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« Nihil nisi propositum » : Roland Barthes et la poétique de l’œuvre à venir, entre projet et commande

Barthes s’est lui aussi livré à l’exercice de l’autobibliographie prospective et mérite sans conteste d’être tenu pour un écrivain à projet. Par là, je veux dire que l’essayiste ne s’est pas contenté d’avoir des projets, chose banale en vérité, mais qu’il a fait de cette activité protensive un objet d’annonce, de délibération et de théorisation à part entière.

L’œuvre comme virtualité

Le travail de Roland Barthes est habité par le désir d’écrire, et par une relation fantasmatique à la virtualité de l’œuvre. « Un fantasme (ce que du moins j’appelle ainsi) – écrit Barthes, dans les notes du séminaire Comment vivre ensemble– un retour de désirs, d’images, qui rôdent, se cherchent en vous, parfois toute une vie, et souvent ne se cristallisent qu’à travers un mot. » De ce point de vue, il est intéressant de rapprocher deux séminaires, donnés à quelques années de distance, l’un à l’École Pratique des Hautes Etudes (Le Lexique de l’auteur), l’autre au Collège de France(La Préparation du roman), pour revoir ce rapport particulier à la virtualité d’écrire.

« Peut-être tardif », la patience de Barthes

Le motif du retard n’est pas sans importance chez Barthes ; les « avenirs de Barthes », il nous semble, ont souvent tardé. Des débuts jusqu’aux derniers cours et ouvrages, si l’écriture de Barthes manifeste une force de rupture, des accélérations de pensée, elle compose avec un suspens existentiel, une traversée de l’attente ; en cela, elle aurait partie liée avec une certaine modalité de la patience. C’est cette patience en sa singularité qui fait ici l’objet de notre questionnement. Quel statut est-il possible de lui accorder ? Quel sens, tant existentiel que scriptural, lui donner ?

« Aveniro-manie » ou le temps des images de l’autre. Cinéma, photogrammes, images sonores dans l’œuvre du dernier Roland Barthes (Journal de deuil et La Préparation du roman)

L’hypothèse qui sera défendue ici est que c’est en passant par une réflexion sur les images – et particulièrement les images cinématographiques, dans leur rapport à la photographie – que Barthes arrive à investir de manière originale le paradoxe d’une écriture de vie qui, à même le deuil, trouve un second souffle pour fabuler l’avenir : ce « Roman-Fragments » (PR, p. 48), dont le devenir serait fondé sur l’expérience achoppée du présent. Par sa sensibilité envers les images, Barthes saura renouveler sa vision de l’écriture. Celle-ci s’en trouvera projetée dans un vaste récit aux temporalités multiples dont le sujet premier, justement, n’est nul autre que le Temps en personne.

À quoi donc la vita nova de Barthes peut-elle nous convertir ?

Si le choix fait par Barthes de donner pour titre Vita Nova à son ultime projet d’écriture justifie à lui seul de se concentrer sur ce thème, la publication posthume des huit esquisses éponymes, comme celles de la conférence « “Longtemps je me suis couché de bonne heure…” », du cours La Préparation du Roman et des journaux intimes Soirées de Paris et Journal de Deuil, témoignent de ce qu’il existe à présent un corpus considérable d’écrits – sans compter « Délibération » et La Chambre claire publiés du vivant de Barthes – à travers lequel on peut explorer la manière dont Barthes exploita (ou avait l’intention d’exploiter) ce topos des plus littéraires.

La peur

La démarche biographique est une démarche de compréhension : saisie intellectuelle et totalité, connaissance compréhensive (selon la définition du TLF, « Qualité, attitude d’une personne compréhensive, capable de saisir la nature profonde d’autrui dans une communion affective, spirituelle allant parfois jusqu’à une très indulgente complicité »). Certains points résistent pourtant à toutes ces formes de compréhension, ce qui est le cas avec Barthes de la peur.