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Introduction

 

Peu de jours avant sa disparition, Roland Barthes avait confié à Denis Roche qu’il lui semblait que la photographie était arrivée à la condition d’art pur. Cette réflexion lui était inspirée par le travail de trois artistes français aux langages troublants, alors peu ou prou reconnus, tous indiqués à se tenir dans la clause de silence du degré zéro de l’écriture.

Pour les présenter ici dans le cadre de la recherche sur les images, non seulement photographiques, on se réfèrera à des thèmes et concepts récurrents chez Barthes, aujourd’hui devenus classiques, dans un mouvement de cercle vertueux. Dans ce sens, l’on entreprend ici une lecture à angle large de l’œuvre de Barthes partant de Mythologies, livre de sa première période, pris sous l’angle inédit de sa fréquentation d’une Grèce fabuleuse. Barthes voit revenir cette dernière dans le tintamarre des discours des moyens de communication, vers un petit ensemble d’essais datés du moment final de La Chambre Claire comme, « Tels », « Sur des photographies de Daniel Boudinet », « Bernard Faucon », « Notes sur un album de photographies de Lucien Clergue », le tout formant un corpus encore assez inexploré, tourné vers la photographie d’art, sujet dont Barthes semblait se tenir à l’écart.

Il s’agit de mettre en évidence l’éternel combat de Barthes face à l’ethos parlant du mythe, et ainsi de démontrer le rôle central du concept de «  degré zéro » dans ce même combat et d’éclairer la façon dont, de par le concept tardif de punctum, l’équivalent du «  degré zéro » dans le champ des images, il parvient à intégrer un trio insoupçonné d’artisans, dont il distingue les expressions subtiles du discours bruyant des photographes engagés, partis à la recherche de la réalité, voulant la penser et la sentir pour nous, en même temps qu’il éloigne de l’idée de photographie d’art le «  fantôme de la peinture ».

 

« Trop tôt pour le dire »

 

En effet, dans l’une des sections de La Disparition des lucioles, recueil d’essais réédité, en 2016 de façon posthume, Roche se souvient d´une ultime rencontre avec Roland Barthes à l’appartement de la rue Servandoni, quelques mois après la publication de son ouvrage et l’inattendue disparition de Barthes, en mars 1980. Dans le hall du bâtiment se déroule une conversation qui laisse Roche méditatif : il reprend ses pensées sous la forme d’une lettre imaginaire à l’ami disparu, qu’il intitule « Lettre à Roland Barthes sur la disparition des lucioles ».  « Lucioles » fait allusion à l’éclat intermittent du signe de lumière des vers luisants, évoquant l’écriture en flashs de lumière de la photographie. Dans cette correspondance doublement d’outre-tombe, puisque tous les deux interlocuteurs sont déjà morts, apparaît une confidence de Barthes à propos de ce qu’il pensait de la photographie, dans ses derniers jours de vie. « Je pense à ce que tu m’as dit au pied de ce même escalier où, quelques semaines plus tard, j’apprendrais ta mort », écrit Roche à l’ouverture de la fictive missive. Et voici les mots testamentaires : « au fond, la véritable question de la photographie est aujourd’hui la question du style. Mais il est trop tôt pour le dire »[1].

Pour l’étudiant de la nouvelle école barthésienne du regard, ainsi se dévoilent les dispositions testamentaires de celui qui, encore deuil de la mort de sa mère, survenue en 1977, et allant à son insu vers sa propre fin, rassemblait des forces non seulement pour recevoir un ami chez soi mais pour offrir un dernier séminaire au Collège de France, après tout jamais fini, autour des photographies du monde proustien par le Studio Nadar, qui à leur tour seraient considérées sous le prisme de leur « fascination » et leur « intoxication » , plutôt qu’à partir de leur valeur « intellectuelle »[2]. Dans le même temps, il tenait à s`expliquer sur La chambre claire à une France intellectuelle saisie de surprise par les notes explosives de l’alors nouvellement sorti livre à propos du « génie propre » de la photographie dans le cadre de la « communauté des images »[3].

La déclaration au pied de l’escalier n’est qu’en apparence anodine, si l’on entrevoit le dénouement de la photographie, selon Barthes. En effet, elle serait tournée vers un futur. Preuve en est l’insistance sur le caractère pictural de l’œuvre du photographe Daniel Boudinet – artiste notamment considéré dans la prédiction de Barthes, comme l’on le verra bientôt –, de la part des curateurs de la première grande exposition que lui dédie le Jeu de Paume du Musée de Tours, en association avec la Médiathèque de l’Architecture et du Patrimoine, en mai 2018, sous le titre Le temps de la couleur. L’exposition donne l’occasion de mieux connaître l’artiste prématurément disparu et injustement oublié, dans le mouvement d’une photographie d’auteur française libérée de la publicité et du photojournalisme et en pleine affirmation, dans cette avant-dernière décennie du XXe siècle où Barthes lui pronostique un avenir. C’est ce que l’on peut lire dans le catalogue de ladite exposition qui, sous plusieurs points de vue, voire sous le point de vue de son intense mise en portrait du patrimoine artistique, comme attitude pédagogique, rapproche Boudinet des grands maîtres de la peinture. Ce sont « les références esthétiques et intellectuelles de Boudinet, ancrées dans l’histoire de l’art, qui le portent précisément à choisir de photographier des sujets qu’il souhaite intemporels »[4], lit-on dans le texte de Mathilde Falguière, conservatrice de la MAP, qui ouvre le catalogue de l’exposition. Alors que Christian Caujolle remarque que l’apport de Boudinet « est à l’évidence déterminant et se situe au carrefour de bien des mutations et questionnements de l’époque et c’est là qu’il se comporte en véritable précurseur »[5] .

Trente années auparavant, au temps du déficit philosophique des images, redevable de la vision marxiste du corps mystique de la marchandise, il coûtait bien plus au nouvel iconologiste qu’était déjà Barthes de soutenir un tel enjeu contre-intuitif. La critique de l’ordre médiatique frénétique invitait à aligner la photographie à la modernisation des médias. Nul ne s’attendait d’un tel spécialiste qu’il se laisse emporter par des photographies. A cet égard, dans l’ouverture de La Chambre claire, le théoricien Barthes s’épanche à propos d’une certaine « équipe de sociologues » qui se passe de « l’essentiel » : « chaque fois que je lisais quelque chose sur la Photographie, je pensais à telle photo aimée, et cela me mettait en colère. Car moi, je ne voyais que le référent, l’objet désiré, le corps chéri ; mais une voix importune (la voix de la science) me disait alors d’un ton sévère : « […] ce que tu vois là et qui te fait souffrir rentre dans la catégorie « Photographies d’amateurs », dont a traité une équipe de sociologues : rien d’autre que la trace d’un protocole social d’intégration […] »[6]. L’« essentiel » est que, pour Barthes, l’acte photographique peut bien être sociologique, comme le désire Bourdieu, maître de la voix importune en question, mais le fait photographique est « ontologique » : « J’étais saisi à l’égard de la Photographie d’un désir ontologique. Je voulais à tout prix savoir ce qu’elle était « en soi », par quel trait essentiel elle se distinguait de la communauté des images […] »[7].

La reconnaissance de l’assomption de la photographie à la dignité du style, c’est ce qui se déduit, en effet, de la lecture de quelques essais de la dernière phase de Barthes, soit son dernier salon. Publiés entre 1977 et 1980, dans des nouvelles revues pionnières de photographie, qui sont hors du circuit éditorial de ses ouvrages, ils sont rassemblés, dans le cinquième et dernier volume des Oeuvres Complètes par Éric Marty. Leurs titres se trouvent recensés dans l’index thématique sous la rubrique « Photographie ». Surmontés par des énoncés rigoureusement dénotatifs qui annoncent l’économie visuelle barthésienne : le passage de la photographie de simple l’indice du réel à l’expression du style de l’artiste. Il s’agit par ordre chronologique d’apparition : « Sur des photographies de Daniel Boudinet », « Bernard Faucon » et « Notes sur un album de photographies de Lucien Clergue ». À en juger par le dénominateur commun de ces pièces critiques, toujours à insister sur l’illisibilité ultime de ce qu’on voit, elles signalent un versant particulier de la photographie française, à force subversive.

Clergue, Boudinet, Faucon sont désignés stylisticiens de la photographie et, ce faisant, poètes. Le fait est d’autant plus surprenant qu’aucun des trois n’intègre le large assemblage d’images de La chambre claire, bien qu’un polaroïd de Boudinet s’y insinue, de façon déplacée, à l’ouverture, et que Marty remarque, dans sa présentation au cinquième volume de la somme barthésienne, que, bâti comme un tombeau pour une mère morte, cet ouvrage aboutit à une « poétisation extrême »[8]. Par ailleurs, aucun des trois n’est la cible des débats esthétiques[9] des années 1970, comme le note Guillaume Cassegrain dans L’image advenue de Roland Barthes. (Cassegrain, 2015, p. 12). Il est en cela suivi de Mathilde Falguière qui a pris soin d’insérer dans l’exposition de Tours des photographies de Faucon et précise : « Boudinet ne s’associe à aucune galerie française ni ne fait étalage des références contemporaines »[10], ce qui est le cas pour les deux auteurs. Et s’il est vrai qu’aujourd’hui les albums de Boudinet sont épuisés en librairies et que les travaux de Faucon et ceux de Clergue attirent l’intérêt des collectionneurs, on peut penser que c’est Barthes qui leur donne droit de cité, ou qu’il le redonne, dans le cas de Clergue.

Pourquoi ces trois noms précisément, parmi d’autres possibles ? Cassegrain propose une réponse d’autant plus intéressante qu’elle vaut pour d’autres recoupements iconologiques ou « imagétiques » qui se constituent, avec une même liberté, dans le cadre actuel des nouvelles histoires de l’art, notamment telle que la pratique Georges Didi-Huberman dans le cadre de son musée iconographique. Cassegrain rappelle que le corpus photographique barthésien, dans toutes ses configurations, doit son établissement à une méthode d’analyse où l’imaginaire de l’auteur prend un rôle essentiel, en établissant des inventaires qui sont de l’ordre de l’ « énonciation amoureuse »[11]. Il aura été amoureusement, donc, comme dans le cas de la galerie de portraits de Roland Barthes par Roland Barthes et de La chambre claire, que ces auteurs ont été précisément choisis pour illustrer la conquête de la part de la photographie du distinctif de tout art : la marque du style. 

Il reste une bonne raison pour que l’on tienne à distinguer les principaux aspects de la mutation qui permet à Barthes de se saisir du parent pauvre des Beaux-Arts, autrefois considéré une « stupide conspiration des peintres manqués »[12], désormais en marche vers une autre destinée. Si l’on suit cette logique, cela reviendra à démontrer que des photographies sont des productions de langage, bien certaines de l’être, et du même coup conscientes de leurs limites, c’est à dire, dysfonctionnelles. Acto continuo, elles conduisent à en conclure que de telles productions renoncent, elles aussi, à ce que jadis les beaux-arts ont dû abandonner, par la force de la même photographie : la figuration. Car, effectivement, dès que Walter Benjamin a écrit, en 1931, dans sa « Petite histoire de la photographie », que « la conception des grandes œuvres s’est modifiée simultanément avec l’amélioration des techniques de reproduction »[13], apparaît un consensus, celui de penser que celles-ci ont à voir avec les nouvelles directions que les arts plastiques ont prises, bien près de la fin du siècle qui a vu surgir les similis photographiques du réel. Or, à en juger de la conversation au pied de l’escalier, il paraissait à Barthes en 1980 qu’à ce moment, la photographie s’écartait de toute fonction mimétique, allant ainsi vers elle-même.

Dans ce cas, plus précisément, de quelle direction s’agirait-il? L’hypothèse que nous choisissons est celle de son cheminement vers ce concept qui est au cœur de la pensée barthésienne, toujours recherchée en dehors de la clôture paradigmatique du sens : le « degré zéro ». Non seulement parce que c’est vers ce point que tout chemine chez Barthes, que ce soit en terme d’écriture ou d’images, mais parce que c’est la propension à l’écart et au silence qui définit ce « zéro » théoriquement central, qui en toute évidence le retient encore, dans ces études de cas. Autrement dit, ces trois artistes peignent des mondes qui se renferment imperturbablement sur eux-mêmes, à l´insu du regard de l´autre. Tout cela sert à homologuer cette exclamation sur « l’effet proprement scandaleux de la photographie » dont parle le fragment 35 de La chambre claire : « ne peut-on dire de la photographie ce que les Byzantins disaient de l’image du Christ dont le suaire de Turin est imprégné, à savoir, qu’elle n’est pas faite de main d’homme, acheïropoïétos? »[14].

L’image acheïropoiétique est celle miraculeusement produite par la grâce divine, par décalque du corps du Christ. De par la doctrine, elle est non-médiate, c`est à dire, au-delà de la représentation et de l’illusion[15]. Sans faire appel à aucune transcendance, exactement comme Barthes tendait déjà à définir la photographie, dans un fameux essai de 1961 pour la revue Communications, il en soulignait, dès lors, la grande contradiction qu’elle offre à l’observateur du fonctionnement des signes : « Le paradoxe photographique, ce serait alors la coexistence de deux messages, l’un sans code […] et l’autre à code »[16] .  L’image telle que Barthes la conçoit, de la sorte, demeure-t-elle au-delà de la représentation.

Ainsi, c’est l’imposition du code et le bruit des messages, c’est-à-dire, toute la question de la connotation, le problème même de Mythologies, sur lesquels Barthes le chasseur de mythes enquête. Au moment de La chambre claire, prédomine la vue, fascinée, d’une photographie qui reste intraitable : « Réalité intraitable est le mot qui est le plus récurrent dans ton livre »[17], note Roche dans sa lettre imaginaire, à propos de La chambre claire. Il en est de même lors du dernier cours de Barthes au Collège de France, période de sa traversée des photos des archives Nadar, ainsi expliquée à l’audience : « l’intérêt profond, sérieux, la chance, le kairós de ces séances […] c’est, dans mon esprit, de produire une intoxication, une fascination, action propre à l’image »[18].

Le problème des messages codés est qu’au tamis du code passe le filtre de la culture, y compris celui des esthéticismes complaisants. De ce fait, il y a de bonnes raisons à penser que les toutes dernières images du « salon » Barthes semblent d’autant plus remarquables qu’elles sont moins parlantes.  « La Photographie appartient à cette classe d’objets feuilletés dont on ne peut séparer les deux feuillets sans les détruire », admet-il dans La chambre claire, quand il réfère au travail des signes. Pourtant il remarque : « de l’entêtement du référent à être toujours là, allait surgir l’essence de ce que je recherchais ». Ce qu’il recherchait – en se trouvant, d’ailleurs, « scientifiquement seul et démuni », comme lui-même l’admet à la même occasion –, c’était le paysage sans la fenêtre. De là de pouvoir dire préférer le paysage : « l’événement ne se dépasse jamais vers autre chose »[19] .

En effet, il y a des référents s’entêtant, des mondes saisis au flagrant, dans le triptyque des créateurs en photographie ici évoqués, tous du même sud français de Barthes. Quoique denses, compliquées et farouches à la glose, les trois courtes études que lui consacre Barthes insistent sur cet aspect.

 

LA PHOTO MÊME

 

Venons-en à Faucon. Publié dans la revue Zoom, le court essai de Barthes sur Faucon envisage l´album Les grandes vacances, recueil en couleurs, de photographies à plans larges produites entre 1977 et 1978, dans le Lubéron. Il s’en dégage l’effet d’étrangeté dans lequel  s’est spécialisé ce photographe, le seul encore vivant du trio de créateurs, désormais éloigné de la photographie depuis 1995, dans un mouvement à la Rimbaud. Dans son cas, l’intérêt de Barthes s’est tourné vers le contranaturalisme explicite du décor de Faucon, où tout est arrangé et mis en scène. Faucon est théâtral comme l’ont été, par des raisons techniques, les premiers photographes. C’est ce qui aiguise le sens de la sémiologie de Barthes, qui était à son tour fasciné par le bizarre mélange entre la nature naturelle, presque romantique, dans laquelle il projette ses personnages, qui sont suivant sa grande obsession des jeunes éphèbes, et la rigidité mortelle de ses compositions, sa beauté taciturne. En effet, les gamins de Faucon jouent à air libre, font de la voile, pratiquent des sports, s’habillent joyeusement, boivent des sodas. Cependant, ils se présentent comme des figures de cire, issues d’un cimetière à poupées. Leur effet de surnaturel se saisit encore du fait qu’ils sont mis en scène avec des mannequins de vitrine, c’est-à-dire, avec des vrais faux objets, qui viennent à augmenter l’ambigüité du tableau.

Trait caractéristique de l’artiste, ce type de situation correspond à son désir avoué de toucher l’ « immobilité métaphysique du monde », ce qui est pour lui atteindre « le réel »[20] . Pour Barthes, Faucon ne saisit pas à proprement parler un tableau vivant, ce qui serait déjà habiter le statique, qui est la loi même du milieu photographique, mais il « produit une photographie réitérée en tableau vivant, en accumulant deux immobilités ». Aux yeux de Barthes, il s’installe, ainsi, dans ce monde nullement bucolique, quoique champêtre, un « circuit inextricable de sens », une « dérision ». De telle sorte que tout le jeu de la représentation de la vérité intérieure et extérieure en est désarmé. Il n’y a plus ici forme et contenu, signifiant et référent, mais seulement signifiants, seulement référents[21]. Voilà l’enjeu ontologique des photos de l’artiste. Barthes lui écrit, du reste, pour le lui dire, un an avant d’envoyer son court texte à la revue Zoom. Avec les deux points répétitifs et la voix off dans les parenthèses typiques de la facture critique de Barthes, la lettre est rééditée dans l’Album Roland Barthes, compilé par Eric Marty en 2015 avec une partie de la correspondance de l’auteur : « Vos photos sont merveilleuses ; pour moi, elles sont ontologiquement(si vous permettez ce mot pédant) la photo même, dans la limite où en dit l’être : la fascination »[22] .

Il convient de noter qu’un tel entendement de l’image est en conflit avec toute la tradition du ut pictura poiesis, référence paternelle selon laquelle la poésie est peinture qui parle et vice versa. D’autant plus que Barthes reconnaît que « la Photographie a été, est encore tourmentée par le fantôme de la Peinture » et que « le pictorialisme n’est qu’une exagération de ce que la photo pense d’elle-même »[23] . Sans aucun doute, nous sommes devant une intéressante nouvelle compréhension du sublime : non plus le sublime polysémique, le vol libre du sens, comme dans la première acception, mais un sublime par soustraction, en négatif, comme toujours chez le Barthes sémioclaste. Il s’agit d’un défi de la part de Barthes envers l’esthétique classique qui aligne les belles images et les beaux concepts, expédient grâce auquel l’humanisme philosophique se recompose avec les images, en les haussant à la dignité du logos.

Il est aussi question de la mort. Avec sa parfaite division en deux moitiés de 24 fragments, allant de la photographie comme constat de présence au memento mori, La Chambre claire file en flèche en sa direction. La nature elle-même paraît en deuil dans ce deuxième bloc d’images, dont fait partie, sous la phrase « La première photographie », la plaque historique de Niepce, de 1822, « La table servie », y diffusant silencieusement la tristesse et le mystère de la vie embaumée[24]. Sentiment qui s’exacerbe devant la « Photographie du Jardin d’hiver », concernant la mère de Barthes en enfant, une parmi plusieurs photographies qu’on ne voit pas. Elle est ainsi appréciée par son fils, selon l’image, invisible pour nous, qui heurte sa conscience meurtrie : « devant la photo de ma mère enfant, je me dis : elle va mourir : je frémis, tel le psychotique de Winnicott, d’une catastrophe qui a déjà eu lieu »[25] .

Quoique Daniel Boudinet et Lucien Clergue aient laissé de remarquables collections de portraits, ces portraits ne sont pas retenus dans les essais que Barthes leur consacre. Chez Boudinet comme chez Clergue, c’est le paysage silencieux qui est visé. C’est aux étranges arrangements théâtraux de scène de Faucon, à leur ironie mortelle, qui se lie l’impression d’un ébranlement des limites entre le vivant et l’inerte et partant de l’énigmatique fascinant.  D’ailleurs, lorsque le fragment 13 de La Chambre Claire nous rappelle la consanguinité entre la photographie et le théâtre, c’est toujours de la mort qu’il s’agit, puisque « les premiers acteurs se détachaient de la communauté en jouant le rôle des Morts : se grimer, c’était se désigner comme un corps à la fois vivant et mort […] »[26]. Cela renforce du reste la fameuse note sur les images de reportage qui refoulent la mort : « tous ces jeunes photographes qui s’agitent dans le monde […] ne savent pas qu`ils sont des agentes de la Mort »[27]. Ces mêmes notes expliquent par ailleurs l’absence de mention à Henri Cartier Bresson de la part de Barthes.

Alors que Gilles Deleuze marcher tout droit vers la catastrophe, dans une section de son recueil posthume hardiment titré Deux régimes de fous, quand il annonce que « La toile n’est pas une surface blanche. Elle est déjà tout encombrée de clichés, même si on ne les voit pas. Le travail du peintre consiste à les détruire : le peintre doit passer par un moment où il ne voit plus rien, par un effondrement des coordonnées visuelles. C’est pour cela que je dis que la peinture intègre une catastrophe, elle est même la matrice du tableau »[28] .

Georges Didi-Huberman écrit dans Ce que nous voyons, ce qui nous regarde que « […] l’expérience familière de ce que nous voyons semble le plus souvent donne lieu à un avoir ». En voyant quelque chose, nous avons en général l’impression de gagner quelque chose. Il ajoute qu’il n’en est rien : « Mais la modalité du visible devient inéluctable – c’est-à-dire vouée à une question d’être – quand voir, c’est sentir que quelque chose inéluctablement nous échappe, autrement dit : quand voir, c’est perdre. Tout est là »[29]. Se sentant scientifiquement seul et en détresse vers 1979, Barthes déjà le savait par avance et l’aura dit à propos de vrais artistes de la photographie.


Notes

[1] Denis ROCHE, «  Lettre à Roland Barthes, sur la disparition des lucioles », in, La Disparition des lucioles. Réflexions sur l’acte photographique, Paris, Seuil, 2016, p. 158.

[2] Roland BARTHES, La Préparation du roman I et II. Cours et séminaire au Collège de France (1978-1980), Paris, Seuil/IMEC, 2003, p. 291.

[3] Roland BARTHES, La Chambre claire, in, Œuvres Complètes, Tome V, Paris, Seuil, 2002, p. 791.

[4] Mathilde FALGUIÈRE, «  Idéal classique, pratiques contemporaines », in Mathilde FALGUIÈRE et Christian CAUJOLLE dir., Daniel Boudinet, le temps de la couleur, Paris, Liénart, 2018, p.9.

[5] Christian CAUJOLLE, « Le temps de la couleur », in Mathilde FALGUIÈRE et Christian CAUJOLLE dir., Daniel Boudinet et temps de la couleur, op. cit.,. p.19.

[6] Roland BARTHES, La Chambre claire, op. cit., p. 794.

[7] Roland BARTHES, La Chambre claire, op. cit., p. 791.

[8] Éric MARTY, «  Science de la littérature et plaisir du texte », in Roland BARTHES, op.cit., p. 17.

[9] Guillaume CASSEGRAIN, Roland Barthes ou l´image advenue, Paris, Éditions Hazan, 2015, p. 12.

[10] Mathilde FALGUIÈRE, «  Idéal classique, pratiques contemporaines », in Mathilde FALGUIÈRE et Christian CAUJOLLE, Daniel Boudinet, le temps de la couleur, op. cit., p.9.

[11] Guillaume CASSEGRAIN, Roland Barthes ou l´image advenue, fffffNMMop. cit., p. 13.

[12] Charles BAUDELAIRE, «  Salon de 1859 », in Poésie. Paris, Gallimard-Pléiade, 1951, p. 762.

[13] Walter BENJAMIN, «  Pequena história da fotografia », in Magia e técnica. Arte e Política, São Paulo, Brasiliense, 1994, p. 104.

 

[14] Roland BARTHES, La Chambre claire, op. cit., p. 855.

[15] Marie-José MONDZAIN, Imagem, ícone, economia, As fontes bizantinas do imaginário contemporâneo, Rio de Janeiro, Contraponto, 2013, p. 119.

[16] Roland BARTHES, La Chambre claire, op. cit., p. 855.

[17] Denis ROCHE, op. cit., p. 161.

[18] Roland BARTHES, La Préparation du roman I et II, op. cit.,, p. 291.

[19] Roland BARTHES, La Chambre claire, op. cit., p. 792.

[20] Bernard FAUCON, Bernard Faucon, Le Mejan, Actes Sud, 2005, p. 1.

[21] Roland BARTHES, «  Bernard Faucon », in, Œuvres Complètes, Tome V, Paris, Seuil, 2002, p.471-172.

[22] Roland BARTHES, Album, Inédits, correspondance et varia. Édition établie et présentée par Éric Marty. Paris, Seuil, 2015, p. 252.

[23] Roland BARTHES, La Chambre claire, op. cit., p. 811.

[24] Roland BARTHES, La Chambre claire, op. cit., p. 860.

[25] Roland BARTHES, La Chambre claire, op. cit., p. 867.

[26] Roland BARTHES, La Chambre claire, op. cit., p. 813.

[27] Roland BARTHES, La Chambre claire, op. cit., p. 803.

[28] Gilles DELEUZE, Dois regimes de louco, São Paulo, Editora 34, 2016, p. 191.

[29] Georges DIDI-HUBERMAN, O que vemos, o que nos olha, São Paulo, Editora 34, p. 14.