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Bien avant toute une génération de penseurs iconoclastes du XXe siècle, comme Guy Debord, Jean Baudrillard ou Paul Virilio pour ne citer qu’eux, Roland Barthes propose une pensée sur les images alors qu’apparaît l’idée de « Civilisation de l’image » [1], titre d’un recueil paru en 1960 et commenté par Barthes dans le premier volume de Communications. Dès l’origine, Barthes maintient que la photographie est liée au réel, à son référent et refuse la notion de « simulacre » photographique. Il y aurait une vérité de l’image au-delà du fait qu’elle puisse être détournée et composée pour porter un discours : c’est justement ce qu’il démontre et dénonce dans son analyse célèbre de la publicité Panzani. Au contraire, loin d’être une représentation fautive de la réalité, la photographie pour Barthes a une valeur indexicale. Elle témoigne et révèle quelque chose du réel qui ne serait pas forcément visible dans le flux de la vie, et ses analyses théâtrales de Brecht à partir des photographies de Roger Pic en est un indice supplémentaire. C’est aussi ce qu’il nous enseigne dans La Chambre claire en transformant et approfondissant les concepts d’image dénotée et connotée (« Rhétorique de l’image », 1964), d’obvie et d’obtus (énoncés à partir de photogrammes d’Eisenstein, 1970) pour les transformer en punctum et de studium. Ces notions invitent à percevoir la conscience visuelle que Barthes établit et explore dans son essai autobiographique illustré, à la manière d’un petit théâtre intime et néanmoins politique. Depuis la parution en 1980 de cet ouvrage majeur sur la photographie, nombre d´articles et d´essais critiques ont été consacrés à saisir les multiples enjeux de ce qui était initialement une modeste « note sur la photographie » et plus largement la pensée barthésienne sur la photographie, et ce depuis Mythologies. Mais très peu d’études ont été consacrées aux rapports de Roland Barthes avec les photographes eux-mêmes ou même la photographie.

Ce manque d’intérêt pour les relations entre Barthes et les photographes est sans doute lié au fait que lui-même s’est peu exprimé sur les photographes en tant qu’auteurs, Daniel Boudinet, Bernard Faucon, Richard Avedon et Roger Pic faisant figure d’exception. Mais on oublie souvent l´essai de Barthes consacré aux photographies de la Tour Eiffel par André Martin[2] qui consacre une photographie constructiviste et architecturale ou encore sa préface de l’édition italienne consacrée à Wilhelm Von Gloeden dans lequel il prend des positions résolument du côté de la photographie et de l’esthétique du kitsch homoérotiques[3]. C’est également à Barthes que fait appel le fondateur des Rencontres photographiques d’Arles, Lucien Clergue, pour siéger à l’Université d’Aix en Provence en 1979 à son jury de thèse, la première en photographie en France. Sa participation devient une préface à Langage des sables et paraît à titre posthume la même année que La Chambre claire. Là encore, tout en marquant l’histoire de la photographie en France, Barthes prend la tangente d’une photographie .

La décennie 1970 marque un changement de relation à la photographie chez Barthes : après s’être intéressé à la photographie de presse, de théâtre, au photogramme, Barthes ouvre dès La Tour Eiffel un autre type de dialogue avec les images, ou plutôt avec ce qui devient progressivement à ses yeux la « Photographie », un art à part entière. Se mêlent alors ses propres inquiétudes théoriques sur l´écriture, car à ses yeux, l´écrivain et le photographe moderne font « à peu près » le même travail « […] il s´agit de produire – par une recherche difficile – un signifiant qui soit à la fois étranger à l´ “art” (comme forme codée de la culture) et au “naturel” illusoire du référent »[4].

Il faut dire également que Barthes refuse de prendre en compte le rôle du photographe dans sa production à la fois mécanique et chimique, ce qui lui a valu des critiques de la profession et de dissensions manifestes même au sein de la critique photographique, notamment chez Denis Roche qui publie en 1978 Notre Antéfixe et y développe une pensée de l’opération photographique. Barthes de son côté préfère voir les résultats de l’art de l´image photographique comme un objet trouvé : la « mort de l’auteur » touche également la photographie, et c’est, dans une perspective duchampienne, essentiellement le regardeur qui fait la photographie. Néanmoins, La Chambre claire offre des pistes de réflexion sur la place du photographe chez Barthes. Au-delà du témoignage d´un « ça a été », le photographe est, comme l’écrit Barthes « essentiellement témoin de sa propre subjectivité »[5] et œuvre comme l’écrivain à développer un point de vue singulier sur le monde. C’est ainsi que Robert Mapplethorpe devient potentiellement, au détour d’une phrase, le photographe préféré, ou qu’André Kertész, un des photographes les plus présents dans La Chambre claire, trahit un étonnant goût de Barthes pour l’image humaniste de rue, très composée, à l’instar des photographies de William Klein qui emportent la faveur de ses mentions dans le texte.

Ce dossier, tombé en plein Covid, a été considérablement ralenti et nous souhaitons remercier les contributeur·ices ainsi que les éditeurs de la revue pour leur aimable patience. Les restrictions d’accès aux collections de la Bibliothèque nationale de France ont de surcroît empêché une contribution prévue en 2019, qui portait sur les sociabilités photographiques de Barthes dans les années 1970.Si le dossier ne couvre pas tous les aspects des relations entre Barthes et les photographes, il s’intéresse aussi au rôle esthétique, politique des photographes dans les écrits de Barthes sur la photographie à travers la contribution d’Andy Stafford sur les photographies qu’a fait Roger Pic de la pièce de Bertolt Brecht, Mère courage. L’article de Kathrin Yacavone couvre quant à lui les représentations de la figure de l´auteur et sa construction, à partir d’un corpus d’images publiques, prises en particulier par la photographe Sophie Bassouls et documentées par une correspondance avec Barthes. Étant donné les élections de Barthes en matière de photographie, Rodrigo Fontanari revient sur le cas Daniel Boudinet, emblématique des prises de positions esthétiques barthésiennes. Il prend avec ce photographe des natures bucoliques et du minimalisme visuel, le contre-pied de tendances dominantes, telles que la photographie de rue ou le photojournalisme, dont La Chambre claire enregistre l’existence tout en déplaçant les points de vue autour de deux notions, le « studium » et le « punctum », et laissant une plus grande place à la subjectivité dans la relation à l’image. Car la relation de Barthes n’est pas celle d’un photographe amateur avec des objets dont il saisirait l’image. Délaissant « l’operator », au profit du « spectator », il est, comme le démontre Anne-Cécile Guilbard, un manipulateur de clichés, un metteur en scène, qui pratique la photographie sans photographier, et par conséquent, « sans photographe ». C’est bien toute la difficulté de cerner la relation de Barthes avec les photographes qui passe surtout et avant tout par sa propre subjectivité et construit une théorie de la photographie sans les opérateurs. Prenant le tour d’un dialogue inachevé, Jean-François Dreuilhe analyse la brève correspondance entre Lucien Clergue et Barthes, autour du jury de thèse et de la publication de Langage des sables. Pierre Taminiaux, revenant sur La Chambre claire « quarante ans après » sous une forme essayistique, fait le récit de l’apport de Barthes à la réflexion sur la photographie en France. Enfin, Leda Tenorio da Motta analyse la place des photographes dans la dernière philosophère visuelle barthésienne, et soulève l’hypothèse d’une théorie de l’image liée au silence, et radicalement inscrite dans un « degré zéro » du style photographique.


Notes

[1] Roland Barthes, « Civilisation de l’image » (Recherches et débats du Centre catholique des Intellectuels français), Paris, Arthème, 1960, compte rendu, Communications, n°1, 1961, p. 220-22.

[2] Roland Barthes et André Martin, La Tour Eiffel, Paris, Delpire, 1964.

[3] Wilhelm von Gloeden, Naples, Amelio Editore, 1978. Voir M. Nachtergael, « Roland Barthes à l’heure des Queer et Gay Studies », Valérie Stiénon et Jean-Pierre Bertrand dir., Roland Barthes, continuités, déplacements, recentrements, Cerisy-la-Salle, 12-19 juillet 2016, Christian Bourgois, p. 417-437.

[4] Roland Barthes, « Sur des photographies de Daniel Boudinet », Œuvres complètes, Tome V, Seuil, 2002, p. 317.

[5] Roland Barthes, « Sur la photographie », Le Photographe : organe des photographes professionnels, Paris, février, 1980, entretien recueillis par Angelo Schwarz (fin 1977) et Guy Mandery (décembre 1979), voir : Roland Barthes, « Sur la photographie », Œuvres complètes, tome V, Seuil, 2002, p. 933