu’il faudra l’inscrire dans une sorte de cache discursive. C’est ce qu’indique cet étonnant projet de texte consigné dans le fichier :

Idée de faire un petit texte sur l’homosexualité en latin (en latin facile)

– Pourquoi ?

– Tant de textes en clair sur l’homosexualité aujourd’hui, que besoin de rétablir une sorte d’interdit de langage, mais incongru. » (fiche n° 1042, 7 janvier 1980)

C’est la ligne que tient Barthes dans son journal ; l’homosexualité ne sera plus interdite dès lors qu’elle aura trouvé un autre nom (une autre langue) pour se dire.

Neutraliser la question

Comment nommer « l’homosexualité » par un autre mot que celui qui nous est fourni par le dictionnaire[18] ? Comment se défaire de cette définition générique qui d’une part réduit sa complexité à un improbable en soi, et qui d’autre part l’arrime à une place toute trouvée pour ceux qui veulent tenir un discours sur elle ?

Dans sa volonté constante de déjouer la force d’assignation que revêt ce signifiant, Barthes reste proche – et peut-être malgré lui – des prises de position alors dans l’air du temps sur la question homosexuelle. À chaque fois, le choix du mot – ou plutôt son non-choix – est crucial. Que ce soit dans l’esquive pudique et auto-censurante du terme « homophile » choisi par Baudry ; ou dans l’auto-dénigrement volontaire et émancipateur des militants du FHAR (pour lesquels on est « pédé » ou « gouine »), la dénonciation de « l’homosexualité comme mot », comme l’a bien noté Deleuze dans sa préface au second livre de Guy Hocquenghem[19], demeure un enjeu de taille chez la plupart des intellectuels homosexuels. Barthes, dans son désir d’abandonner le terme « homosexualité », va lui aussi chercher à le neutraliser en le pluralisant ; en substituant au mot seul du dictionnaire tout un sous-dictionnaire argotique qui nomme avant tout des pratiques (multiples) et non plus un état de fait. Chose notable, il n’y a pas d’ « homosexuels » dans le fichier-journal : il n’y a que des « tantes », des « gigolos » ou des « gigs », des « pédés » ou des « pédérastes », des « michetonneurs », des « folles », des « mignons », des « cocottes »… Cela veut dire qu’il y a des lieux d’énonciation successivement occupés, et parfois en même temps, par un même sujet homo. Barthes relève ainsi, avec amusement, puisqu’il en est le destinataire, les euphémismes d’un gigolo qui appelle ses clients des « sujets » pour ne pas froisser en eux le « michetonneur ». On touche ici à ce qui fait le propre de l’inversion et qui est aussi sa force : le renversement. En pratique, où l’idéal de l’inverti, comme le note Barthes, consiste à être « consentant avec un zeste d’actif » (fiche n° 180, non datée) ; mais aussi dans la logique du discours, où « le » sens n’est plus jamais univoque, où il n’existe que par déplacement, par quoi l’homosexualité s’enrichit de nuances infinies et ne se fixe jamais en un groupe homogène. L’homosexualité est légion (dans le fichier) – mais aussi personne à la fois.

Cette façon de multiplier les visages de l’homosexuel, de l’épingler comme un « type », de le décrire depuis un réservoir de traits disponibles – venus en ligne direct du sociolecte de l’époque, qui mêle le langage du « ghetto[20] » homosexuel et le langage déposé par une certaine littérature, lesquels sont tous « copiés » dans le fichier –, permet à Barthes de l’aborder comme un pur signe. L’homosexuel n’est jamais là en essence, mais toujours intégré à une stricte codification, à une grammaire qui en détaille les fonctions sans jamais nommer sa nature. Le Code rend ainsi l’homosexuel à la fois très repérable (en tant que signe lisible et surface signifiante), ce qui donne lieu à de multiples scènes de « reconnaissance » dans le fichier-journal :

« Elle laisse traîner sa main sur la main, sur les cuisses de l’autre. Gouinage continu, d’une suprême indécence – s’il était volontaire [ou bien l’inconscient n’existe pas, et alors, ce sont menus gestes d’amitié, ou il existe et alors…] » (Fiche n°54, 1er avril 1973).

« (Homo marchant dans la rue). Tension du corps – reconnaissable absolument – équilibre tendu entre le désir de ne pas être démasqué, d’être regardé, et la nécessité de regarder, de capter : faire le chasseur et le chassé. » (fiche n° 308, 13 juin 1978)

; mais il est tout autant irrepérable (car doublement neutralisé, à la fois dans sa pluralité et dans sa mise à distance comme objet de signification). L’homosexualité est ici donnée à lire et non à « voir ».

À tel point que Barthes ne semble pouvoir vivre son homosexualité – et finalement en jouir – qu’en la recodifiant, qu’en arrêtant l’incertitude lexicale de l’objet désiré à sa nomination la plus juste. Je citerai à cet égard l’étonnante fiche qui relate son rendez-vous sexuel avec un homme rencontré via les petites annonces du Nouvel Observateur (Pierre B.). Sortant de chez lui, Barthes note :

« Je fus pleinement contenté quand je trouvais le mot : c’était une cocotte ! (ni gigolo, ni entretenu). Trouver le mot : le Code est bouclé. » (fiche n° 903, 20 novembre 1979)[21].

Habituellement plus apte à déconstruire le code, à réclamer pour lui un métalangage susceptible d’en révéler le sens aliénant, c’est ici au contraire l’adhésion au Code qui prévaut, la jouissance du code pour le code[22]. Pas de « méta H », encore une fois, mais plutôt une volonté de décrire par le menu ce qui se passe en deçà de la relation homosexuelle proprement dite, laquelle dans sa réalisation pratique demeure d’une banalité indépassable aux yeux de Barthes.

Ce qui l’intéresse alors, au niveau strictement individuel, c’est l’état d’émoi et de peur mêlés qui prélude à la rencontre, au possible amoureux. Cette sensibilité extrême qui mobilise tout le sujet et le jette dans l’inquiétude du sexuel, c’est cela qu’il voudrait dire s’il devait écrire sur son expérience de l’homosexualité. Il le note sans ambiguïté, il souhaiterait faire un traité non pas sur son homosexualité mais sur ce qu’il préfère appeler sa « Perversion fine » :

« Notion de perversion fine. […] Le résultat : rien à voir avec l’homosexualité de Fernandez ou Hocquenghem. Ce n’est pas la même chose que j’ai le devoir de dire, d’énoncer, d’écrire. – Le récit de la perversion renverrait la réalisation pratique à la banalité indépassable, insurmontable, de la description porno : un simple chiffre y suffirait. […] – Ce serait de la pré-porno, de l’anti-porno (comme on dit Anti-purgatoire). » (fiches n°896 et n°897, 19 novembre 1979)

Cette assomption du mot de « pervers » fonctionne alors comme la neutralisation ultime du terme d’« homosexualité », dont Barthes, on l’a compris, ne veut pas. En déplaçant l’attention sur les manières dont s’organise le désir et non plus sur son objet, Barthes se définit volontiers comme un sujet « pervers », attentif à mesurer les formes d’intensité que provoque en lui la pensée du sexuel. Son homosexualité parvient à s’énoncer non plus en choisissant une langue à la place d’une autre (comme le laissait entendre son souhait d’écrire un livre en latin sur l’homosexualité), mais en jouant un mot contre un autre, le « pervers » contre « l’homosexuel ». C’est à ce prix qu’il sort de l’homosexualité et qu’il parvient paradoxalement à la dire, en l’abritant sous une notion plus riche mais aussi plus universelle : la perversion[23].

Transformer la question

La « question » homosexuelle est donc tour à tour évacuée et neutralisée à l’intérieur du fichier- journal. Chassée de l’ordre du discours en raison de sa trop grande banalité, laquelle lui empêche de pouvoir s’articuler sous un nom qui lui serait propre, elle subit également un déplacement sémantique qui lui cherche d’autres visages, d’autres désignations. En cela, Barthes épouse les voies de la nomination indirecte, selon le programme qu’il semble toujours se fixer à l’égard de l’homosexualité. Cette position s’énonçait incidemment dans le cours sur La Préparation du Roman, dans une analogie étonnante – d’autant plus qu’elle s’exprimait en public – entre la position Tragique de l’écrivain (lequel, nous dit Barthes, doit transformer son retrait du monde dans une écriture qui paradoxalement sache le retrouver) et la position de l’homosexuel (lequel, toujours selon Barthes, ne peut s’assumer qu’en transformant son rapport au monde) [24]. Dans le fichier, les mots sont exactement les mêmes : « assumer, c’est transformer. (par ex. Homosexualité par – écriture/couple/ drague comme système » (fiche n° 338, 30 octobre 1979) ou encore dans la fiche du 31 juillet 1979, qu’on a déjà citée pour partie :

« […] l’homosexualité de quelqu’un n’est pas continûment intéressante ; seulement si elle induit – par points particuliers, par thèmes, à penser le monde ; si elle se déforme, se transforme en autre chose (…) : bref si elle crée (et non pas un discours sur l’homosexualité). » (fiche n°548)

Cela porte donc sur des choses subtiles, plus difficilement tangibles que le discours massif sur l’homosexualité ; Barthes le voit du côté des conduites et des styles de vie, des thèmes et des obsessions inconscientes qui régissent un certain rapport au monde. On se rappelle de notre épigraphe : « le monde homosexuel n’est pas tellement intéressant. C’est le monde à partir d’un homosexuel qui est intéressant. Toujours l’Indirect. » Cette stylistique de la vie propre à l’orientation homosexuelle, Barthes l’oppose au discours, encore une fois : « Indifférence aux apparitions d’idées – note-t-il à la date du 13 novembre 1979 – de doctrines, mais extrême sensibilité aux apparitions de “styles” (par ex. en homosexualité) ». La parenté avec Deleuze est à nouveau frappante, notamment dans cette postulation qui veut que les énoncés de l’homosexualité doivent se déplacer et produire des « styles » qui ne portent plus directement sur la question homosexuelle[25].

Que dire alors du fichier-journal et de son rapport à l’homosexualité sinon qu’il est tout entier présentation d’un monde à partir d’un homosexuel ? Et que retenir précisément de « ce » monde si tout en lui porte la signature de ce regard ? Ou l’on dira tout (les soirées au Sept, les vadrouilles gare du Nord, les petites annonces du Nouvel Obs, les minets du Drugstore, les gigolos du Guillaume Tel, les débuts de soirée chez Madame Madeleine, mais alors aussi les amitiés à Juan-les-Pins, la tristesse des séparations, la mémoire du père dans la figure des jeunes marins représentés dans la peinture de l’institut Océanographique, la mélancolie de l’âge, la volonté de récrire Dante avec un Gigolo dans le rôle du conducteur virgilien, la vitre cassée à Urt et la peur des rôdeurs nocturnes, etc.), ou l’on ne dira rien (puisqu’il faudrait dire tout, de même qu’il faudrait citer, au hasard, « tout » le journal de Marc-Edouard Nabe pour voir le monde à partir d’un hétérosexuel).

***

Je resterai quant à moi, pour conclure, et au risque d’un biais forcément subjectif – d’un subjectif que l’on pourrait dire hétéronormé – dans le registre du « regard », et de ce que celui-ci peut avoir de politique quand s’y conforme la singularité d’un désir. Au-delà des « clichés » que j’ai déjà évoqués, par lesquels Barthes manifeste une certaine misogynie et parfois même une homophobie inconsciente, ce que transforme l’expérience homosexuel du monde, de son monde, c’est véritablement le regard, l’intensité par laquelle Barthes « regarde ». Le texte sur « Le Palace[26] », contemporain de l’écriture intensive du journal, rappelle combien le lieu inventé par Fabrice Emaer épouse son propre désir, non en ce qu’il célèbre la fête homosexuelle, mais en ce qu’il retrouve le sens premier du « théâtre » : ce théatron qui étymologiquement ne désigne pas la scène où l’on joue mais bien le lieu depuis lequel on regarde ce qui se joue.

L’insistance du regard a d’ailleurs une fonction politique, que Barthes retrouve à la même époque chez Antonioni. Ce qu’il célèbre alors chez le cinéaste, notamment à travers ses grands films de « voyeurs » (dans Blow-up, Profession reporter ou Identification d’une femme), c’est l’intensité du regard des personnages, c’est le temps que l’œil passe à observer, déjouant ainsi tous les ordres établis, puisque, comme il le précise, « le temps même du regard est contrôlé par la société[27] ». On pourrait d’ailleurs ajouter que le regard d’Antonioni est d’autant plus dérangeant pour la société qu’il perturbe l’ordre établi des sexualités : Barthes ne le mentionne pas, mais ses personnages, bien qu’hétérosexuels, semblent impuissants à jouir des corps féminins au-delà du regard qu’ils portent sur eux. L’amour se fait par l’œil comme le prouve la grande scène d’ouverture de Blow-up où le personnage de Thomas, armé de son objectif-phallus, s’épuise à détailler le corps de son mannequin. À bien des égards, le fichier-journal est un journal du regard – un dépôt de « choses vues », comme je l’ai dit – dans lequel le désir homosexuel se laisse porter par une pulsion scopique :

« Combien de fois je désire faire ma vie avec un être vu dans la rue et intensément désiré, pour son visage, sa silhouette, sa pensivité supposée, ce supplément d’érotisme. […] J’ai même pensé avec excitation à un film où un monologue intérieur [qui] accompagnerait ainsi le voyage du sujet montrant qui il voit et commente – sans que jamais il connaisse ces “rencontres” implicites, intenses et fugitives. » (fiches n°337 et n° 338, 2 août 1978).

Appliqué au plan du désir barthésien, cela donne un homo-érotisme fortement mobilisé par le regard, à la fois frustré et conduit par lui, et donc pleinement « fétichisable », notamment quand il se porte sur les mains des hommes. Appliqué au plan de l’écriture, cela donne des corps masculins en gros plan, détaillés, décomposés plan par plan (les ongles, le cou, les oreilles, les pieds, les dents, etc.). Tous les face à face avec les garçons sont habités par de longs silences et donnent lieu à des fiches-blasons. Ce qui apparaît alors, dans sa pleine singularité, c’est ce corps qui n’est pas le même que le nôtre, qui s’érotise dans un registre qui lui est propre, et qui se laisse finalement lire « à partir » d’un certain regard. Homosexuel (peut-être).


Notes

  1. Sur cette question, voir Jean-François Bert (Une histoire de la fiche érudite, Presses de l’ENSSIB, 2017) et en particulier le chapitre III (« Ficheurs, fichards et autres maçons de la science », p. 74-86). Pour un aperçu du travail de fichage de Michel Foucault, voir le projet ANR en ligne « Foucault Fiche de lecture » , sous la direction de M. Senellart et L. Dartigues (2017-2020)
  2. Le « Grand Fichier » se compose de 1083 fiches manuscrites, datées de 1968 à 1980, et conservées depuis 2010 au Département des manuscrits de la Bibliothèque nationale de France (BnF). Il est complété de 186 « fiches sans dates » qui achèvent cet ensemble. Toutes ces fiches sont contenues dans deux boîtes distinctes qui portent les cotes NAF 28630(51) et NAF 28630(52). Nous remercions chaleureusement Éric Marty, ayant droit de Roland Barthes, et Thomas Cazentre, responsable du fonds Barthes à la BnF, pour leur confiance et leur appui.
  3. Fiche n°2, non datée. Elle ressemble à un signet positionné en ouverture de l’ensemble et sur lequel est inscrit la mention « NOTES-JOURNAL » à l’encre rouge.
  4. Voir à ce propos les réflexions de Barthes quant à la tenue d’un Journal dans « Délibération » (in Œuvres complètes, tome V, Paris, Seuil, 2002, p. 668. A partir de maintenant abrégé en « OC », suivi du numéro tomaison en chiffres romains et du numéro des pages en chiffres arabes.).
  5. La littérature sur cette question commence à être bien documentée. Nous renvoyons à Frédéric Martel (Le Rose et le noir. Les homosexuels en France depuis 1968, Paris, Seuil, coll. « Points », 2000 [1996]) et notamment à la première partie du livre (« La révolution du désir. 1968-1979 »), pour la décennie qui nous intéresse.
  6. Le site « ArchiBarthes », encore en version « fermée » le temps des testes nécessaires, s’adosse à une base de données Open Source (MySQL) créée sous le logiciel HEURIST et est hébergé sur les serveur de l’IR* HUMAN-NUM. J’en ai donné un aperçu lors d’une conférence filmée à la Bibliothèque nationale de France : « Dans le Fichier de Roland Barthes » [voir à 1:21:15]. Les illustrations et les échantillonnages donnés ci-dessous proviennent des manipulations dans cette base de données.
  7. Franco Moretti, Distant Reading, London/New-York, Verso, 2013.
  8. Roland Barthes, Incidents, Paris, Seuil, 1987. C’est François Wahl, ami et éditeur de Barthes, qui prit la décision de publier ces deux courts journaux intimes de Barthes en sa qualité d’exécuteur testamentaire de l’œuvre.
  9. Le mot « vadrouille » est le terme qu’emploie Barthes pour désigner ses sorties qui ont pour but (unique) le plaisir et la rencontre d’ordre sexuel : « La vadrouille n’est pas la drague – j’en ai, hélas, passé l’âge = c’est une déambulation à travers des mauvais lieux – cinémas, rues à gigolos, repérages de Saunas avec sans doute pour horizon la possibilité d’un plaisir sexuel – mais avec aussi une assez intense activité d’observation et de paresse) » (fiche n° 474, 17 juillet 1979). Il utilise aussi, concurremment, l’expression « vaines soirées ».
  10. Voir la fiche sans date, n° 59 : « Il n’y a pas de discours sur l’homosexualité. L’homosexualité n’a pas son discours. Peut-être qu’il est en elle de ne pas en avoir – non qu’elle soit si maudite qu’elle ne puisse parler, mais au contraire parce qu’elle est si banale, si commune (si vulgaire), que le propre du discours lui est impossible. Pourquoi le langage s’arrêterait-il à l’homosexualité ? Mais il y en a, dira-t-on, de grands discours homosexuels, Proust, Genet. Et bien, parlons-en. N’est-il pas visible que ce ne sont : le discours de l’homosexualité ?»
  11. Voir notamment l’autoportrait de Guy Hocquenghem publié dans Le Nouvel Observateur (n° 374) du 10 janvier 1972, « La Révolution des homosexuels », p. 32-35. Voir aussi Guy Hocquenghem, Un journal de rêve. Articles de presse, 1970-1987, Paris, Verticales, 2017.
  12. Michel Foucault, Histoire de la sexualité I. La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, coll. « Tel », p. 71-98, 1994 [1976].
  13. Voir, à cet égard la fiche n° 223 (en date du 2 mai 1978) où Barthes apprend d’un jeune amant que le Parti Communiste Marxiste-Léniniste de France exige de ses adhérents une sorte de confession-bilan où ils doivent aborder leur orientation sexuelle. Suspect à cause de son homosexualité, Eric H. se plaint alors de ne pouvoir grimper les échelons du parti.
  14. « [On me somme toujours de parler de l’homosexualité (c’est-à-dire de l’avouer)]. Mais le monde homosexuel n’est pas tellement intéressant. C’est le monde à partir d’un homosexuel qui est intéressant. Toujours l’Indirect. » (fiche 302, 5 juin 1978)
  15. Voir la fiche n° 919 (24 novembre 1979), dans laquelle Barthes soutient la prise de position de Bernard Henri-Lévy dans Tel Quel contre le « crypto-fascisme » de gauche incitant à la traque et à la mise en avant de toutes les différences (Bernard Henri-Lévy, « C’est la guerre ? », entretien avec Philippe Sollers, Tel Quel, n°82, Hiver 1979, p. 19-28)  ; voir également la fiche sans date n° 98 : « La répression qui s’exerce de l’extérieur sur l’homosexualité est peu de chose comparé à la répression que les homosexuels eux-mêmes font régner à l’intérieur de l’homosexualité (imbécillité du FHAR). »
  16. Fiche n° 689 (4 septembre 1979) : « F[rançois] W[ahl] s’étonnant que je ne me sois jamais expliqué sur les parties inabordées de ma sexualité (…) » ; fiche n° 831 (27 octobre 1979) : « F[rançois] W[ahl] – il faudra que tu t’expliques sur les refus de ta sexualité (…) » ; Fiche n° 785 (11 octobre 1979) : « Vogue d’intérêt pour le sado-masochisme (remarques de F[rançois] W[ahl] me demandant de m’expliquer sur ma sexualité, sur le fait que j’aime les visages doux, etc.) ». Rappelons que c’est le même François Wahl qui fit faire son coming out public à Barthes, post-mortem, passant outre les réserves de Michel Salzedo, le frère de Roland Barthes. Sur les querelles d’ordre éthique liées à la publication des inédits de Barthes, voir Jean Birnbaum, « La publication d’inédits de Barthes embrase le cercle de ses disciples », Le Monde, 21 janvier 2009.
  17. Roland Barthes, OC IV, p. 723.
  18. « L’homosexualité n’est pas en soi intéressante (au reste je me demande où serait cet en soi – à part la définition du dictionnaire » (fiche n° 548, 31 juillet 1979)
  19. Guy Hocquenghem, L’Après-mai des faunes, Préface de Gilles Deleuze, Paris, Grasset, coll. « Enjeux », 1974, p. 13 : « Un autre Hocquenghem, à un autre niveau de la spirale, dénonce l’homosexualité comme un mot. Nominalisme de l’homosexualité. Et vraiment, il n’y a pas de pouvoir des mots, mais seulement des mots au service du pouvoir : le langage n’est pas information ou communication, mais prescription, ordonnance et commandement.». Repris dans Gilles Deleuze, L’Île déserte. Textes et entretiens 1953-1974, Paris, Les Éditions de Minuit, 2002.
  20. Michael Pollak, « L’homosexualité masculine, ou le bonheur dans le ghetto ? », Communications, n°35, 1982, p. 37-55.
  21. Sur le pouvoir érotique et suggestif des « petites annonces », voir l’entretien de Barthes pour le supplément Sandwich de Libération : « Mes petites annonces (avec Michel Cressole) » (OCV, 771-772)
  22. Voir ce qu’il constate, en revenant encore une fois à cet épisode, dans une autre fiche datée du même jour : « L’épisode me définit comme attaché au Code comme une sécurité, une puissance tutélaire, à quoi je reviens avec soulagement : fin de la peur. » (fiche n° 902, 20 novembre 1979)
  23. Le fragment « La déesse H. » du Roland Barthes par Roland Barthes donnait déjà une définition de la perversion sous le double motif de la différence et de la jouissance : « Le pouvoir de jouissance d’une perversion (en l’occurrence celle des deux H : homosexualité et haschisch) est toujours sous- estimé. La Loi, la Doxa, la Science ne veulent pas comprendre que la perversion, tout simplement, rend heureux ; ou pour préciser davantage, elle produit un plus : je suis plus sensible, plus perceptif, plus loquace, mieux distrait, etc. et dans ce plus vient se loger la différence (et partant, le Texte de la vie, la vie comme texte). Dès lors, c’est une déesse, une figure invocable, une voie d’intercession. » (OC IV, 643)
  24. Roland Barthes, La Préparation du Roman, Paris, Seuil, 2015, p. 542 : « Troisième Épreuve, de Séparation ; l’Écrivain puise sa force dans le statut tragique de la littérature aujourd’hui ; car Tragique = Force active • Qu’est-ce que le Tragique ? = assumer la Fatalité d’une façon si radicale qu’il en naît une liberté ; car assumer, c’est transformer ; rien ne peut être dit, assumé, si ce n’est pas associé à un travail de transformation ; assumer une perte, un deuil, c’est le transformer en autre chose ; la Séparation va être transformée dans la matière même de l’Œuvre, en travail concret de l’Œuvre (cf. assumer l’Homosexualité = la transformer)  »
  25. Gilles Deleuze in L’Après-mai des Faunes, op. cit., p. 10-11 : « C’est du fond d’un nouveau style que l’homosexualité produit aujourd’hui des énoncés qui ne portent pas, et ne doivent pas porter sur l’homosexualité même. S’il s’agissait de dire “tous les hommes sont des pédés”, aucun intérêt, proposition nulle qui n’amuse que les débiles. Mais la position marginale de l’homosexuel rend possible et nécessaire qu’il ait quelque chose à dire sur ce qui n’est pas l’homosexualité.»
  26. « Au Palace ce soir » (OC V [1978], 456-458)
  27. « Cher Antonioni… » (OC V [1980], 904).