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« Si je refuse l’Image, je produis l’image de celui qui refuse les Images… »[1]. Ainsi Roland Barthes décrit-il l’aporie qu’il ressent face aux dynamiques sociales et culturelles attachées au choix de se représenter en image lors du colloque de Cerisy dédié à son œuvre en 1978. À ce moment-là, dans les années 1970, le renom intellectuel de Barthes était à son comble : plusieurs livres ayant remporté du succès auprès du grand public, élection au Collège de France, apparitions télévisuelles régulières, entretiens fréquents imprimés dans les journaux et magazines, etc. Durant cette période qui couvre environ dix ans jusqu’à sa mort en 1980, le théoricien passait devant l’objectif de nombreux photographes attachés à des journaux et à la télévision, y compris Sophie Bassouls (qui travaillait à l’époque pour l’Express et le Figaro Littéraire), Louis Monier (photographe régulier des « Apostrophes » de Bernard Pivot), ou bien André Perlstein, photographe de presse, également à l’Express. Mais, c’étaient aussi les années où une amitié se nouait entre Barthes et certains photographes dont Daniel Boudinet n’est que l’exemple le plus fameux[2]. Par conséquent, il y a beaucoup de portraits photographiques de Barthes datant des années 1970, – portraits qui démontrent que Barthes n’a pas du tout « refusé » de se faire photographier, comme l’a fait son contemporain Maurice Blanchot, par exemple, mais que ce premier ne s’en est pas remis aux photographes sans réserve. Il a plutôt collaboré avec les photographes pour construire sa propre image publique, comme le démontrent les notes et la correspondance qui nous restent. Les nombreux portraits de Barthes entretiennent donc un rapport un peu paradoxal à son œuvre (tardive), car le photographe en tant que créateur de l’image n’y est presque jamais évalué ni abordé en profondeur.

Pourtant, le thème des relations qu’entretenait Barthes avec les photographes mérite d’être analysé pendant cette dernière décennie de sa vie où la photographie prenait une place importante et singulière dans son œuvre comme le confirme son texte autobiographique Roland Barthes par Roland Barthes, son dernier livre, La chambre claire. Note sur la photographie, et quelques textes publiés postérieurement dont « Proust et la photographie ». Il s’agira d’analyser quelques passages clé de son œuvre en les mettant en parallèle avec ses rencontres avec certains photographes comme Ulf Andersen, Sophie Bassouls et David Graeme-Baker, dont témoignent des bribes de correspondance et les photographies qui se trouvent dans le Fonds Roland Barthes à la Bibliothèque nationale de France. On se propose ainsi d’étudier la façon dont Barthes se prêtait au « jeu » visuel d’auto-représentation en photographie, comment il posait devant l’objectif en créant et en assumant une « posture » dans le sens que Barthes lui-même donne à ce terme, mais aussi dans le sens plus théorique de « posture littéraire » qu’utilise Jérôme Meizoz[3]. Étudiant un corpus en partie inédit (notes, lettres, photographies) cet article met en relief les rapports complexes, ambiguës et parfois paradoxaux de Barthes à sa propre image, ainsi que ses relations personnelles avec quelques photographes connus et moins connus qui ont fait son portrait dans les années 1970.

Une lacune dans la théorie, ou le photographe comme « Operator »

Les textes de Barthes sur la photographie qui sont devenus des références incontournables de la théorie de la photographie – notamment « Le message photographique » (1961), « Rhétorique de l’image » (1964), et La chambre claire (1980) – font tous partie de la tradition théorique dite « réaliste », malgré leurs méthodes très variés dont l’éventail va de la sémiologie dans les premiers textes à la phénoménologie dans La chambre claire. La théorie réaliste de la photographie met l’accent sur l’aspect indiciel, « naturel » ou documentaire de l’image photographique, ce que William Henry Fox Talbot appelait plus généralement des images réalisées par « le crayon de la nature » (« The Pencil of Nature », selon le titre de son ouvrage de 1844-46). La lumière et le soleil sont posés comme des agents créateurs de l’image que le photographe et l’appareil ne font qu’enregistrer passivement. Cette position contraste avec celle qui accorde une place importante au photographe et qui est souvent nommée la tradition « formaliste » ou « constructiviste ».

            Or, chez Barthes on trouve un écho de ces deux positions traditionnelles lorsqu’il oppose la « photo de reporter » et la photographie « d’art » dans un article sur Boudinet[4]. Néanmoins, le paradigme réaliste est le motif clé dans les textes de Barthes, par conséquent, le photographe n’y a pas une place très importante. Malgré quelques textes épars, écrits entre 1977 et 1980, consacrés aux photographes-artistes contemporains, tels que Richard Avedon, Boudinet, Lucien Clergue ou Bernard Faucon, il n’y a pas ou très peu de réflexion théorique approfondie sur le photographe chez Barthes[5]. Dans Mythologies, où se trouvent plusieurs paragraphes sur la photographie, les photographes qui prenaient les images dont Barthes parle, leurs noms et leurs rôles ne sont guère abordés. Il critique l’iconographie photographique dans les portraits des candidats-députés reproduits dans les prospectus électoraux de leurs partis ou bien la représentation de la tête de l’abbé Pierre, sans la moindre référence aux photographes. Barthes démythologise le « studio Harcourt » et « l’appareil d’Harcourt », mais jamais le photographe Harcourt (qui est néanmoins et implicitement en opposition avec deux photographes d’avant-garde : Thérèse Le Prat et Agnès Varda dont il parle à la fin de ce mythe portant sur la photographie d’atelier) ; et dans « La grande famille des hommes » la photographie – plutôt que les photographes – est en faute simplement pour sa tendance à « redire la mort ou la naissance » sans rendre compte des inégalités qui peuvent être suscitées par ce fait humain[6]. Le seul texte dans Mythologies qui vise à critiquer directement le photographe est « Photo-chocs », un mythe consacré à une exposition de photographies ayant pour but de choquer le spectateur. Pour Barthes elles ne choquent pourtant pas car les photographes se seraient servis d’un « langage intentionnel de l’horreur »[7]. Dans les termes de la théorie réaliste de la photographie l’intentionnalité du photographe fait d’une image documentaire, voir potentiellement choquante, un objet d’art ce qui, selon Barthes, diminue l’impact affectif dans le cas des « photo-chocs ».

            Si les Mythologies n’évoquent pas beaucoup des photographes (Barthes s’y intéresse plutôt à l’usage de la photographie dans des contextes idéologiques), ses textes appartenant au paradigme sémiologique des années 1960 sont entièrement muets concernant ce sujet. Proposant une lecture structuraliste de l’image, Barthes y cherche à établir ce qui fait de la photographie une image ontologiquement et phénoménologiquement différente de toutes les autres images. Dans « Le message photographique » et « Rhétorique de l’image », il s’agit d’une analyse de l’image photographique selon ses structures de signification ; et l’on peut constater par analogie à ses thèses sur la « mort de l’auteur » que le photographe en tant qu’auteur de l’image y est déjà mort.

Cependant, parallèlement au « retour de l’auteur » dans Le plaisir du texte de 1970, le photographe commence également à surgir dans l’œuvre de Barthes à partir de ce moment-là. Mais il s’impose moins pour sa portée théorique que parce qu’il incarne une personne réelle : celui ou celle qui prend la photo de Barthes. Certains textes témoignent donc de ses nouvelles expériences avec la photographie, notamment le Roland Barthes par Roland Barthes et La chambre claire. Dans ces textes, on trouve une sorte de stratégie ludique entre montrer et dire ce qui résulte en une tension entre image et texte. Dans le premier livre autobiographique de 1975, qui ouvre avec un album de photographies pour la plupart privées, Barthes met en exergue son scepticisme quant à la vérité expérientielle et existentielle de l’image photographique et son malaise apparent devant l’objectif : « Il supporte mal toute image de lui-même, souffre d’être nommé[8], » comme il l’écrit. Mais, ce paragraphe se trouve à la fin de l’album photographique que le lecteur vient de regarder. De plus, il y inclut le fameux portrait Le Gaucher, pris par Boudinet dans le jardin de la rue de Tournon en 1974, en reproduction en pleine page directement en face de cet extrait. Barthes semble ainsi inviter le lecteur à osciller entre l’image et le texte, entre l’expression du malaise par le texte et le plaisir de l’image reproduite. En somme, il crée une tension entre les deux éléments plutôt qu’un dialogue complémentaire (comme on peut le trouver dans une autobiographie plus classique) et cette tension caractérise toutes ses rencontres (tardives) avec la photographie.

Quelques années plus tard, dans La chambre claire, Barthes revient à cette double thématique du photographe et du modèle d’une façon à la fois plus complexe et plus directe : d’une part, la photographie comme une pratique de « faire » reste inaccessible ou « barrée » pour lui, comme il l’écrit au début de son dernier livre[9]. Au total, très peu de lignes sont consacrées au photographe, que Barthes définit simplement comme « l’Operator » de l’appareil photographique[10] comme si être photographié faisait souffrir comme une opération chirurgicale (ce qui était véritablement le cas au XIXe siècle, comme le constate Barthes [11]). En faisant fi du photographe, Barthes assume également une position théorique (contre la sociologie de la photographie de Pierre Bourdieu qui accorde une place importante aux photographes[12]) et choisit une méthode qui consiste en une phénoménologie de l’image photographique, quoique « vague, désinvolte, cynique même », comme il le précise dès le début[13]. De l’autre, Barthes attire l’attention sur les photographes à travers les illustrations de son texte : les images dans La chambre claire représentent de grands noms dans l’histoire de la photographie (de Niepce, Atget et Gardner à Avedon, Kertész et Mapplethorpe, par exemple) et Barthes n’hésite pas à nommer Nadar « le plus grand photographe du monde » en raison de son talent à médiatiser « une vérité » de la personne devant l’objectif[14]. Ce que l’on peut constater ici ainsi que dans le Roland Barthes par Roland Barthes est une sorte de décalage entre les photographes en général (et ce que Barthes en dit) et quelques photographes particuliers, les « très grands portraitistes[15] ». Il s’agit d’un écart qui se trouve également dans le contexte de la pose et la posture : ce que Barthes dit (et ce qu’il montre) de la pose et surtout sa pose devant l’objectif et sa posture en tant qu’écrivain.

La pose comme mortification et « jeu social »

Bien que Barthes s’intéresse surtout à l’expérience que constitue le fait de regarder les images et à leur impact affectif plutôt qu’à leur création, dans La chambre claire il consacre un chapitre à son expérience des moments où il a posé pour des photographes. Il décrit la pose devant l’objectif comme une procédure qui unit les perceptions de soi et les attentes sociales dans une dynamique complexe, dans laquelle il serait en proie à la photographie (et aux intentions du photographe), ce qu’il ressent comme une objectivation, voire une mortification. Du point de vue de l’histoire de la photographie, il n’est peut-être pas difficile de s’apercevoir que cette peur de mortification résonne avec le scepticisme et l’anxiété avec lesquels la photographie a été reçue par (certains) premiers modèles au milieu du XIXe siècle[16]. Quant à Barthes, cependant, ses préoccupations sont plus nuancées et étroitement liées à la diffusion étendue de ses portraits photographiques et à leur réception sociale. En écho avec la définition du photographe comme « Operator » dans La chambre claire il décrit sa peur face à « l’opération » photographique ainsi :

ce que la société fait de ma photo, ce qu’elle y lit, je ne le sais pas (de toute façon, il y a tant de lectures d’un même visage) ; mais lorsque je me découvre sur le produit de cette opération, ce que je vois, c’est que je suis devenu Tout-Image, c’est-à-dire la Mort en personne ; les autres – l’Autre – me déproprient de moi-même, ils font de moi, avec férocité, un objet, ils me tiennent à merci, à disposition, rangé dans un fichier, préparé pour tous les truquages subtils[17].

Malgré ces fortes sensations de dépossession, Barthes écrit ces lignes au moment même de sa carrière où il est le plus souvent sollicité pour une photographie et où ses portraits sont diffusés dans les journaux et les magazines où elles accompagnent souvent un entretien[18]. Si Barthes décrit la mortification en photographie comme une objectivation du modèle, celui-ci semble néanmoins rester liée à la photographie, presque charnellement à l’instar du cordon « ombilicale » de la photographie de sa mère-enfant dans le jardin d’hiver de Chennevières-sur-Marne[19]. En revanche, si la photographie du Jardin d’Hiver représente une vivification de la mère décédée en effigie, Barthes ressent ses propres portraits comme une mortification de sa personne vivante : il est devenu l’image elle-même, un objet qui est à la fois lui et dépossédé de lui. La mortification est à la fois métaphorique et réelle dans la mesure où elle est objectification du modèle et au fur et à mesure disparition matérielle[20].

            Quant aux photographes, ils figurent également dans ce chapitre de La chambre claire sur « Celui qui est photographié ». D’une façon taquine Barthes évoque leurs stratégies pour se débarrasser de ce qu’il croit reconnaître comme leur propre peur de mortification photographique. Il raconte de ses séances de pose et les exigences des photographes ainsi : « on me fait asseoir devant mes pinceaux, on me fait sortir (“dehors”, c’est plus vivant que “dedans”), on me fait poser devant un escalier parce qu’un groupe d’enfants joue derrière moi, on avise un banc et aussitôt (quelle aubaine) on me fait asseoir dessus[21]. » Ces « contorsions des photographes[22] », comme il les dépeint avec ironie, seraient leurs propres luttes contre l’effet de mortification : il s’agit d’une logique de l’instantané répandue au XXe siècle selon laquelle un mouvement figé serait plus proche de la vie qu’une photographie posée dans l’atelier. Ce dernier type de portrait était la norme au XIXe siècle où il fallait aller chez le photographe. A partir des années 1880, l’appareil photographique est devenu plus facile à manœuvrer, plus léger et portable, mais aussi moins cher, ce qui a résulté en une forte hausse des photographes mobiles qui dominent le champ jusqu’à maintenant.

            Or, en l’occurrence, les portraits photographiques de Barthes adhèrent à ces développements historiques dans la mesure où ils sont tous des résultats d’une visite du photographe chez Barthes. En fait, le passage ci-dessus semble correspondre à toute une série de portraits de Barthes pris par Sophie Bassouls en juin 1978, environ un an avant la rédaction de La chambre claire. Bassouls, une photographe française, était chargée du service photo de L’Express et du Figaro Littéraire à partir des années 1950 et 1960 jusqu’à 1976. Son œuvre consiste en des portraits d’écrivains et d’artistes dont deux séries de portraits de Barthes : en 1975 à l’intérieur de son appartement rue Servandoni (il pose devant sa bibliothèque et au piano) et en 1978[23]. Dans cette dernière série, on trouve des portraits de Barthes assit « devant [ses] pinceaux » dans sa salle de séjour ; à l’extérieur « devant un escalier » (de l’église St. Sulpice), mais il y manque les enfants ; et assit sur « un banc ». Barthes a-t-il les photographies de Bassouls en tête quand il écrit ces passages de La chambre claire ? Il est fort probable que oui : dans le Fonds Roland Barthes à la Bibliothèque nationale il se trouve une enveloppe envoyée à Barthes contenant une lettre de Bassouls et quatre photographies de la séance du 9 juin 1978. Dix jours après, le 19 juin, la photographe écrit ainsi :

 

Cher Monsieur,

Vous m’avez prevenue [sic], jamais vous

n’appreciez [sic] les photos prises de vous –

Je n’espère donc pas que celles-

ci puissent vous plaire… mais

je souhaite, au moins, qu’elles

ne vous déplaisent pas trop.

Merci encore de votre accueil et

de votre exquise patience.

Très sincèrement

Sophie Bassouls[24]

 

Rien n’indique que Barthes sélectionnait lui-même les images sur la planche-contact (ce qu’il a fait à d’autres occasions comme nous allons voir et d’autres écrivains ont fait chez Bassouls[25]). La lettre modeste de la photographe laisse comprendre la façon dont Barthes essayait de marcher sur la corde raide : annoncer aux photographes qu’il n’aimait pas être photographié (ce qui résonne fortement avec La chambre claire), d’un côté, et les laisser faire avec gentillesse et patience, de l’autre (ce dont témoignent ses portraits et cette lettre de Bassouls). Faute de réponse léguée de Barthes à Bassouls, nous ne savons pas s’il aimait ou non ses photographies. Toujours est-il que Barthes posait volontiers devant son objectif et qu’il « se prêt[ait] au jeu social », comme il décrit plus généralement le « cérémonial photographique[26] ».

            Dans le Fonds Roland Barthes, notamment le dossier qui contient le manuscrit de La chambre claire, il se trouve une autre indication de sa collaboration avec les photographes. Cet indice est à la fois plus étroitement lié à La chambre claire que les photographies de Bassouls est plus difficile à relier à une série voire une seule photographie ou bien à un photographe particulier. Datant du 9 mai 1979, justement le moment où Barthes rédigeait sa « note sur la photographie », il s’agit d’une petite feuille de papier où se trouvent six lignes de gribouillis dans la marge haute. En bas de page, Barthes a rajouté une explication significative : « Le photographe m’a dit : ‶Je vais vous prendre à votre bureau. Griffonez″[27] ». Cette « écriture sans inscription[28] », comme Federico Ferrari et Jean-Luc Nancy appellent ce détail iconographique dans leur essai sur L’iconographie de l’auteur, montre que Barthes était content de poser devant l’objectif et de collaborer avec les photographes. De plus, il a même gardé cette petite feuille parmi ses papiers préparatoires pour son dernier livre. Ou, peut-être, a-t-il conservé ce bout de papier pour que la postérité sache qu’il n’a pas lui-même (ou au moins pas tout seul) choisi comment poser pour un portrait d’écrivain ? Difficile à dire. Ce qui est plus certain sont ses commentaires sur le processus photographique comme une mortification du modèle dans le chapitre de La chambre claire que nous venons d’analyser. Au total, il n’y a pas beaucoup de commentaires de Barthes portant sur ses portraits photographiques, ni dans La chambre claire, ni dans ses archives. Pourtant, il y a un grand nombre de photographies (connues et inconnues) de lui qui circulent ou se trouvent uniquement dans le Fonds Roland Barthes et qui témoignent de beaucoup de rencontres et de collaborations avec les photographes dont Barthes s’est sans doute servi pour manifester sa figure d’auteur auprès du public. Il serait donc utile de croiser ses commentaires sur les photographes avec ses propres portraits et ses commentaires sur les images d’écrivain.

Du pacte photographique à la posture barthesienne

Malgré le topos (ancien dans l’histoire de la photographie) de la proximité entre photographie et mort qui traverse La chambre claire et malgré son sentiment de mortification, il y a également une sorte de contrepoids à ces thèmes. À l’instar des œuvres de grands photographes-portraitistes dont le livre est truffé, il s’agit de petites remarques qui indiquent que Barthes apparemment aimait quelques-uns de ses portraits photographiques. Par exemple, il écrit, toujours dans le chapitre « Celui qui est photographié » qu’« une excellente photographe, un jour, me photographia[29] » . Il croit reconnaître dans son portrait « le chagrin d’un deuil récent » ce qui est la raison pour laquelle « pour une fois la Photographie me rendait à moi-même[30] », comme il l’explique en référence implicite à la photographie du Jardin d’Hiver qui, plus tard dans le livre, lui « donnait un sentiment aussi sur que le souvenir », également « pour une fois[31] ». Le portrait de Barthes qui est à dater d’après 1977, l’année du décès de la mère, pris par « une excellente photographe » serait-elle une photographie prise par Sophie Bassouls ? Très peu de photographes-femmes ont fait son portrait à ce moment-là et peut-être Barthes s’est reconnu dans une de ses photographies malgré tous les truquages de « faire vivant » dont il parle dans le même paragraphe. Car, selon Barthes, le vrai problème se pose avec l’usage de son image dans les médias. Il continue ainsi à parler de la photographie en question : « mais je retrouvais un peu plus tard cette même photo sur la couverture d’un libelle ; par l’artifice d’un tirage, je n’avais plus qu’un horrible visage désintériorisés, sinistre et rébarbatif…[32] ».

            Cette distinction entre la prise de vue et l’usage qu’en fait « la société[33] » (éditeurs, journalistes, critiques, lecteurs, etc.) est importante, car elle explique les très nombreux portraits photographiques qui proviennent d’un « pacte » entre photographe et modèle et qui se trouvent aujourd’hui dans les archives de la Bibliothèque nationale, en dépit de son malaise devant l’objectif. Autrement dit, si Barthes posait volontiers pour un portrait – et tenait une relation cordiale avec les photographes, comme nous allons voir – toujours est-il qu’il se méfiait de ce qui arrivait à son image-objet.

            Dans La chambre claire, l’auteur constate qu’il a été « photographié mille fois[34] ». Cela ne correspond pas tout à fait à la quantité de photographies conservées dans le Fonds Roland Barthes, mais il s’y trouve cinq classeurs de photographies, dont un qui n’est doit pas être communiqué car il contient la photographie du Jardin d’Hiver.[35] D’après mes calculs, il y a plus de cinq-cents photographies de Barthes (la plupart en noir et blanc) : des portraits bien connus et largement diffusés, des photographies privées ou d’amateur, ainsi que des portraits inconnus qui ne sont jamais été autorisés pour la publication (car ils sont d’une pauvre qualité, mal cadrés ou exposés, ou bien parce qu’ils ne plaisaient évidemment pas à Barthes car ils étaient peu flatteurs). Par exemple, il y a de nombreux portraits d’auteur officiels avec un tampon des Editions du Seuil ; des séries de portraits réalisés par des photographes tels qu’Andersen, Bassouls, Jerry Bauer, Boudinet, Graeme-Baker et Monier. Des photographies individuelles (voire un ou deux clichés), prises par Carla Cerati, Fay Godwin, Michael Holtz, François Lagarde, et d’autres constituent une grande partie du Fonds. Outre les similarités iconographiques montrant Barthes à son bureau ou entouré de son matériel de dessin (plutôt que d’écriture), ses portraits font souvent partie d’une série (parfois créée lors de séances d’entretiens), c’est-à-dire que plusieurs images appartiennent manifestement à la même séance photographique. De plus, dans l’archive, il y a des bribes de correspondance entre Barthes et les photographes qui témoignent des relations amicales, dont nous avons déjà cité la lettre de Bassouls à Barthes. Il y en a d’autres encore : une petite note du photographe norvégien Ulf Andersen qui envoie ses remerciements à Barthes, accompagnant neuf photographies tirées en noir et blanc[36]. Ou bien une lettre du photographe anglais David Graeme-Baker datant vraisemblablement de février 1975 dans laquelle il remercie Barthes pour ses « compliments » et lui envoie une planche-contact avec 34 clichés de Barthes dans son bureau et l’encourage à choisir des tirages[37]. Deux ou trois autres planches-contacts nous restent de Boudinet. Une d’entre elles donne une idée de leur collaboration : il y des marquages sur le planche-contact indiquant le choix d’images à tirer.

            Même si les planche-contacts, tirages, lettres et documents attestent le pacte photographique que Barthes a volontiers conclu avec les photographes, hormis quelques allusions, il nous manque ses témoignages explicites en ce qui concerne ses portraits. Il serait donc convenable de mettre en parallèle la posture photographique de Barthes avec ses quelques commentaires sur la posture d’écrivain pour montrer enfin comment il a cocréé une « posture littéraire ». Dans Roland Barthes par Roland Barthes, l’auteur emploie lui-même le terme de « posture » dans le paragraphe « L’écrivain comme fantasme », qui traite de la fantaisie de devenir écrivain par le désir d’imiter (« vouloir copier ») les « postures » d’un autre écrivain[38], c’est-à-dire les routines et pratiques quotidiennes, plutôt que son style littéraire. Le désir de devenir écrivain est à nouveau thématisé dans le paragraphe « Abgrund » (abîme), cette fois-ci dans la perspective plus large de l’histoire littéraire. Au lieu de (re)chercher les influences littéraires, Barthes suggère d’écrire l’histoire littéraire selon la « posture » de l’écrivain, d’après la façon dont un jeune écrivain copie les pratiques quotidiennes des auteurs plus établis[39]. Dans les deux paragraphes, Barthes fait référence à Gide, un écrivain que Barthes voulait copier à l’adolescence (Gide figure également dans les textes et passages où Barthes problématise le « retour de l’auteur »[40]). Ce lien entre « posture » et Gide est enrichi par une référence à la photographie. Dans le paragraphe « L’écrivain comme fantasme », Barthes fait allusion à une photographie de Gide – lui représentant lisant lors son voyage au Congo – qu’il a utilisée comme point de départ pour son mythe « L’écrivain en vacances » deux décennies plus tôt, où il analyse la « posture » gidienne (terme utilisé en relation avec cette photographie) comme reflétant l’idée bourgeoise de la figure de l’auteur[41].

Quoi qu’il en soit, on peut sans doute dire que dans les années 1970 Barthes est devenu de plus en plus conscient de sa propre « posture littéraire » dans ses textes, mais aussi dans la photographie. José-Luis Diaz note que l’année 1970 marque un tournant dans l’œuvre de Barthes, dans la mesure où il exprime ouvertement son désir de devenir écrivain[42], ce qui fait écho à une nouvelle posture photographique. Cela est visible dans la manière dont les portraits de Barthes des années 1970 se distinguent des précédents : par une posture généralement plus définie qui montre un écrivain à la fois sûr de lui et modeste, plus absorbé par son propre travail que par un interlocuteur/spectateur. En même temps, les portraits de Barthes diffusés à grande échelle sont très classiques, calqués sur la tradition picturale du portrait comme la somme d’expressions d’un individu (plutôt qu’une représentation d’un instant propre à la photographie). C’est la « Vérité du Visage » que Barthes cherchait non seulement dans les portraits photographiques qu’il aimait, mais visait également dans ses propres séances de pose. Une dernière note sur la photographie du Fonds Roland Barthes permettra donc de conclure :

 

Mythe actuel : l’instantané ferait garant de « vérité » du visage (idéologie de la Vérité comme Fugitive, de la « Spontanéité » comme plus vraie)

Mais autrefois : Nadar, pose très longue : visage = surimpression de moments jusqu’à une essence = Vérité du Visage.[43]

 

De ce point de vue, l’on s’aperçoit que Barthes – en collaboration avec les photographes qui prenaient son portrait – posait (peut-être même longuement) pour se constituer une posture d’écrivain ; ce que le mythologue des années 1950 aurait peut-être appelé le mythe de la photogénie de l’écrivain[44].


Notes

[1] Roland Barthes, « L’image » dans Œuvres complètes, éd. Éric Marty, 5 tomes, Paris, Seuil, 2002 (désormais : OC), t. V, p. 518.

[2] Voir Mathilde Falguière et Rodrigo Fontanari, « Roland Barthes/Daniel Boudinet. Une esthétique partagée », Focales : Photographies mises en espaces 4, 2020, en ligne : https://journals.openedition.org/focales/810.

[3] Voir Jérôme Meizoz, Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, Geneva, Slatkine, 2007.

[4] Barthes, « Sur des photographies de Daniel Boudinet », OC, t. V, p. 317.

[5] Le titre d’un texte sur Barthes et la photographie fait écho de cette absence, en montrant un certain parti pris au sujet de Barthes et les photographes, voir Alain Fleig, « Le photographe ou comment s’en débarrasser », dans Roland Barthes et la photo : Le pire des signes, Les cahiers de la photographie, Paris, Contrejour, 1990, pp. 57-63.

[6] Barthes, Mythologies, OC, t. I, p. 808.

[7] Ibid., p. 752.

[8] Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, OC, t. IV, p. 623.

[9] Roland Barthes, La chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Cahiers du cinéma/Gallimard/Seuil, 1980, pp. 22-23.

[10] Ibidem.

[11] Ibid., p. 29.

[12] Pierre Bourdieu, éd., Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Minuit, 1965.

[13] Barthes, La chambre claire, p. 40.

[14] Ibid., p. 108.

[15] Ibid., p. 26.

[16] Dans ses mémoires Quand j’étais photographe, Nadar crée des mythes concernant certains écrivains, y compris Balzac, en écrivant de leur peur de la photographie. Voir Nadar, Quand j’étais photographe, Paris, Seuil/L’École des lettres, 1994, pp. 14-16.

[17] Barthes, La chambre claire, p. 31.

[18] Sur les entretiens de Barthes, voir Guido Mattia Gallerani, « ‘Je ne suis pas…’ : les entretiens de Barthes dans la presse petite-bourgeoise », dans Jacqueline Guittard et Magali Nachtergael (dir.), Revue Roland Barthes, nº 3, mars 2017, en ligne : http://www.roland-barthes.org/article_gallerani_2.html.

[19] Barthes, La chambre claire, p. 126.

[20] Barthes décrit la disparition d’une photographie (« le sort du papier ») à plusieurs reprises dans La chambre claire, pp. 145 et 169.

[21] Ibid., p. 30.

[22] Ibidem.

[23] Les photographies de Bassouls sont consultables sur son site internet : https://www.sophie-bassouls.com/page.php?page=recherche&alias=Barthes_Roland_1978-06-09&mot=Barthes

[24] Fonds Roland Barthes, NAF 28630, Photos. « Classeur B ». Département des manuscrits, BnF, Paris.

[25] Voir les témoignages sur son site internet : https://www.sophie-bassouls.com/page.php?page=parcours

[26] Barthes, La chambre claire, p. 26.

[27] Fonds Roland Barthes, NAF 28630, I, 11 « Manuscrit de La chambre claire ». Département des manuscrits, BnF, Paris. Il y a plusieurs photographies qui datent de 1979 et qui montrent Barthes à son bureau d’où la difficulté d’identifier une seule image comme l’image en question.

[28] Federico Ferrari et Jean-Luc Nancy, Iconographie de l’auteur, Paris, Galilée, 2005, p. 71.

[29] Barthes, La chambre claire, p. 31.

[30] Ibidem.

[31] Ibid., p. 109.

[32] Ibid., p. 31.

[33] Ibidem.

[34] Ibid., p. 169.

[35] Fonds Roland Barthes, NAF 28630, Photos. Département des manuscrits, BnF, Paris. Je tiens à remercier M. Thomas Cazentre, bibliothécaire dans le Département des manuscrits, pour son aimable soutien pendant mes recherches dans le fonds.

[36] Pour une sélection de photographies d’Andersen, voir son site internet : https://ulfandersen.photoshelter.com

[37] Fonds Roland Barthes, NAF 28630, Photos. « Classeur A ». Département des manuscrits, BnF, Paris.

[38] Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, OC, t. IV, p. 655.

[39] Ibid., p. 677.

[40] Voir, par exemple, Roland Barthes, La Préparation du roman I et II. Cours et séminaires au Collège de France (1978-1979 et 1979-1980), éd. Nathalie Léger, Paris, Seuil/IMEC, 2003, pp. 275-278.

[41] Barthes, Mythologies, OC, t. I, pp. 693-695.

[42] José-Luis Diaz, « L’écrivain comme fantasme, » dans Catherine Coquio et Régis Salado (dir.), Barthes après Barthes. Une Actualité en question, Pau, Presses universitaires de Pau, 1993, p. 85, n. 4.

[43] Fonds Roland Barthes, NAF 28630, II, 9 « Proust et la photographie ». Département des manuscrits, BnF, Paris.

[44] Les recherches pour cet article ont bénéficié du soutien de la Fondation Alexander von Humboldt, la Society for French Studies et de la British Academy/Leverhulme Trust. Je tiens également à remercier Eric Marty de m’avoir autorisé l’accès au Fonds Roland Barthes et Érika Wicky pour sa relecture.