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« Mais du reflet qu’elle [photographie] n’est, elle naît »,
Denis Roche

Nulle photographie, semble-t-il, n’hérisse plus le regard du lecteur dans l’œuvre de Roland Barthes que ce choix silencieux pour la photographie de Daniel Boudinet à l’ouverture de La Chambre claire. Nul commentaire ; nulle mention au photographe, non plus. À part quelques traces retrouvées dans les différentes versions des manuscrits de cet ouvrage, en montrant que le sémiologue s´appuyait en quelque sorte au plus près de l’œuvre de Boudinet pour construire sa « Note sur la photographie », nulle mention témoignant de son choix n’est laissée au lecteur.

Privé de ces détails par l’effacement de toutes ces traces dans la version dactylographiée et envoyée aux éditeurs, ce choix barthésien reste un mystère à dévoiler. Peut-être serait-il cependant mieux éclairé si l’on prenait en compte les influences réciproques entre le sémiologue et le photographe au cours de la fin des années 1970, lorsque leurs collaborations sont plus étroites.

On a déjà montré par ailleurs que l’ensemble chronologique de leur collaboration peut clarifier leur regard croisé sur l’esthétique de l’image photographique. Pour autant, l’objectif de cet essai est par ailleurs d’élaborer une issue interprétative, non pas uniquement au caractère d´exception finalement octroyé à un cliché photographique de Daniel Boudinet baptisé Polaroïd, mise hors-texte et en couleur dans La Chambre claire en troisième de couverture en papier couché brillant, mais aussi de songer au rôle de l´œuvre du photographe dans les thèses de cet ouvrage.

Cette quête débutera par les mots mêmes du sémiologue, qui sont adressés au photographe tout au longue des leurs années d’amitié et également par extraits de La Chambre claire lus sous la lumière d’autres écrits barthésiens, et en outre, par des notes repérées auprès du fonds Daniel Boudinet auquel on a pu avoir accès. Dans l’espoir que ce parcours permettra de mieux comprendre si et comment ce cliché de Boudinet a pu contribuer à élaborer et soutenir les thèses, parfois assez personnelles, y développées par Barthes.

Tout d’abord, voici donc pour ouvrir ce dossier quelques notes de Roland Barthes particulièrement destinées au travail de Daniel Boudinet.

« Tout ce que D. B. photographie, je le désire : son travail, à tout instant fonde l´espace où je désire vivre »[1], note tout d´abord Barthes dans son célèbre essai sur douze photographies de Daniel Boudinet pour la revue Créatis en 1977.

Ensuite, dans une lettre à Boudinet datée du 17 juillet 1979, quelques jours après avoir fini la rédaction de La Chambre Claire, Barthes écrit ceci : « J´ai réfléchi : je crois que tout compte fait, vu le contexte du livre, une photo de rideau sera mieux que le lapin mort, si beau soit-il ».

Ensuite, à la dédicace de Barthes dans l´exemplaire de La Chambre claire offert à Boudinet, il suggère en quelque sorte l´importance du Polaroïd dans la conception de cet ouvrage, en exprimant toute son admiration pour cette photo : « Daniel, je suis jaloux de ta photo – mais ça ne m´empêche pas de te dire ma gratitude et mon admiration, Roland ».

Or, nous savons que la seule allusion plus ou moins implicite et qui reste à cette dernière version de La Chambre claire, ce serait peut-être ce témoignage troublant inscrit dans le fragment 4 de La Chambre claire, « je ne suis pas photographe, même amateur : trop impatient pour cela : il me faut voir tout de suite ce que j´ai produit (Polaroïd ? Amusant, mais décevant, sauf quand un grand photographe s´en mêle) »[2].  Daniel Boudinet, ne serait-il pas ce « grand photographe » dont parle finalement Barthes ? Tout porte à le croire. Non pas exclusivement par la place d’exception offerte au Polaroïd dans La Chambre claire mais aussi par les notes barthésiennes dédiées aux clichés de Boudinet.

Mettant à l’écart les hésitations de Barthes sur comment mieux inclure le nom de Boudinet dans son large panthéon de photographes voué à une chronologie extensive de l’histoire de la photographie, ce qui est d´autant plus étonnant et qui rajoute encore plus d´interrogation sur ce choix, c’est qu’au cours du fragment 34, lorsqu´il parle de photographie en couleur, nous apprenons son mépris à son égard. En effet, il avoue ceci : « […] je n´aime guère la Couleur. […] j´ai toujours l´impression (peu importe ce qui se passe réellement) que, de la même façon, dans toute photographie, la couleur est un enduit apposé ultérieurement sur la vérité originelle du Noir-et-Blanc. La Couleur est pour moi un postiche, un fard (tel celui dont on peint les cadavres). Car ce qui m´importe, ce n´est pas la « vie » de la photo (notion purement idéologique), en revanche la certitude que le corps photographié vient me toucher de ses propres rayons, et non d´une lumière surajoutée »[3], écrit Barthes.

La Chambre claire est un mystère à part entière, qui bouleverse considérablement la théorie de la photographie. Chacun des 48 photogrammes des 2 bobines de 24 poses dont cet ouvrage est construit est un tournant. En l’écrivant Barthes avait le dessein de troubler la façon de s’en enquérir. Il l’a fait en interrogeant non pas seulement l’image photographique en elle-même, mais aussi les photographes, les spectateurs et leurs rôles dans la trame d’une photographie.

Cependant, il n´est pas évident de comprendre le choix de Barthes pour cette photographie à l´ouverture de sa « Note sur la photographie », ni comment l´œuvre de Boudinet elle-même a pu contribuer aux thèses développées par Barthes. Ne serait-il pas temps de revenir à la genèse de ce livre ainsi qu’aux pas intellectuels de Barthes tout au long des années 1970 lors de la rencontre du sémiologue avec le photographe ?

Dès la parution de La Nuit sera noire et blanche, où Jean Narboni raconte ses souvenir mêlés aux enjeux bureaucratiques et techniques lors de la préparation du manuscrit de La Chambre claire, l’on’ y apprend que ce livre renferme sur un « carrousel photographique »[4].

En revanche en raison du rôle des photographies dans la « tension dramatique »[5] du livre, Barthes s’est mis à suivre de près la composition d’ensemble de l’ouvrage. La plupart de ces clichés ne faisaient pas partie d’un choix définitif.  Mis à part une, celui de Daniel Boudinet auquel « Barthes y tenait absolument »[6] à attribuer tout un « caractère d´exception »[7]. La nature contrastante et exceptionnelle du Polaroïd[8], parmi toutes les autres photographies sélectionnées, suscitaient les réticences auprès des éditions Gallimard.

Jean Narboni, pour sa part, tire de cette photographie tout une « référence théâtrale » au point de se référer à « sa fonction introductive de rideau de scène »[9]. Ce faisant, il en vient à interpréter ce choix de Barthes à la lumière du témoignage laissé par le sémiologue dans le fragment 13 de La Chambre claire, « Ce n´est pourtant pas (me semble-t-il) par la Peinture que la Photographie touche à l´art, c´est par le théâtre »[10].

Au lieu de s´interroger davantage sur l´importance de chacune des images, de leurs contributions à la compréhension du sens, et de leur rôle dans la construction des thèses de ce livre, cette lecture réduite de Narboni interprète plus les faits qu’elle ne les examine de près. Au point qu’elle s´avère, malgré tout, une lecture un peu pâle. À l’entendre, les photographies ne seraient que retenues, par Barthes, que pour ce qu’elle essaie de montrer.

Cette insistance de Barthes à donner un caractère exceptionnel à cette photographie dans La Chambre claire, semble-t-il, nous renvoie ailleurs. Il ne s’agirait ni de théâtre ni simplement d’un jeu de contraste face à toutes les autres photographies en noir et blanc. Ce choix d’une photographie non-figurative pourrait être compris de plusieurs façons. De sorte que la couleur n´y serait plus elle-même comprise comme « un postiche, un fard »[11] ou comme un élément « surajouté » ; toutefois elle devient, par le biais de la lumière, cette substance révélatrice de l’épaisseur du signe.

De plus, cette photographie de Boudinet ne vaut vraiment que par la séduction de sa couleur elle-même, elle s’éveille par ses accents lumineux dessinés par les chorégraphies des rayonnements lumineux fixés chimiquement. Offertes miraculeusement comme des substances porteuses de toute sorte d’intériorité, d´intimité, les couleurs, chez Boudinet, tirent toute leur force de leurs plus diverses nuances mises en valeur par la lumière pour se distinguer de ce qui les entoure. Tel serait le moment photographique saisi par Boudinet : celui de l’indifférenciation originelle où les premières différences font naître une image profilée de différentes clartés et intensités, par lesquelles le photographe rend visible les nuances du monde.

Ce choix barthésien de cette représentation abstraite de Boudinet lui a permis de mobiliser dans ce livre, un thème qui lui est profondément cher : le goût pour les variations étant donné l’usage implicite des termes « moire » et « camaïeu » pour qualifier l’ « écriture photographique » de Boudinet..

Une esthétique et une éthique du regard

C’est le moment de revenir, de plus près, aux textes des années 1970. A la lumière de ceux-ci, on y voit que Barthes emprunte à plusieurs reprises les moires et camaïeux, au point de les intégrer à son lexique et notamment de recourir à eux aussi bien dans son très connu essai à propos de quelques photographies de Boudinet qu’ailleurs. Tout d’abord ce sont dans ces ternes qu’il décrit les images du photographe, « ces frondaisons verticales sans air, sans ciel, inexplicablement, me donnent à respirer ; elles m´élèvent l’´âme´ […] et pourtant, je veux aussi m´enfoncer dans l´obscur de la terre : bref, une moire d´intensités »[12].  Ensuite quelques paragraphes plus loin, Barthes écrit : « Or la photographie est cet instrument optique et graphique qui crée une identité plus rigoureuse que celle de la peinture. C´est un camaïeu subtil, où l´homme n´est plus présent dans ce qu´il construit, mais seulement, telles deux signatures très ponctuelles dans ce qu´il pêche (d´un geste ancestral) et dans ce qu´il fuit (la route courbée qui s´en va) »[13].

Et après, en 1979, dans « Délibération », l’extrait de texte sous la forme de journal intime paru dans la revue Tel Quel, on lit dans cette notation du 25 avril, à Paris, ceci : « Vaine soirée […] à la galerie de l´Impasse (lépreux), j´ai été déçu : non par les photographies de D. B. (ce sont des fenêtres, des rideaux bleus pris en camaïeu au Polaroïd) mais par l´atmosphère glacée du vernissage »[14].

Par ces différents extraits, l’on comprend déjà mieux que ces deux mots deviennent pour Barthes une sorte de « mots-mana », c’est-à-dire, « un mot dont la signification ardente, multiforme, insaisissable et comme sacrée […] Ce mot n´est ni excentrique ni central ; il est immobile et porté, en dérive, jamais casé, toujours atopique (échappant à toute topique), à la fois reste et supplément, signifiant occupant la place de tout signifié »[15].

Ainsi, dans la plupart des écrits barthésiens, si l’on les lit dans leur perspective juste, on relève la dimension exceptionnelle de ces mots. Si l’on n’en pas tout à fait convaincu, le cours de 1977-1978 au Collège de France, intitulé Le Neutre en produit particulièrement la preuve. En effet, c’est quant à la dénomination de la couleur du Neutre définie plus particulièrement par les termes moire et camaïeu, que l’on retrouve toute la recherche barthésienne sur « une pensée-limite, au bord du lange »[16] quelle qu’elle soit, qui ne vise, comme l’a bien noté Bernard Comment dans son livre Roland Barthes vers Le Neutre, qu’à une recherche pour une « matité étrangère à tout retentissement d´ordre métonymique ou autre »[17].

Cette « matité » dont parle Comment, c’est ce qui caractérise, aux yeux Barthes, la photographie de Daniel Boudinet, en soulevant ce que le camaïeu comporte du point de vue des couleurs, un éventail de petites différences dont les nuances créent un univers visionnaire et utopique afin de produire une moire d’intensité dictée par le travail du photographe, où l’expérience visuelle s’ouvre à la trace de quelque chose de non-marqué, d’indistinct.

Et si cette expérience est tracée, c´est parce que la couleur y annonce en elle-même la libération de toute sorte de « Loi (pas d´Imitation, pas d´Analogie) et de la Nature »[18]. Par ces noms, moire et camaïeu, Barthes attribue tout l’ébranlement du sens de la couleur car ils relèvent d’un spectre, c’est-à-dire, ils n’en sont qu’ « une oscillation […] le contraire d´une antinomie »[19].  Indistincte, la couleur devient purement une luminosité, une tracée photographique où l’image se révèle comme une sorte de médiation, conduisant au génie même de l’image photographique pour Barthes. Il s’agit d’une image qui n’aspire pas forcément à représenter quelque chose, ne produisant que des nuances des couleurs et lumière, qui renvoient à d’autres sans vraiment rien affirmer.

Le Polaroïd de Boudinet épuise le contraste entre les couleurs. C’est l’enregistrement d’une banalité du monde qui ne se laisse pas aisément raconter ou interpréter, néanmoins, que Boudinet saisit, n’en retenant que l’essentiel : l’empreinte qui la caractérise et ressort alentour (ses formes et ses couleurs). Par son regard qui se limite à l’observation attentive de ce qu´il a en face de lui, le photographe est amené à saisir l´essentiel de ce qu´il voit. Il se transforme davantage en un poète de la nuance (la magie de la couleur et les divers effets de la lumière sous la matière) que des formes et des couleurs elles-mêmes.

Nul appel à l’intelligence, ces nuances et graduations de lumière et de couleur évoquent autant qu’elles décrivent. En outre pointent-elles l´impermanence du monde par une composition subtile, en démontrant que toute la force de cette image photographique provient de ces poudres de lumière et de couleurs saisies dans leur vérité éternelle, et fréquemment transpercées par une ligne, une fente de lumière.

Étant donné le moule invisible des images saisies, l’œil de Boudinet interroge ainsi le visible par ce Polaroïd. Par ailleurs, il ne cherche pas à affirmer les spécificités de ce média, mais à franchir toutes les barrières entreposées entre la peinture et la photographie au cours de leur histoire. De sorte qu’il élargit le champ même de recherche de la photographie et démontre que l’appareil qu’il porte à l’œil est un corps tout entier dévoué à la vision et à la visée à la fois.

En effet, par le biais de ce Polaroïd, ce que ces « notes sur la photographie » semblent suggérer c’est, d’un côté la thématique de la représentation, et d’autre côté la problématique de l’acte photographique lui-même. Puisque l’acte photographique ne se définit que par la saisie d’un reflet. Une grande photographie est celle qui parvient à taire tout le contenu de son image (le mettre en second plan) pour transmettre au spectateur justement la singularité de l’acte qui l´a engendrée. Ainsi, la photographie dans son mutisme révèle comme une invention formelle, une représentation, une esthétique, retrouvées dans l’histoire de l’art et dans la perspective de son évolution à la fois.

Pas la couleur, mais la nuance

Daniel Boudinet restitue par son art le sens et mobilise le regard de celui qui prend le temps d’apprendre à contempler les nuances du visible. En s’y consacrant, il se tient à contrecourant de toute la production photographique de l’époque, encore largement ancrée dans l’image photographique comme document historique et politique, au photoreportage, photojournalisme d´actualité, et à la photographie d’information, inscrivant ainsi ses travaux à la marge, comme un acte « créatif »[20].

Ses notes retrouvées par ailleurs dans le fonds Daniel Boudinet déposé à Médiathèque de l’Architecture et Patrimoine et l’ensemble de ses travaux, autorisent à penser qu’il n´a jamais cessé de s’interroger sur la nature et les fonctions de la photographie. Entre la sculpture en noir et blanc et la peinture en couleur, son acte photographique s’interroge de même sur la nature du langage de ce medium. De plus, ses travaux auraient pu être marqués par une recherche pour comprendre à la fois la nature du medium et comment les éléments s´y articulent pour produire et transmettre du sens. Bien que son art se trouve ancré entre la sculpture et la peinture, sa pratique photographique le mène à placer la lumière comme matière centrale dans l’acte photographique. Son regard imaginatif ne le laisse pas se séduire par l’apparence sensorielle extérieure. En revanche, il cherche à saisir dans le visible ce qui échappe quotidiennement aux yeux ordinaires, et notamment, à s´occuper de la vérité des motifs qui les éveille.

Se rêvant différente, la photographie, aux yeux de Daniel Boudinet, loin d’être uniquement un medium du registre, de la représentation, s’annonce comme un langage ; comme moyen d’expression (évocation) par où passe son style.

C´est d’ailleurs ce qui pour Barthes dans un entretien paru dans la revue Le Photographe en 1980, côtoie le style et le langage : c´est « par le style, et par style seul, que la photo est du langage »[21]. Cette parole de Barthes résonne sous ce témoignage que Denis Roche remémore dans son essai « Lettre à Roland Barthes sur la disparition des lucioles », « la seule vraie question concernant la photographie, c’était celle du style »[22], avoue-t-il.

Cependant qu’est-ce que le style ? C’est Roland Barthes lui-même qui l’a défini singulièrement dans La Préparation du roman son cours au Collège de France entre 1978 et 1980, comme, « la pratique écrite de la nuance »[23]. Cette définition étant d’emblée aussi bien une esthétique qu’une éthique, elle inscrit au sein de tout l’art, y compris celui du photographe, par une autre dimension, celle de l’éloge du presque rien. En d’autres termes, c’est une photographie mate où l’indifférenciation originelle s’annonce, mettant du moins en relief les diverses nuances du visible, les différentes clartés, intensité de spectres lumineuses et de leur couleur. C’est la solennité de la scène qu’il photographie ; ces nuances, ces subtilités imprévisibles par lesquelles le visible se manifeste. Ce sont en fait des petits détails d’un quotidien qui ne se dénude pas facilement.

Le Polaroïd relève de la différence, à savoir, de ce que Barthes nomme étymologiquement « diaphorologie ». C´est-à-dire une, « science des moires »[24] ou encore, un art de la « délicatesse », du miroitement, du glissement, de l´exaltation des petites différences, manifestant vigoureusement d’un éclat la nuance du visible. Ce faisant le photographe serait un médiateur magique entre le regard et le monde, vu que son art se penche vers ce qu´on ne voit pas couramment : c’est l’évidence d’une identité tenue du visible, ce qui y émerge à peine. Une telle conception de l’acte photographique serait peut-être bien observée dans une séquence de sept photographies (Porte, Couloir, Détour, Mur, Coin, Décrochement et Passage) qui est à l’origine du projet intitulé par le photographe Fragments d’un labyrinthe et entamé en 1978.

Il convient d’investiguer de près les approches et la symétrie entre ce titre, Fragments d’un labyrinthe, et l’œuvre de Barthes appelé Fragments d’un discours amoureux. Les photographies composant Fragments d’un labyrinthe représentent une quête personnelle du photographe sur les effets de la récupération de la lumière à partir d’un itinéraire aléatoire et déterminé par le cadre restreint de son appartement. Prises à plusieurs heures de pose, chacune de ces photographies recompose un jeu de lumière minimale, où la plus petite embrasure ouvre une feinte sans limite sur la scène. C´est une image indécise née entre la lumière et l´obscur. Ni tellement l´ombre ni tellement clarté, en fait, elle surgit entre les deux, telle que dans l’intervalle qui les entrelace. C’est un instant de transmutation où la substance photographique hésitant à devenir objet et où étant encore chaos, esquisse de ce qui sera bientôt une image définitive.

Par cette séquence photographique, c’est le noyau de sa réflexion sur l’image photographique qui est dévoilé, de sorte qu’il se repose particulièrement sur sa lisibilité. Vu que ses photographies sont quasiment monochromes, elles mettent en cause les limites entre la visibilité ou l’invisibilité ou encore, entre la lisibilité et l’illisibilité. De même, le note d’Emmanuelle Decroux dans son essai « Fragment d’un labyrinthe » qui souligne sur « l’incidence de lumière »[25] comme la visée de sa recherche photographique. D’autant plus que Barthes lui-même d’ailleurs s´apprête à souligner à propos de la photographie de Daniel Boudinet, « l’arbre n’est plus une forme (c’est là une grande audace), mais une substance légère et serrée, lumineuse, moirée […] »[26].

Plutôt que saisir l’objet figurable, Boudinet scrute le visible pour en retenir une nouvelle vision qui soit débarrassée de tout sens plein, sans aucune emphase. Cette façon de concevoir son art lui a valu par ailleurs ce commentaire de Barthes à propos des douze photographies de Boudinet : « ce qui me saisit, ce n’est pas un spectacle, une scène, une ‘vue’, c’est une matière […] une moire d’intensité »[27].

Si bien que Boudinet arrive à produire ce « moire d’intensité », c’est parce que sa photographie rend silencieuse la scène souvent bousculée par cette feinte de clarté dans l’espace dont la source n’est pas forcement naturelle. C’est une blancheur qui ne cache pourtant rien. À l’inverse, cette lumière, cette clarté, c’est ce qui obture l’image et fait mieux voir les nuances du monde. Ce sont des petits traits qui se montrent sans attirer l’attention. C’est quelque chose qui « ne se cache pas mais ne se marque pas »[28], ce qui est en soi-même une définition même du Neutre barthésien.

Les recherches menées auprès des archives de Daniel Boudinet ont dévoilé enfin que son œuvre pourrait être décrite comme celle qui n´a jamais cessé de jouer à la fois avec la lumière et la couleur. La couleur n´y prend vraiment le relais qu´en fonction de la lumière reçue ou de la « chaleur »[29] pour retenir les termes mêmes de Boudinet.

D´autant plus subtil qu’il devient improbable et imprévisible, son acte photographique s’appuie sur un travail de prévisualisation. Lorsqu´il cherche à retenir dans ses photographies les nuances du monde, il rend visible l’invisible composé par des nombreuses forces insensibles desquelles le monde se constitue.

Boudinet en Barthes, une lecture possible 

 

Quel serait finalement le lien souterrain entre le Polaroïd de Boudinet et les thèses de l’ouvrage de Barthes ?

 La Chambre claire, comme on l´avait déjà été signalé à plusieurs reprises par divers commentateurs d’œuvre de Barthes, est une longue méditation sur la mort, le deuil sur le temps, de surcroît sur l´éthique du regard du photographe. Sa lecture fait croire qu’on va traverser l’enfer, du moins, en faire l’expérience. Toutefois, en la poursuivant, l’on parvient à ressentir vraiment comme une plongée dans la lumière la plus claire, par le fait même que le titre est La Chambre claire et non pas La Chambre obscure terme utilisé très souvent pour parler de la chambre de l’appareil photographique.

C’est cette enquête spécialement autour de la lumière qui aurait autorisé certains commentateurs de cet ouvrage à soumettre la conception du punctum du côté du minimalisme ou littéralisme, en insistant sur l´indétermination du sens et la primauté de l’expérience vécue par le spectateur devant l’image.

Ainsi, l’image photographique, qui suscite l’intérêt de Barthes, est celle où le perçu se trouve en fait hors du champ de la visualité dont l’intentionnalité du photographe s’égare. C´est une image photographique qui s´ouvre au visible et devient une sorte de cadre nommé par le sémiologue « pensitive », du fait même que ce qui y est rendu visible « induit à penser » et fait réfléchir, sinon du moins suggère « un autre sens que la lettre »[30].

En effet, la découverte de ce « champ aveugle » lui permet de dénoncer le génie de la photographie, et également de hisser une certaine naïveté de ce medium dont l’image est « toujours invisible »[31] en mettant l’accent sur cette singularité venue de l´objet et qui s´empare du sujet, et que Barthes nomme punctum. Ce petit détail, ce point sensible, « c´est aussi : piqûre, petit trou, petite tâche, petite coupure – et aussi coup de dés ». Le punctum d´une photo, c´est ce hasard qui, en elle, me point mais aussi me meurtrir, me poigne », écrit-il[32].

Si d’abord la photographie touche, pointe par un petit détail, lors que Barthes décide de faire la palinodie, cette dimension fulgurante de l’image – qui est également une dimension éthique – il gagne d´autres qualités qui émanent de la chose photographiée. C’est ce qu’il appelle « l’aire », ou encore l’eidos (son essence, son idée), qui prend d’assaut l’image dès lors que l’acte photographique lui-même ne se laisse réduit par l’instantané afin que l’image se repose entièrement sur les nuances des événements et leurs inflexions syntaxiques.

La comprenant de cette manière, Barthes s’approche de la conception même de l’image de Merleau-Ponty.  Quelle que soit la nature de cette image, note-t-il, elle est toujours « le dedans du dehors et le dehors du dedans »[33], la photographie ne pourrait donc être conçue autrement que comme le passage d´une scintille du hasard, provenant de la singularité du propre objet photographié.

D’ailleurs, cette fracture dans l´intérieur même du génie de la photographie dévoile toute cette interrogation proposée par Barthes avec la découverte du punctum qui lui a permis de remarquer, dans l´avant dernier fragment de La Chambre claire, ceci : « On dirait que la Photographie sépare l´attention de la perception, et ne livre que la première, pourtant impossible sans la seconde ; c´est chose aberrante […] un acte de pensée sans pensée, une visée sans cible »[34].

Au-delà de tout jeu complexe entre l´objet et l´objectif, le photographe ne restreint pas son acte photographique uniquement aux enjeux techniques ou aux empreintes de l´apparence. Barthes finit par qualifier la photographie comme l’achèvement à la fois de la qualité physique de la lumière et de la complexité métaphysique de l´appareil technique. En outre, il n’en demeure moins qu’il la qualifie comme une « image folle »[35] capable de saisir un certain mystère appartenant en propre à la chose même photographiée, qui est révélée ou retrouvée dans un détail, une lumière, une couleur, un regard.

Or, la « Photo du Jardin d´Hiver » au regard du spectateur, ne serait qu’« une photo indifférente », il ne reste donc à Barthes d’autre choix que celui de mettre au frontispice de son livre, une photographie capable de conduire le lecteur à cette plongée vers le labyrinthe formé par les images. Ce Polaroïd n’aurait pas d´autre rôle que celui d´être le fil d’Ariane de toute image photographique et non pas sa vérité. Loin de viser à dire tout de la photographie, son secret (monstre ou trésor), ce Polaroïd consiste en ce fil qui « me tirait vers la Photographie »[36]. C’est la clarté à laquelle cette photo renvoie, « une luminosité toute physique, [qui n’est que] la trace photographique d’une couleur »[37] qui sert à Barthes tant comme « médiation » au génie de toute photographie que comme un lien à la couleur des prunelles de sa mère[38].

Ce Polaroïd de Boudinet pourrait être considéré comme ce fil d´Ariane dont parle Barthes, puisque cette image établit « une sorte de médiation »[39], en guidant le regard du spectateur vers ce que le sémiologue entend comme ce qui caractérise toute photographie : la luminosité qui n´est pas une « lumière surajoutée »[40] mais, qui peut garder en elle-même l’« air » du sujet ou du photographié(e). Et cet « air » émané des certaines images photographiques, ce n´est que « l’ombre lumineuse »[41], éveil brusque ravivé par une évidence rare où tous les mots (toute force du langage) défaillent.

Daniel Boudinet remet plutôt en cause l´image photographique proprement dite qu’il ne sonde ses possibilités, lorsque son art s’avère comme la révélation d’un évènement produit hors du temps, comme une sorte d’apparition, où l’image photographique ne serait plus le résultat d’un arrêt du temps, mais le saisissement d’un instant dans ce continu.

Comme une sorte d´haïku-visuel[42], ce Polaroïd relève d’une image qui rend visible une scène dont le sens elliptique, mat se forme et meurt dans le même instant. On est au seuil du visible de l´image. Devant cette image, nulle nécessité, nulle volonté de fabriquer aucun commentaire. À l’épicentre de toute la question posée par Daniel Boudinet à travers cette photographie se trouve la lisibilité ou la visibilité. Réduite à des faisceaux ou à des halos à peine colorés, voire à des traces issues du travail de la lumière, à des incidents d´impressions lumineuses guettées, qui laissent des marges aléatoires, cette photographie converge son point d´apparition à celui même de sa dissolution, de façon à déplacer le potentiel de projection intrinsèque à la nature de l´objet photographié souvent restreint à la simple représentation.

Du reste, Roland Barthes a disparu très peu de temps après avoir publié La Chambre claire,  faute de quoi il n´aurait pas pu expliquer complètement son choix de ce cliché de Boudinet. Par ailleurs, les traces de la lecture de Daniel Boudinet sur les pages de cet ouvrage ne permettent quand même pas d’affirmer qu’il a compris le rôle de son Polaroïd.

Il fût nécessaire d’attendre d’une part la parution des deux derniers cours au Collège de France, Le Neutre et La Préparation du roman pour que l’on puisse entrer dans les entrelignes de La Chambre claire ; et d’autre part, une exploitation des archives de Boudinet pour une compréhension plus précise de son travail photographique.

Fût-ce alors la leçon de La Chambre claire ou sa thèse centrale : restituer aux images leur capacité de rendre visible l’invisible[43]. Cette dimension profonde du visible qui offre à la vision de celui qui se donne le temps de ralentir, de suspendre le regard face à un monde régi par la sensation de simultanéité et immédiateté. Il ne reste au photographe qu’à aller quérir la « diaphorie » du visuel. Pourvu que le visible comporte en effet tout un espace nuancé, moiré qui « change finement d´aspect, peut-être de sens selon l´inclination du sujet » [44].  Il suffit d’avoir une éthique du regard pour être capable de suspendre tant l’arrogance que l’ordre du langage.


Notes

[1] Roland BARTHES, « Douze photographies de Daniel Boudinet », in, Œuvres Complètes, Tome V, Paris, Seuil, 2002, p. 325.

[2] Roland BARTHES, La Chambre claire, in, Œuvres Complètes, Tome V, Paris, Seuil, 2002, p. 795.

[3] Roland BARTHES, La Chambre claire, op. cit., p. 854-855.

[4] Jean NARBONI, La Nuit sera noire et blanche. Barthes, La Chambre claire, le cinéma, Paris, Capricci-Les-Prairies ordinaires, 2015, p. 80.

[5] Jean NARBONI, La Nuit sera noire et blanche. Barthes, La Chambre claire, le cinéma, op. cit., p. 79.

[6] Jean NARBONI, La Nuit sera noire et blanche. Barthes, La Chambre claire, le cinéma, op. cit., p. 58.

[7] Jean NARBONI, La Nuit sera noire et blanche. Barthes, La Chambre claire, le cinéma, op. cit., p. 57.

[8] Comme note encore Narboni, cette photographie était toujours mentionnée sous le titre de « Rideau ». C’est toutefois quelque temps plus tard que Barthes lui donne un titre plus neutre : « Polaroïd ».

[9] Jean NARBONI, La Nuit sera noire et blanche. Barthes, La Chambre claire, le cinéma, op. cit., p. 84.

[10] Roland BARTHES, La Chambre claire, op. cit., p. 813.

[11] Roland BARTHES, La Chambre claire, op. cit., p. 855.

[12] Roland BARTHES, « Douze photographies de Daniel Boudinet », op. cit., p. 318.

[13] Roland BARTHES, « Douze photographies de Daniel Boudinet », op. cit., p. 321.

[14] Roland BARTHES, « Délibération », in, Œuvres Complètes, Tome V, Paris, Seuil, 2002, p. 676-677.

[15] Roland BARTHES, Roland Barthes par Roland Barthes, in, Œuvres Complètes, Tome IV, Paris, Seuil, 2002, p. 704.

[16] Roland BARTHES, Le Neutre – Cours au Collège de France (1977-1978), Paris, Seuil, 2002, p.82.

[17] Bernard COMMENT, Roland Barthes vers le Neutre, Paris, Christian Bourgois, 1991, p. 122.

[18] Roland BARTHES, Roland Barthes par Roland Barthes, op. cit., p. 716.

[19] Roland BARTHES, Roland Barthes par Roland Barthes, op. cit., p. 707.

[20] À ce propos voir, Dominique BAQUÉ, La Photographie plasticienne. Un art paradoxal, Paris, Regard, 1998, 326p.

[21] Roland BARTHES, « Sur la photographie », in, Œuvres Complètes, Tome V, Paris, Seuil, 2002, p. 931.

[22] Denis ROCHE, « Lettre à Roland Barthes, sur la disparition des lucioles », in, La Disparition des lucioles. Réflexions sur l’acte photographique, Paris, Seuil, 2016, p. 158.

[23] Roland BARTHES, La Préparation du roman I et II. Cours et séminaire au Collège de France (1978-1980), Paris, Seuil/IMEC, 2003, p.81.

[24] Roland BARTHES, Le Neutre – Cours au Collège de France (1977-1978), op.cit., p. 36-37.

[25] Emmanuelle DECROUX, « Fragment d’un labyrinthe », in, Daniel CAUJOULLE ; Claude VITTIGLIO ; Emmanuelle DECROUX, Daniel Boudinet, Paris, Manufacture / Ministère de la Culture, 1991, p, 209.

[26] Roland BARTHES, « Douze photographies de Daniel Boudinet », op. cit., p. 328.

[27] Roland BARTHES, « Douze photographies de Daniel Boudinet », op. cit., p. 328.

[28] Roland BARTHES, Le Neutre – Cours au Collège de France (1977-1978), op. cit., p. 82.

[29] MAP, donation Daniel Boudinet, 2005/028/05

[30] Roland BARTHES, La Chambre claire, op. cit., p. 818.

[31] Roland BARTHES, La Chambre claire, op. cit., p. 809.

[32] Roland BARTHES, La Chambre claire, op. cit., p. 809.

[33] Maurice MERLEAU-PONTY, L’Œil et l´esprit, Paris, Gallimard, 201, p. 23.

[34] Roland BARTHES, La Chambre claire, op. cit., p. 878-879.

[35] Roland BARTHES, La Chambre claire, op. cit., p. 882.

[36] Roland BARTHES, La Chambre claire, op. cit., p. 848-849.

[37] Roland BARTHES, La Chambre claire, op. cit., p. 843.

[38] Voir aussi à ce propos, Diana KNIGHT, « The Woman without a shadow », in, Jean-Michel RABATÉ (edited), Writing the image after Roland Barthes, Philadelphia, University of Pennsylvania, 1997, p. 132-144.

[39] Roland BARTHES, La Chambre claire, op. cit., p. 843.

[40] Roland BARTHES, La Chambre claire, op. cit., p. 855.

[41] Roland BARTHES, La Chambre claire, op. cit., p. 876.

[42] Il est à savoir après la parution de La Préparation du romain I et II, la place importante conçue par Barthes par cette forme de poème orientale et son insistance à approche le haïku de la photographie.

Voir : Roland BARTHES, La Préparation du romain I et II – Cours et séminaire au Collège de France (1978-1980), op. cit., p. 113-123.

[43] Voir Maurice MERLEAU-PONTY, Le Visible et l´invisible – Suivi de notes de travail, Paris, Gallimard, 1974, 360 p.

[44] Roland BARTHES, Le Neutre – Cours au Collège de France (1977-1978), op. cit., p. 83.