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Plus de quatre décennies ont passé depuis la parution de La Chambre claire, l’essai majeur de Roland Barthes sur la photographie[1]. C’est en 1980, en effet, que celui-ci fut publié pour la première fois. Avec le recul du temps, il faut continuer à reconnaître l’importance critique d’un tel ouvrage tout en situant celui-ci dans une époque particulière qui correspond également à un contexte culturel précis.

            La photographie a connu des mutations profondes pendant ces quatre décennies, et plus spécifiquement au XXIe siècle, sous l’influence des nouvelles technologies du numérique. Il est bien évident qu’une telle évolution a engendré une conception générale de l’image différente de celle que Barthes exprimait dans son livre. Plus que jamais, ainsi, la photographie se définit comme un art moyen, au sens que Bourdieu donnait à ce terme dans les années soixante[2]. Elle renvoie à des pratiques quotidiennes répétées et on ne peut plus démocratiques, car à la portée de tous sans distinction sociale.

            A bien des égards, la photographie numérique se caractérise aujourd’hui par son ubiquité. Elle est partout en même temps, en quelque sorte, dans la mesure où elle est sans cesse disponible pour tout un chacun grâce à son insertion dans les téléphones portables. Elle est devenue une pratique d’amateur intégrale et sans limite apparente. La conséquence la plus marquante d’un tel phénomène est la banalisation de l’image dans sa prolifération même et sa diffusion instantanée. Il n’y a jamais eu autant de photographies autour de nous, en effet, que nous en soyons les auteurs ou les simples récepteurs.

            Barthes ne connut pas ce trop-plein d’images issu essentiellement du numérique. Il vécut à une époque où le spectacle à la Guy Debord était certes déjà dominant[3], mais où la photographie n’avait pas encore néanmoins atteint ce stade si contemporain de la production et de la démultiplication frénétiques. A bien des égards, il conçut la photographie comme un art issu du XIXe et de la première moitié du XXe siècle, comme en témoignent les nombreuses illustrations qui parcourent son essai.

            La question qu’il s’avère nécessaire de poser ici est donc bien celle du temps de l’image: chaque époque, dans cette perspective, impose une conception particulière de celle-ci, en fonction des valeurs sociales et culturelles dominantes.  Le XXIe siècle, ainsi, est caractérisé par un processus d’accélération irrésistible de la communication et de l’information sous l’action de l’Internet et des réseaux sociaux. Une telle accélération provoque inévitablement la précipitation de l’image, et donc de la photographie.

            Or, la réflexion originale de La Chambre claire découle essentiellement de la conscience d’un nécessaire arrêt sur l’image. Il s’agit de saisir dans le flot confus de celles-ci quelques exemples particulièrement frappants et possédant surtout un sens existentiel profond. L’essai de Barthes repose dès lors sur le sentiment d’un temps en suspension, celui qui précède naturellement le regard authentique.

            C’est bien ce qui est devenu problématique dans le monde contemporain, toujours plus agité et impatient. Pouvoir s’arrêter sur l’image constitue dans cette optique un défi. Il faut lutter en effet contre des forces sociales et culturelles qui exigent sans cesse le passage des images et leur dissolution constante. Cette possibilité de se fixer dans et sur l’image possède incontestablement une dimension éthique. Elle répond d’un désir d’identité et d’un besoin de relation personnelle, au-delà de l’anonymat des images noyées dans leur propre excès.

            Car la photographie est avant tout une image immobile, et c’est ce qui la distingue d’abord de l’image cinématographique ou télévisuelle. Les nouvelles technologies du numérique ont d’une certaine manière engendré une négation radicale de cette immobilité, au nom d’impératifs socio-économiques qui entrainent la confusion à grande échelle du mouvement et du changement. Si tout bouge en permanence, tout doit donc aussi changer en permanence, selon une telle logique.

            L’essai de Barthes fut fondé en ce sens sur une exigence de lenteur. Par contraste, la culture contemporaine exprime la souveraineté de la vitesse des images, jusque dans la photographie. Une telle exigence reflétait également une attitude méditative. L’image, en ce sens, appelait le travail de la pensée avant toute forme d’action. Barthes, dans cette perspective, ne pratiqua pas la photographie, à la différence des arts graphiques, auxquels il se consacra assidument dans la dernière partie de sa vie.

            Il ne fut donc pas un producteur d’images, mais bien un simple spectateur de celles-ci. Aujourd’hui, par contre, n’importe qui peut se prétendre photographe et est en conséquence un acteur potentiel de l’art photographique. Le faire de l’image l’emporte dès lors sur le voir qui lui est lié.

            Les méditations de Barthes impliquèrent une errance profonde entre les images, hors de toute direction et de tout but prédéterminés. La Chambre claire donne ainsi l’impression d’une œuvre sans véritable fil conducteur, au-delà du thème général de la photographie. L’errance offre également la possibilité de se perdre dans les images, de dériver à partir d’elles pour n’aboutir nulle part.

            Le seul point d’attache véritable de cette œuvre se trouve, on le sait, dans la fameuse photographie du Jardin d’Hiver. Mais c’est en quelque sorte par hasard que Barthes tombe sur celle-ci, après avoir consulté de nombreuses images sans intention préalable. Il s’agit bien d’éclairer le caractère aléatoire de la rencontre avec l’image, avec son essence et sa signification la plus intense.

            L’auteur considéra le Ça-a-été comme le noème le plus important de la photographie[4]. Il définit dans le même ordre d’idées le certificat de présence issu de cet art[5]. Sans aucun doute, Barthes privilégia la photographie réaliste et apparemment objective sur toute autre forme d’esthétique. C’est le principal reproche qu’on pourrait lui adresser aujourd’hui. Car il négligea ainsi une grande partie de l’avant-garde photographique du XXe siècle, celle qui fut associée au surréalisme mais aussi à l’abstraction. Il suffit de songer dans ce contexte aux rayogrammes de Man Ray ou aux expérimentations formelles d’un Moholy-Nagy[6].

            Une telle démarche peut paraître paradoxale, dans la mesure où Barthes fut intimement lié aux mouvements d’avant-garde littéraire de son époque, en particulier au groupe Tel Quel. Pourtant, Barthes demeura un classique, même dans le cadre de la dite ‘nouvelle critique’. Ses références littéraires essentielles allèrent en effet de Racine à Balzac en passant par Proust, comme en témoignent des essais tels que S/Z ou Le Plaisir du Texte. Il ne parvint jamais à se dégager d’un héritage classique écrasant, malgré une lecture originale de la tradition littéraire française. On peut dire en ce sens que Barthes fut un classique moderne, selon une formule quelque peu contradictoire.

            Ces mêmes contradictions esthétiques et philosophiques se retrouvèrent dans La Chambre Claire. En choisissant le sujet de la photographie, Barthes révéla certes sa passion de la modernité, puisque cet art constitue indiscutablement l’une des dimensions les plus marquantes de celle-ci. Mais il manifesta simultanément une certaine prudence dans ses choix d’images, privilégiant notamment le portrait, genre éminemment classique. La photographie du Jardin d’Hiver,  à cet égard, participait elle-même de ce genre.

            Il faut donc interpréter cet essai comme une tentative inaboutie de dépasser ou de surmonter le poids de l’histoire qui s’incarne jusque dans les images. Car il existe bien une histoire de la photographie, malgré son apparente jeunesse. Celle-ci remonte à la première moitié du XIXe siècle, du temps des pionniers comme Nicéphore Niepce. Cette histoire fut en particulier commentée et étudiée par Walter Benjamin dans son essai Petite Histoire de la photographie, qui célébra dans cette optique le travail quasi-artisanal et à bien des égards obscur des précurseurs[7].

            Elle fut vite marquée par l’avènement du daguerréotype, c’est-à-dire par une technique facilement manipulable et surtout bon marché qui se concentrait précisément sur le portrait. Ainsi, la photographie affirma-t-elle son utilité sociale, puisqu’il s’agissait d’abord de représenter les membres des familles bourgeoises du milieu du XIXe siècle qui avaient accru leur influence sur la société à l’époque de la révolution industrielle.

            Il faut admettre qu’à l’intérieur de la culture française, la photographie fut longtemps reléguée dans un rôle relativement marginal, par rapport à la peinture autant qu’à la littérature. On sait qu’un Baudelaire l’attaqua même avec virulence en l’accusant d’être dépourvue d’imagination et de véritables qualités créatrices[8]. L’essai de Barthes remédia donc à certains manques ou insuffisances. Il permit de souligner le statut indiscutable de la photographie parmi les différentes disciplines artistiques.

            Le discours critique de Barthes déboucha ainsi sur un processus abouti de légitimation de la photographie. Trop souvent, en effet, celle-ci fut considérée comme un simple appendice du journalisme, ce qu’on appelle encore de nos jours le photoreportage. Sa fonction d’information et d’illustration à chaud des évènements l’emportait dans cette perspective sur sa puissance imaginaire ou conceptuelle.

            Barthes fit sortir la photographie du cadre habituel des journaux et des magazines pour l’insérer dans le monde du discours théorique. Elle passa ainsi du domaine de la culture de masse à celui de la culture d’élite, réservée à un petit nombre d’intellectuels et d’érudits. Dans ce projet, la notion de lecture joua un rôle essentiel. Car toute l’œuvre de Barthes peut être définie comme un ensemble d’hypothèses et de propositions audacieuses et personnelles de lecture, que celles-ci s’appliquent à la littérature ou à la photographie.

            La Chambre claire imposa donc l’image de Barthes comme lecteur privilégié et attentif de la photographie. Ce terme renvoie inévitablement à la présence d’un texte ou d’un récit. Il s’agissait bien pour lui d’éclairer un certain pouvoir narratif de la photographie, au-delà de son caractère éminemment visuel.

            La photographie du Jardin D’hiver racontait dans cette optique la vie et la mort de sa mère. Quant au Ça-a-été, il exprimait fondamentalement la vérité objective d’un évènement passé qu’il fallait alors reproduire par l’image. A bien des égards, pour Barthes, le processus ardu de la lecture précédait ainsi celui de l’écriture. Ou plutôt, c’est parce qu’il était lui-même capable d’interpréter un texte ou une image qu’il pouvait ensuite écrire sur ceux-ci.

            Là encore, les différences sont frappantes par rapport au pouvoir contemporain des photographies numériques. Car le projet de la lecture impliquait chez lui un travail de déchiffrement et de décryptage de certains signes inhérents à l’image, même s’il avouait par ailleurs son incapacité à vraiment lire la photographie. Or, la production quasi-illimitée et instantanée de photographies par l’amateur de notre époque reflète une résistance profonde à ce travail. L’image doit en quelque sorte se donner immédiatement: elle affirme son sens clair et sans ambiguïté dans la réalité présente. Les nouvelles technologies renforcent ainsi la transparence des images.

            L’image se dévoile entièrement dans son apparition pure, sous l’action de la technologie. Notre époque se méfie dès lors comme de la peste de l’obscurité et de l’opacité, dans son parti-pris d’information et de communication continues et universelles. La lecture, pour Barthes, contenait au contraire le sentiment d’un sens caché qu’il fallait découvrir par la pensée et le discours critique, au-delà de la reconnaissance d’une certaine évidence (ou même d’une certaine « platitude ») de la photographie.        

            Mais la lecture était également liée à un principe de fragmentation du discours. Dans Le Plaisir du texte, Barthes révéla dans cette perspective la signification d’une lecture partielle et toujours incomplète des livres[9]. De ceux-ci, le lecteur ne retenait à cet égard que quelques passages essentiels. Ce même principe fut alors appliqué à la photographie, dans la mesure où Barthes ne saisit dans la profusion des images environnantes que certains exemples susceptibles de nourrir sa réflexion.

            Lire, dans cette optique, renvoyait à l’idée d’une sélection et d’un tri opérés parmi tous les signes et les images disponibles. Dans cette sensibilité à la question esthétique du fragment, Barthes se rapprocha indirectement des préoccupations formelles des avant-gardes littéraires et picturales, qui, de Dada au surréalisme, avaient insisté sur l’importance des collages poétiques et plastiques pour leur démarche.

            C’est bien l’illusion de totalité dans l’expérience esthétique que Barthes dénonça alors. On ne peut jamais posséder ni garder toutes les images, une illusion que la photographie numérique contemporaine entretient à bien des égards. La Chambre claire affirma au contraire le rapport intime à une seule image, celle du Jardin d’Hiver, un objet unique choisi au milieu de tous les objets accessibles.

            En outre, Barthes insista dans sa perspective théorique sur la notion de punctum, c’est-à-dire sur le principe d’un élément ou détail qui, dans certaines photographies, l’attire et le blesse en même temps, comme une sorte de flèche ou d’instrument pointu[10]. L’image était en ce sens décomposable et perçue dans son morcellement visuel. Le détail lui permettait alors d’entretenir un rapport personnel à celle-ci, au-delà du contexte culturel général du studium. Les diverses parties d’une photographie, ainsi, comptaient plus que l’ensemble.

            Il faut comprendre par ailleurs que le pouvoir actuel des nouvelles technologies consacre l’idéologie du capitalisme global inscrite dans les images mêmes. Cette idéologie est celle de l’appropriation généralisée et infinie de toute chose, soit l’idée que tout peut m’appartenir, y compris les images qui semblent les plus distantes de moi.

            Barthes, lui, avoua ne posséder qu’une seule image, celle du Jardin d’Hiver. Les autres, en quelque sorte, ne faisaient que passer devant ses yeux de manière furtive, même si certaines pouvaient l’interroger et le pousser à de nouveaux raisonnements. Dans cette mesure, La Chambre claire nia le processus d’accumulation des images si typique de notre époque dominée par la technologie du numérique. Cet ouvrage ne célébra pas non plus le pouvoir à la fois culturel et économique de la collection dans le domaine de l’art, un pouvoir qui, par contraste, séduisit encore Walter Benjamin dans son rapport à la photographie.

            Constituer une collection d’images ou d’objets, en effet, c’est d’abord rassembler ceux-ci en vertu de la croyance en leur unité fondamentale. Mais, pour Barthes, cette croyance n’existait pas. Il souligna par contradiction la dissémination des photographies dans la vie quotidienne et dans son espace privé. En acceptant (en assumant) cette dissémination essentielle, il reconnut alors l’impossibilité de parler de la photographie. La Chambre claire, en ce sens, devint un essai sur une photographie, ou au mieux sur quelques photographies.

            On le comprend: la qualité pure et intrinsèque de l’image, pour Barthes, comptait plus que sa dimension quantitative. Les nouvelles technologies, elles, ont imposé au XXIe siècle une loi du plus grand nombre dans la photographie numérique produite par tous à tout moment, reflétant ainsi les valeurs du capitalisme global auxquelles elles sont étroitement liées. On peut parler à cet égard d’images bouche-trou, c’est-à-dire d’images qui offrent une impression trompeuse de plénitude et qui empêchent toute forme de vide à l’intérieur de l’espace social et culturel.

            Le fragment est par contraste ce modèle de lecture qui permet de dévoiler un vide au cœur du texte et de l’image. Notre époque a peur de celui-ci, comme s’il incarnait un pouvoir de contradiction quasiment politique. Le vide, en effet, ouvre sur la pensée et sur la méditation, soit sur la possibilité d’un discours critique. Les avant-gardes du début du XXe siècle perçurent très bien cette dimension du fragment en lui accordant une force transgressive dans son esthétique même[11].

            L’image, aujourd’hui, participe de l’idéologie du prêt-à-jeter permanent. Celle-ci implique l’existence d’une multitude d’objets qui peuvent être remplacés à tout moment. Une image numérique efface toujours ainsi une autre image numérique. La Chambre claire affirma au contraire une volonté de lutter contre ce processus d’effacement. La photographie du Jardin d’Hiver, dans cette optique, constituait l’image irremplaçable par excellence, celle dont on ne peut jamais se débarrasser.

            Ce que Barthes recherchait dans la photographie est ce que j’appellerai l’image-icône. Au-delà de son sens proprement religieux, une telle expression renvoie à une valeur de culte de l’image, une notion que Benjamin avait éclairée dans son essai sur l’œuvre d’art à l’ère de sa reproduction technique[12]. La photographie du Jardin d’Hiver détenait dans cette perspective un pouvoir magnétique d’attraction et de fascination, ou une aura, pour reprendre les termes mêmes de la pensée de Benjamin.

            L’image numérique de notre époque, elle, constitue surtout une image-objet, c’est-à-dire une image marquée par son caractère purement pratique et matériel. Celle-ci n’est que le résultat alors d’un ensemble d’actes anodins inscrits dans le monde de la vie quotidienne. C’est bien évidemment la figure de la Mère qui fut idéalisée par Barthes dans son essai. Elle devint sous son regard une figure iconique digne d’adoration. L’icône renvoie essentiellement à l’idée d’une image unique et fondatrice.

            Mais elle suscite également les sentiments mélancoliques de celui qui s’attache à elle. Il n’y a d’ailleurs de mélancolie que parce que le sujet se trouve intimement lié à un objet unique qu’il finit par perdre (‘un seul être vous manque et tout est dépeuplé’, disait le poète). La Chambre claire, en ce sens, souligne la représentation d’une perte ou d’un manque irréparables dans la photographie. Elle constitue une réflexion grave sur la question de l’absence et sa possible image dans l’art et dans la création esthétique. Ironiquement, donc, le fameux certificat de présence défini par Barthes renvoie à un certificat d’absence.

            Les nouvelles technologies, en rendant impossible l’idée même d’une image unique, ont en quelque sorte étouffé cette mélancolie et cette douleur contenues dans la photographie. Elles produisent au contraire une infinité d’images dont le sujet peut rapidement se détacher. Le numérique, dans cette perspective, consacre à bien des égards l’infidélité de l’homme vis-à-vis d’elles. Il exprime en quelque sorte un déracinement profond, soit l’impossibilité de demeurer lié à une photographie particulière.

            Il reflète donc un état essentiel du sujet au cœur de l’univers mondialisé, celui d’une non-appartenance à la fois géographique, culturelle et existentielle. Les images, ainsi, figurent une crise d’identité caractéristique d’un grand nombre d’hommes et de femmes à notre époque. La photographie du Jardin d’Hiver témoigne par contraste d’un désir d’enracinement psychologique et affectif. Il s’agit en effet pour Barthes de demeurer éternellement auprès de sa mère. Cette image, dès lors, lui appartient pour toujours.

            Pourtant, Barthes résiste dans son essai à l’idée du travail de la mémoire dans la photographie. Il réserve celui-ci à l’œuvre proustienne, en premier lieu, et donc à la littérature. Il saisit ainsi que la photographie est vouée à l’éphémère et à une forme de fragilité dans sa matière même, qui est celle du papier. Elle s’évanouit pour lui dans le temps. Le fragment, à cet égard, constitue une forme de la discontinuité (celle du discours et du récit, avant tout, comme le prouve Le Plaisir du texte). Or, par définition, la mémoire exige un lien continu entre le passé et le présent. Elle ne peut dons s’accorder à une esthétique basée fondamentalement sur des métaphores de la rupture et de l’éclatement.

            « La photographie m’arrive », écrit encore Barthes. Ce qui veut dire qu’elle l’anime et existe pour lui en tant que véritable évènement. Il parle dans le même contexte d’aventure[13]. Or, dans un monde global comme le nôtre, celui du XXIe siècle, déjà sursaturé d’évènements à travers le cycle infernal de l’information médiatique vingt-quatre heures sur vingt-quatre, l’image est de moins en moins capable de faire évènement. Une telle notion est de toute façon issue du sentiment d’une action ou d’un fait uniques qui ne peuvent être répétés.

            La photographie numérique pratiquée par tout un chacun n’est plus un évènement, mais une simple habitude quasi-mécanique. Elle ne peut échapper à son caractère ordinaire et aujourd’hui banal. Elle s’insère en effet avec la plus grande fluidité dans le moindre repas de famille ou dans la moindre réunion de travail, sans même parler des voyages de loisir et des déplacements  professionnels divers.

            L’évènement le plus important, dans le cas de La Chambre claire, est de toute évidence celui de la mort de la mère. Mais il ne peut être révélé et souligné précisément que par la photographie du Jardin D’Hiver. Celle-ci ne fait en aucune manière partie d’une série ou d’une collection. La célèbre formule « une image, juste une image », mène en ce sens à la perception et à la saisie d’une image juste.

            La photographie des origines, celle du XIXe siècle, pouvait beaucoup plus facilement faire évènement, car elle prenait place à l’intérieur d’une culture qui était encore pré-médiatique. C’est bien là que réside la dimension la plus significative de la photographie d’un point de vue historique. Elle naquit, en effet, avant l’apparition des grands médias modernes, de la radio au cinéma en passant par la télévision et l’Internet. On a trop souvent tendance de nos jours à la confondre avec ceux-ci, alors qu’elle les a précédés il y a presque deux siècles.

            C’est tout le mérite de Barthes de ne pas traiter la photographie comme un autre média, c’est-à-dire comme un moyen de communication de masse. La photographie n’existe en quelque sorte que pour lui et pour lui seul, et non pas pour tout le monde. Elle devient son bien propre, une image personnelle qui ne peut être réellement partagée[14].

            Avec l’utilisation croissante des réseaux sociaux, la photographie est vouée aujourd’hui à une diffusion immédiate et universelle. Elle n’existe pratiquement plus pour moi, mais plutôt pour un ensemble de personnes avec qui je suis connecté. La loi de la connexion incessante et comme obligatoire pousse ainsi à la divulgation sociale de l’image, quel que soit son contenu effectif.

            La notion de média implique en outre que la photographie est vécue comme un simple instrument ou un outil des relations humaines, et non plus dans son identité propre. Elle sert en quelque sorte d’intermédiaire entre moi et autrui, à l’intérieur d’un espace global de nature virtuelle. Une telle perspective entraîne en particulier un processus de dématérialisation de l’image, qui devient d’une certaine manière intangible.

            Dans son essai, Barthes affirmait au contraire un rapport tactile à l’image perçue dans sa proximité même. Il s’agissait bien, symboliquement, de toucher le visage et le corps de la mère par la photographie du Jardin d’Hiver. Cette importance de la tactilité fait d’autant plus sens que Roland Barthes fut à ses heures perdues un pianiste classique.

            L’insistance sur la représentation de la mère morte rapprocha en outre sa démarche de celle de la photographie des origines, en particulier du daguerréotype. Car l’une des fonctions sociales les plus importantes de cette technique fut précisément de conserver l’image des membres de la famille après leur disparition. Ainsi, la bourgeoisie si friande de celle-ci se donnait l’illusion d’une sorte d’éternité, un peu à la façon des momies égyptiennes.

            On le voit: Barthes fut à bien des égards plus proche du XIXe que du XXIe siècle dans son rapport à la photographie. Sa prédilection pour les portraits, telle qu’elle s’affirme dans La Chambre claire, rend compte de telles affinités, puisque les grands photographes du XIXe, dont Nadar, se firent surtout connaître par leur pratique systématique de ce genre. Elle le mena à considérer la pose comme fondement de la photographie[15].  

            Dans le portrait, Barthes recherchait en outre une forme d’authenticité, comme le prouve la photographie du Jardin d’Hiver. La Chambre claire, en ce sens, affirme une dimension éthique de l’image. C’est ce que Barthes nommait l’air, une forme de lumière indéfinissable de l’être, lumière à la fois intérieure et bien visible, comme un supplément d’âme[16]. L’air permettait ainsi de dépasser l’exigence de la ressemblance objective et de la pure analogie dans le portrait photographique.

            Quand l’image artistique se transforme en image médiatique, comme c’est si souvent le cas dans le monde d’aujourd’hui, une telle dimension éthique devient beaucoup plus difficile à définir. Ce processus de transformation implique par ailleurs la souveraineté de l’information et de la communication. Or, il est certain que Barthes conçut avant tout la photographie dans son pouvoir de représentation. Il ne put en effet se dégager complètement de l’héritage écrasant de la peinture, auquel il fait plusieurs fois référence dans son essai. On pourrait ainsi retrouver cet air au sens que lui donne Barthes dans les nombreux portraits de saints du Greco, par exemple.

            Paradoxalement, même les photographes d’avant-garde, en particulier ceux qui furent liés au surréalisme, n’abandonnèrent pas cette pratique du portrait photographique au XXe siècle, qu’on songe à Man Ray ou encore à Brassai. On peut ainsi évoquer la permanence du portrait dans la photographie, au-delà des distinctions de mouvement et de style, permanence dont La Chambre claire rend compte à sa manière.

            Les rapports à la culture française du XIXe siècle sont constants dans l’œuvre de Barthes, qu’il s’agisse d’un romancier comme Balzac ou d’un historien comme Michelet. Il n’est donc pas surprenant qu’il se soit passionné pour un art né en France dans ce même siècle qui fut celui de Nicéphore Niepce.

            Mais le XIXe siècle, c’est aussi le temps de deux grandes révolutions, l’une socio-économique, la révolution industrielle et l’autre politique, le manifeste communiste de Marx et Engels. Qui dit révolution dit nécessairement histoire puissante et tumultueuse, et c’est exactement ce qui s’est passé simultanément à la naissance et au développement de la photographie.

            La photographie, dans cette perspective, fut longtemps hantée par l’histoire. Elle accompagna étroitement ses divers évènements, et ce jusque dans la seconde moitié du XXe siècle, comme le démontrent le projet général et les multiples activités du groupe Magnum. La notion même d’histoire implique nécessairement un continuum temporel et la conscience collective d’une durée des évènements qui persistent dans l’esprit des hommes. Elle souligne en outre l’existence d’un patrimoine commun qui est transmis de génération en génération.

            Ainsi, Barthes se définit-il en quelque sorte dans son essai comme un héritier privilégié de ce patrimoine, même si La Chambre claire ne constitue ni une véritable histoire de la photographie ni une étude centrée sur la représentation de l’histoire dans la photographie. La perspective historique, chez lui, consiste plutôt à relier esthétiquement ou conceptuellement différents moments de la photographie et de son évolution. Il pouvait ainsi saisir l’air évoqué plus haut aussi bien chez Nadar que chez Kertész.

            Le XIXe siècle, c’est encore le siècle de l’accomplissement de la démocratie française, à l’époque de la IIIe République. La notion de démocratie devint alors essentielle non seulement dans le domaine politique mais aussi dans le domaine culturel. C’est ce dont témoigna sans ambiguïté la photographie, art à la portée de tous, au moins en apparence. Le principe d’égalité contenu dans l’idéal républicain se répandit en quelque sorte dans le monde des images issues de la technique moderne.

            Cette question de la démocratie culturelle a toujours attiré l’attention de Barthes, depuis ses essais rassemblés sous le titre de Mythologies et publiés d’abord sous forme d’articles dans des journaux à grand tirage au milieu des années cinquante[17]. Il y traitait autant de la chanson à succès et du cinéma populaire que du catch et du tour de France cycliste. Le critique littéraire apparemment élitiste et obscur se révélait  ainsi être un observateur précis de la culture de masse. Un tel intérêt détonna dans le monde intellectuel français de l’après-guerre.

            Son discours sur la photographie se situa en droite ligne de cette démarche. Il s’agissait en effet d’aborder un sujet jusque-là négligé par ses pairs, c’est-à-dire par les penseurs et les théoriciens originaux de son temps. Mais alors que la culture populaire des années cinquante demeura pour lui un objet d’étude à distance et presque ironique, la photographie exigea une perspective autobiographique et donc très subjective. Le Je est ainsi constant dans le texte de La Chambre claire. Mais celui-ci se mêle en permanence à des affirmations générales à la troisième personne.

            Au XXIe siècle, les nouvelles technologies ont encore accentué ce processus de démocratisation culturelle, le poussant à bout jusqu’à produire un nivellement des images souvent confondues les unes avec les autres. Au contraire, Barthes chercha encore à établir un principe de distinction par rapport aux multiples photographies auxquelles il se trouvait confronté. Certaines images, ainsi, détenaient un sens plus profond que d’autres, comme le montre l’exemple de la photographie du Jardin d’Hiver. 

            Barthes ne succomba pas dans cette optique à un faux égalitarisme, celui qui domine aujourd’hui dans la culture globale et engendre une masse confuse d’images numériques anonymes. Toutes les photographies, pour lui, ne se ressemblaient pas. Elles ne possédaient pas non plus la même valeur de vérité existentielle. Le Je, ainsi, exigeait toujours l’Un dans son discours sur l’image.

            En conclusion, je voudrais souligner l’importance et la signification profonde de la date de parution de La Chambre claire. Il s’agit de l’année 1980. Celle-ci coïncida également avec la mort de l’auteur. On peut dire en effet que cette date marqua à bien des égards la fin d’une ère. Cette ère fut celle des grands mouvements révolutionnaires, à la fois politiques et artistiques, et simultanément d’une histoire fondée sur une conscience commune et habitée par la nécessité d’un devenir historique[18].

            L’année 1980, concrètement, marqua l’arrivée au pouvoir de Reagan aux États-Unis, qui suivit lui-même de peu le début du pouvoir thatchérien, au Royaume-Uni. On peut dès lors avancer que cette année vit l’émergence en Occident d’une nouvelle idéologie, le néolibéralisme, auquel un leader socialiste officiel comme Mitterrand allait lui aussi souscrire un peu plus tard avec sa politique de privatisation à grande échelle. Elle annonça en outre le déclin et ensuite la chute du communisme en Europe de l’Est.

            Cette ère qui commença en 1980, c’est celle que nous vivons encore aujourd’hui. Certains la qualifient de post-historique, dans la mesure où les grandes illusions de changement radical de société du passé ont été balayées par la toute-puissance du marché et de son culte généralisé. La Chambre claire, en ce sens, témoigne même involontairement de la fin d’un monde, celui qui a certes engendré des totalitarismes meurtriers mais a aussi produit des utopies fécondes et enthousiasmantes.

            A la fin des années soixante-dix, en effet, se termine un cycle historique qui a commencé par la Révolution russe et s’est achevé dans le mouvement libertaire de Mai 68. On peut parler de grand tournant, un tournant dont l’humanité subit actuellement les effets sociaux, économiques et politiques souvent néfastes.

            Les membres du groupe Magnum, en particulier, imposèrent le rapport essentiel de la photographie à l’histoire. Il suffit de penser à la trajectoire personnelle d’un Robert Capa, témoin de la guerre civile espagnole dont il rapporta une image qui a fait le tour du monde, mais aussi de la libération de Berlin à la fin de la Seconde Guerre mondiale avant de tomber sur le champ de bataille en Indochine. L’ère post-historique, par contraste, a débouché avant tout sur le mythe de l’image instantanée, et donc sur un temps toujours plus précipité de l’image.  La photographie, en ce sens, ne se propose plus d’écrire l’histoire ni encore moins de la faire.

            La Chambre claire reflète sans aucun doute un désir de lutte contre l’oubli. Elle manifeste un refus profond des stratégies culturelles et sociales qui consistent à effacer le passé de l’art au nom de la marche en avant irrésistible de la technique. Il s’avère ainsi nécessaire de rendre à la nostalgie (celle d’un âge d’or de la photographie) ses lettres de noblesse, au-delà de toutes les illusions du progrès appliquées à l’image.

            Ce désir exprime en outre une certaine philosophie du regard. Celui-ci se concentre sur une seule image, la fameuse photographie du Jardin d’Hiver. Il contraste par conséquent avec le type de regard défini par les nouvelles technologies du numérique et les réseaux sociaux. Celui-ci est marqué en effet par son incapacité à se fixer sur un objet unique. Le regard passe dès lors d’une image à l’autre avec une rapidité extrême.

            Il reflète l’état d’esprit d’une culture globale obsédée par le besoin présumé de distraction perpétuelle. L’image numérique participe ainsi d’un projet de divertissement sans limites. Le sujet distrait est par définition celui qui ne s’attache à rien: il se déplace constamment entre les images sans jamais réellement s’arrêter sur aucune d’entre elles.

            Le rapport étroit de la photographie à l’histoire, dans la première moitié du XXe siècle, impliqua le rôle essentiel du photographe comme témoin (Mais ce siècle fut aussi celui des écrivains-témoins, de l’holocauste au goulag). Or, le regard du témoin est par nature un regard concentré sur son sujet. Il assiste et participe à des évènements d’une grande intensité et souvent tragiques. Pris dans la tourmente de l’histoire, il ne peut donc se permettre d’être distrait ou simplement détaché par rapport à la réalité (ce qu’on appellerait de nos jours l’attitude cool, qui est également celle de l’amateur ‘drogué’ aux images numériques).

            S’il fallait définir par un mot la démarche singulière de Barthes dans La Chambre claire, il faudrait parler de quête. Cette quête est bien sûr celle de l’image, mais aussi de la mère et de soi à travers l’image de l’autre. Comme on le sait, la quête n’est pas toujours couronnée de succès. Il s’agit d’une recherche patiente et obstinée caractérisée par la tension du sujet en direction d’un but à atteindre.

            Elle passe nécessairement dans cet essai par la détermination d’un regard pur, indépendant des circonstances du moment et des contingences matérielles. Qu’est-ce que je regarde? se demande ainsi Barthes. Et que signifie pour moi ce regard particulier sur la photographie?

            La qualité de patience est ici essentielle. Toute quête, en effet, est parsemée d’obstacles et celle-ci ne fait pas exception à la règle. Barthes avoue ainsi que ses efforts pour définir l’identité propre de l’image photographique demeurent en partie infructueux. Il s’agit bien, en ce sens, de chercher sans nécessairement trouver quelque chose au bout de son chemin.

            Dans le monde contemporain des images numériques, cette notion de quête semble beaucoup moins urgente. Pourquoi chercher, en effet, ce qui est immédiatement donné par la grâce de la technologie? L’image est en quelque sorte déjà là avant que je puisse même la concevoir. Elle surgit alors devant et autour de moi à tout moment. Notre époque affirme dans cette perspective la proximité (l’hyper-présence, pourrait-on dire) de toutes les images et de tous les signes.

            La quête implique, elle, une certaine distance de son objet (de l’image, dans le cas de La Chambre claire).  Il faut donc tenter de se rapprocher d’elle pour mieux la voir et la saisir. Un tel sentiment de la distance caractérisait d’ailleurs le concept d’aura cher à Walter Benjamin. Au bout de cette quête, certes, il y a l’inévitable rencontre avec la mort. Mais celle-ci mène aussi à la possibilité d’un regard vivant, capable de percer les apparences afin de mieux souligner la dimension éthique de la démarche esthétique.


Notes

[1] Roland BARTHES, La Chambre claire. Note sur la photographie. Paris: Cahiers du cinéma Gallimard/ Seuil, 1980.

[2] Pierre BOURDIEU, Un Art moyen. essai sur les usages sociaux de la photographie. Paris: Minuit, 1965.

[3] Guy DEBORD, La Société du spectacle. Paris: Buchet-Chastel, 1967.

[4] BARTHES, La Chambre claire, op.cit., pp 120-122.

[5] Ibid, p. 135.

[6] J’ai étudié ces démarches d’avant-garde dans mon ouvrage Du Surréalisme à la photographie contemporaine. Au croisement des arts et de la littérature. Paris: Honoré Champion, 2016.

[7] Walter BENJAMIN, ‘La Petite histoire de la photographie’, Traduction d’André Gunthert. Études Photographiques, 1. Paris : Société Française de Photographie, 1996., pp. 7-36.

[8] Charles BAUDELAIRE, ‘Le public moderne et la photographie’, in Critique d’art, suivi de Critique musicale. Édition de Claude Pichois, Paris: Gallimard, 1992, pp. 274-79.  

[9] Roland BARTHES, Le Plaisir du texte. Paris: Le Seuil, 1973.

[10] BARTHES, La Chambre claire, op,cit., pp. 48-49.

[11] Cette dimension transgressive du fragment dans les avant-gardes est développée dans mon ouvrage L’Ellipse et le cercle: art, poésie, politique. Paris: les Impliqués, 2016.

[12] Walter BENJAMIN, L’Oeuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique. Paris: Allia, 2011.

[13] BARTHES, La Chambre claire, op.cit., p. 39.

[14] Ibid, p. 115.

[15] Ibid, p. 122.

[16] Ibid, pp. 166-171.

[17] Roland BARTHES, Mythologies, Paris: Seuil/Points, 1970.

[18] 1980, c’est aussi, symboliquement,  l’année de la mort de Sartre, dont toute la vie et l’oeuvre furent marquées par la conscience du sens de l’histoire et par la sensiblité aux grands mouvements révolutionnaires de son temps.