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La vieille mare et la question de la lecture ontologique

Le haïku est un élément fort de la rencontre de Roland Barthes avec le Japon telle qu’elle apparaît dans L’Empire des signes. L’auteur y consacre pas moins de quatre sections sur vingt-six ; il parsème le volume de quinze haïkus complets et du fragment d’un seizième, cités comme exemples au gré de l’argumentation ou pour simplement illustrer le propos. La présente étude s’attache à commenter la perception barthésienne du haïku en s’appuyant sur notre connaissance de ce genre poétique. Elle cherche également à apprécier le rôle joué par ce thème dans la mise en place de certains des motifs (âme, vide ou trait) au fil de l’ouvrage. Nous reproduisons en annexe la liste de l’ensemble des haïkus cités dans le livre, la plupart du temps avec une note relevant certains problèmes de traduction[1]. Nous souhaitons ainsi attirer l’attention sur le fait qu’il est bien hasardeux de se faire une idée, par leur seule traduction, de textes de poésie brève versifiée. Le corpus comporte une proportion importante d’« intraduisibles », surtout lorsque ces fragments ne sont pas accompagnés de notes. Barthes stipulant dans son pacte de lecture sa liberté de « lecteur » à l’égard du modèle du Japon historique, nos remarques sur les écarts entre les analyses de Barthes et ce que l’on peut savoir des textes originaux ne sauraient nuire à la valeur de l’ouvrage. Le lecteur peut suivre notre argumentation sans tenir compte de la liste finale.

Permettons-nous de poser rapidement en préalable quelques repères sur le haïku japonais historique, en prenant pour exemple le poème suivant auquel l’auteur se réfère deux fois :

La vieille mare :

Une grenouille saute dedans :

Oh ! Le bruit d’eau[2].

Ce haïku de 1686 est de Matsuo Bashô (1644-1694), maître vénéré par la quasi-totalité des générations. La pièce est réputée comme emblématique de l’affirmation de son style, dit Shôfû, qui a distingué son école de celles déjà existantes pour lesquelles les aspects de « drôlerie », les « jeux de mots » ou « jeux d’esprit » étaient seuls valorisés[3]. Par sa simplicité, le poème s’est fait connaître rapidement et largement, même dans le public non lettré[4]. Mais que faut-il apprécier dans cet univers minimaliste ? Bashô lui-même considérait que le poème de la « vieille mare » incarnait l’idée de fueki ryûkô [5], concept esthétique qui lui était cher, associant « l’immuable » (fueki) et le changeant, la « vogue » (ryûkô). On attribue en général à l’« immuable » les canons de la beauté élaborés par la cour impériale, la valeur d’élégance, en rivalité avec lesquels s’était développé le haïkaï bourgeois, la « vogue » désignant l’influence de l’époque sur l’écriture.

De ce court texte, on sait que Bashô a d’abord composé les deux dernières unités rythmiques : « le bruit de l’eau où plonge la grenouille ». Le motif était une nouveauté, car, selon la tradition, on devrait apprécier dans la grenouille ses coassements, et non les bruits d’eau qu’elle produit. Pour compléter la première partie manquante, son disciple Enomoto Kikaku propose d’y placer le yamabuki, corète, arbuste de la famille du rosier souvent associé en poésie à la grenouille, mais Bashô choisit la « vieille mare ». Au lieu de faire ressortir la grenouille et son coassement sur un fond fleuri, Bashô met en scène un silence suscité par le plongement de l’animal, provoquant ainsi une sorte de permutation de l’arrière-plan et du thème principal. Pour qualifier son atmosphère terne, on évoque les concepts de wabi (sobriété) et de sabi (sensation de solitude[6]), mais ce qui nous intéresse ici, c’est le fait que se détourner des lieux communs amenait en même temps s’intéresser à ce qui se présente immédiatement « devant soi » (ganzen[7]).

Cette poétique, appelant à atteindre l’immuable à travers l’immédiat par une association créative, a certainement favorisé les interprétations métaphysiques ultérieures. À mesure que s’est effacée la mémoire des débats techniques sur le choix des thèmes et de l’expression, la simplicité apparente du poème a engendré, avec la notoriété de celui-ci, des spéculations sur le sens « caché » ou « profond » du texte. Ainsi vont naître des discours prétendant que le bruit de la grenouille représenterait l’expérience de l’éveil bouddhique : la première occurrence d’un discours affirmant que ce segment se rapporterait au satori remonte à 1762[8], et c’est des années 1860 que date un texte qui insère sans détour la composition du poème dans un dialogue zen[9]. Ce type d’évocation de la transcendance a en outre été proposée dans le contexte d’autres spiritualités[10].

Il existe aujourd’hui encore des spécialistes qui associent ce haïku de la vieille mare au zen, en voyant entre les deux des éléments communs, comme l’absence d’artifice (mushin[11]). Zhong Wei-Fang observe ainsi une influence du bouddhisme zen dans l’approche propre à Bashô du « devant soi » (ganzen), qu’il rapporte à un passage des Cinq Lumières (Gotô egen)[12] : « Aux yeux de celui qui a atteint le satori, la montagne se présente comme montagne, l’eau comme eau[13] ». Même si un grand nombre des spécialistes de Bashô ne mentionnent pas le zen comme composante esthétique de son univers, cette attitude est sans doute exagérée puisque les différents courants de cette forme de bouddhisme, et en particulier l’école Ôbaku, furent des références culturelles importantes de l’époque d’Edo. Bashô lui-même fréquenta Butchô, un moine de l’école Rinzai. Mais de là à affirmer, comme le fait Roland Barthes, que le haïku serait « la branche littéraire du zen »[14], il y a un fossé. Un peu comme si on réduisait la poésie de Verlaine au catholicisme.

Le haikai et le haïku : la question de l’espace

Les termes « haïkaï » et « haïku » sont utilisés pêle-mêle dans L’Empire des signes, mais il s’agit de deux genres bien distincts. La pratique du haikai, comme jeux de vers enchaînés, apparaît au xive siècle[15]. Il s’agissait de composer collectivement un long poème, en enchaînant alternativement des vers de 5/7/5 et de 7/7 mesures (ou mores), proposés par les participants de la séance, jusqu’à un nombre total de 18, 36, 44, 100, ou même 1000 vers. Il revient au « maître » de composer le vers inaugural (haikai no hokku, ou hokku, ou parfois haiku), qui doit invariablement comporter une coupe rythmique et un mot se référant la saison. Ce mot de saison (kigo) est censé rendre le premier vers « accueillant » – en mettant en avant la saison, élément accessible à l’ensemble des participants. Chaque participant doit composer de sorte qu’il reprenne le vers précédent avec un peu de distance, tout en cherchant à laisser un espace pour le vers suivant. On apprécie tout particulièrement les transmutations inattendues qui se déploient à mesure de la progression du poème. Le poème ne se construit pas selon un thème ou un récit.

Bashô était maître de haikai. À partir de l’époque où il évoluait, le vers inaugural commença à être apprécié indépendamment de sa suite, mais la pratique de la composition collective demeurait centrale. S’agissant d’un jeu d’improvisation, tel une free session de jazz, avec un accent sur la convivialité du moment, le haikai comportait nécessairement une dimension temporelle. Selon son disciple Hattori Tohô, Bashô n’accordait plus de valeur aux textes sitôt la séance finie[16]. Ce qui importait était la progression elle-même. Barthes a raison de noter, à cet égard, que : « le haïku ne sert à aucun des usages […] concédés à la littérature[17] », non parce qu’il serait « insignifiant », mais parce qu’il obéit à d’autres exigences. Exceptés les deux haïkus de Masaoka Shiki, l’ensemble de pièces citées par Barthes furent composés dans ce contexte général de composition collective du haikai. Il est dommage, du point de vue de Barthes lui-même, qu’il n’ait pas envisagé la possibilité d’une ligne de démarcation entre parole et écriture située ailleurs que là où nous avons l’habitude de la repérer en Occident.

C’est Masaoka Shiki (1867-1902), fondateur du haiku moderne et propagateur du terme lui-même en japonais, qui a proscrit la pratique collective. En revendiquant davantage l’autonomie de chaque texte, il avait à l’esprit les normes de la « littérature » (bungaku) venue d’Occident. Après lui, on a regardé rétrospectivement les versets inauguraux du haikai comme des entités isolées, composées pour elles-mêmes. Alors que Shiki était connu pour ses désaccords avec Bashô, la postérité a fait de celui-ci un « saint homme » du haïku moderne héritier et successeur de son illustre prédécesseur. Lorsque Shiki dut combler le vide esthétique créé par la suppression de la suite du poème et des règles complexes de l’enchaînement, il posa peu à peu comme principe de composition la notion de shasei (« croquis sur le vif », ou « représentation de la vie »). Dans ce « devant soi » (ganzen) actualisé, l’ombre du zen a totalement disparu : le concept est cette fois inspiré par l’esthétique picturale occidentale.

Avec cette nouvelle théorisation apparaît alors en latence un regard sur l’objet lui-même, comme celui d’un peintre de nature morte. Lorsqu’un vers inaugural de haikai nommait une fleur, ce n’était pas pour en dresser un « portrait », une description, mais afin de suggérer l’espace où elle respire, espace incluant le sujet même du regard. C’est pour cette raison que de nombreux vers inauguraux proposaient comme thème non un objet, mais une scène. Pour l’apprécier, le lecteur devait certainement « s’y orienter par la marche, la vue, l’habitude, l’expérience », comme l’a fait Barthes pour connaître Tôkyô[18]. Même si Shiki ouvre la voie à un regard sur l’objet objectivé, la totalité de sa production obéit encore à cette loi de la suggestion spatiale, même dans les pièces qui traitent isolément de telle ou telle plante. D’ailleurs, les deux poèmes de Shiki retenus par Barthes sont clairement ceux dans lesquels il conviendrait d’apprécier avant tout la « circulation d’air[19] » qui passe entre les objets évoqués et le sujet qui offre un point de vue :

Avec un taureau à bord,

Un petit bateau traverse la rivière,

A travers la pluie du soir[20].

Dans la maison du pêcheur,

L’odeur du poisson séché

Et la chaleur[21].

Barthes a nommé « Incidents » et « Tel » les deux dernières sections qu’il consacre au haïku, prouvant ainsi aux lecteurs japonais qu’il avait bien saisi une part significative de la poétique qui sous-tend ce genre (pris au sens large, incluant rétrospectivement les pièces de haikai). Voyez cette extraordinaire définition, selon lequel le haïku serait « un pli léger dont est pincée, d’un coup preste, la page de la vie, la soie du langage[22] ».

L’examen de l’approche barthésienne de chaque pièce révèle toutefois une forte attraction exercée par la tradition occidentale de l’objectivation de l’objet. Par exemple, lorsque Barthes insère dans son ouvrage un haiga (tableau associant un haïku et un dessin) représentant deux champignons accompagné de la calligraphie d’un verset inaugural ayant pour thème la cueillette des champignons[23], c’est seulement pour illustrer ses réflexions sur la nourriture japonaise. Le légende qui accompagne l’image loue la libre circulation entre écriture et peinture, mais la représentation des champignons est isolée de façon étanche de l’espace que ces images sont censées suggérer, malgré la mention explicite de l’événement[24].

On peut faire une remarque du même ordre, lorsque le critique clôt la section « Gare » par ce verset inaugural de Bashô :

Un nuage de cerisiers en fleurs :

La cloche. – Celle de Ueno ?

Celle d’Asakusa ?

et note : « ce son du lieu, c’est celui de l’histoire ; car le nom signifiant est ici, non souvenir, mais anamnèse, comme si tout Ueno, tout Asakusa me venait de ce haïku ancien[25] ». Il est vrai, cette fois, que le lecteur se met en résonance avec l’immense intertexte, seulement suggéré, de l’histoire vivante – anamnèse – à travers ces noms de lieu. Cependant ces noms propres continuent à flotter sur un fond vide, comme des natures mortes, car Barthes est indifférent au rôle unificateur de l’espace joué par le premier segment : « Un nuage de cerisiers en fleur ».

Ce texte fut composé dans la cabane du poète au bord de la rivière Sumida, à la périphérie déserte de la capitale, à quelques kilomètres de ces deux quartiers, mais sur l’autre rive. Le son de la cloche annonçant l’heure provenait soit du temple Kan.ei d’Ueno, soit du temple Sensô d’Asakusa. Les premiers lecteurs, connaissant la géographie, appréciaient le volume de l’air printanier sur la surface scintillante de la Sumida, où passait un son lointain de la cloche, à travers le nuage formé des fleurs de cerisiers. Aux commentateurs de perpétuer ces connaissances.

On ne dira jamais assez les nombreux malentendus qui se sont instaurés dès les premiers moment de la présentation du haïku en Occident, à commencer par l’association privilégiée de ce genre au bouddhisme zen. Toutefois, l’impression d’étrangeté que suscite le texte de Barthes pour un lecteur japonais ne procède pas seulement de cet héritage, loin s’en faut : comme on l’a vu, le rapprochement entre haikai et zen existe aussi au Japon même. Non, cette sensation d’étrangeté est essentiellement produite par l’insistant retour de Barthes à une notion de « vide », qui embrasse aussi bien le concept bouddhique de vacuité que l’absence de sujet grammatical obligatoire en japonais, mais qui semble surtout fonctionner comme négatif du supposé « plein » de l’Occident.

L’Empire des signes provoque certains sourires amusés chez les lecteurs connaissant le Japon – pour ses passages sur la salle de pachinko ou sur les salutations à la japonaise par exemple –, il éveille l’admiration – pour la qualité des descriptions de l’usage des baguettes ou du travail des manipulateurs du théâtre de marionnettes –, mais il provoque également dans certains passages un réel sentiment de malaise. Sô Sakon par exemple, auteur de la première et excellente traduction japonaise de ce texte dès 1996 (et par ailleurs spécialiste de littérature française), ressentit ainsi le besoin d’adresser un avertissement prudent à ses lecteurs :

Il va sans dire que la culture, la connaissance, la compréhension de R. Barthes, tout particulièrement en matière de haïku, comportent d’énormes déséquilibres et lacunes ; toutefois, elles dépassent celles des intellectuels occidentaux en général, de plus, elles ne sont pas inférieures à celles des Japonais moyens. Il nous semble nécessaire d’avoir cela en tête[26].

Il n’est pas si aisé de mesurer les lacunes et déséquilibres des connaissances de Barthes sur le Japon. Nous inclinons par exemple à penser que Barthes a pu assister à des séances de composition du haïku, car il relève un fait dont il aurait difficilement pu avoir connaissance par un autre moyen [27].

Ce n’est pas seulement sa connaissance de cette forme poétique que l’auteur a occultée pour écrire les pages sur le haïku. On remarque aussi que l’écrivain a évité d’évoquer, pour mettre en valeur ses observations du théâtre de marionnettes, deux autres styles théâtraux anciens, le kabuki – où le corps est traité avec autant de charge que dans le théâtre occidental – et le – pour lequel il aurait été difficile de déclarer l’inexistence de l’âme (certes non chrétienne). Il est pourtant impossible qu’il ne les ait pas connus. De même, pour la poésie, Barthes évoque à peine le tanka, l’autre forme brève poétique, au rythme de 5/7/5/7/7. Grâce à ses quatorze sons supplémentaires par rapport au haïku, le tanka comporte une structure narrative et temporelle aussi complexe qu’une prose, et représente un univers tout à fait différent de celui du haïku[28].

Sô Sakon devait surtout craindre la réaction négative ou incrédule des lecteurs japonais pour la section « L’effraction du sens », où Barthes observe d’un ton amusé que les trois légumes de l’illustration (voir la note 25) seraient « énoncés “à la lettre” comme trois vers de haïku », puisque le haïku japonais s’écrit en une seule ligne. Ou encore – ceci est plus grave – quand il apprécie avec une innocence affichée la liberté du haïku qui serait « débarrassé des contraintes métriques (dans la traduction[29]) ». Le mètre est la seule contrainte formelle du haïku et les auteurs expriment souvent leur « foi dans la forme ». C’est grâce à la pression métrique qu’ils parviennent à assembler deux fragments syntaxiquement indépendants, souvent libres de la temporalité et du système narratif, et à créer ainsi un espace ressenti, émancipé de la domination exclusive du regard venant de l’extérieur. C’est également ce qui leur permet de saisir l’instant perçu par une subjectivité qui n’est pas assignée à un individu.

Mais ces propos nonchalants ne sont pas véritablement de Barthes. Ils sont feints. Car, pour entrer dans le sujet, le critique adopte ici la stratégie consistant à mimer le discours de « lecteurs occidentaux[30] » imaginés, qu’il caricature à outrance, certainement parce que ce sujet de réflexion est impossible à représenter visuellement. Pour des thèmes observables à l’œil nu tels que les établissements de pachinko ou le théâtre de marionnettes, il suffisait à Barthes de décrire l’objet pour transmettre une idée de décalage avec leur équivalent français (flippers, théâtre…). Ce lecteur moyen (« on ») qui feuillette des haïkus met en scène, grâce à ses remarques médiocres, la singularité de cette poésie et explique comment, du point de vue de sa culture d’origine, il peut être attiré par eux :

[…] la brièveté [du haïku] garantirait la perfection, dont la simplicité attesterait profondeur en vertu d’un double mythe, l’un classique, qui fait de la concision une preuve d’art, l’autre romantique, qui attribue une prime de vérité à l’improvisation[31].

Avec cette forme, on pourrait se passer du « long travail rhétorique » que demande à l’auteur la littérature occidentale[32]. Tout cela n’est qu’une plaisanterie écrite au conditionnel, mais les choses apparaissent différentes lorsque ce lecteur peu délicat déclare à l’indicatif : « Tout en étant intelligible, le haïku ne veut rien dire[33] », car il répète la même idée plus loin[34]. Mais si le haïku énonce quelque chose de sensé, comment peut-il ne « rien dire » ?

Le haïku dans L’Empire des signes

Au cours de ces quatre sections, la vision du haïku de Barthes n’évolue pas sur le fond. L’auteur se met d’abord dans la peau d’un lecteur avec des idées préconçues, il déploie ensuite des explications sur le zen, pour terminer en reformulant positivement son idée du haïku de manière cette fois directe, mais toujours étrange (pour un connaisseur du Japon). Le fil conducteur discret de son argument est l’inconfortable impossibilité du commentaire à laquelle le haïku l’exposerait.

La fin de « L’effraction du sens », la première section du cycle, est occupée par la critique des commentateurs occidentaux du haïku qui, selon Barthes, ne peuvent s’empêcher d’y voir des métaphores, des symboles[35], ou des développements logiques, s’ils ne répètent pas simplement ce que dit le haïku[36].

« L’exemption du sens », la section suivante, ne comporte aucune citation de haïku. Barthes expose sa vision du haïku comme suspension du langage[37], dérivée de sa conception du zen comme « pratique destinée à arrêter la langue », thèse indéfendable sur laquelle nous n’avons pas à revenir. De manière paradoxale, cette section comporte de remarquables descriptions de la poétique du haïku comme : « ce sens ne fuse pas, ne s’intériorise pas, ne s’implicite pas, ne décroche pas, ne se divague pas dans l’infini des métaphores, dans les sphères du symbole[38] ». Cependant là encore, Barthes semble occulter, pour faire ressortir l’impression de matité du haïku, sa connaissance de l’existence du système très perfectionné du codage et des renvois, celui des mots de saisons[39]. Retenons dans cette section un élément à nos yeux important : le rapprochement du haïku avec la musique. Barthes écrit en effet :

La justesse du haïku (qui n’est nullement peinture exacte du réel, mais adéquation du signifiant et du signifié, suppression des marges, bavures et interstices qui d’ordinaire excèdent ou ajourent le rapport sémantique), cette justesse a évidemment quelque chose de musical (musique des sens, et non forcément des sons) : le haïku a la pureté, la sphéricité et le vide même d’une note de musique […][40].

Cette idée de « musique des sens » est séduisante. Sans forcément être convaincu par son caractère a priori (le haïku a « évidemment » quelque chose de musical…), on peut imaginer que Barthes évoque ici un procédé de création de l’image, non réductible à la représentation picturale, grâce à l’association des fragments syntaxiquement indépendants dont il était question plus haut. L’introduction de la musique implique de facto celle de la temporalité, comme si Barthes, faute d’accéder à la représentation de l’espace-temps unique autour de la subjectivité offrant le point de vue, posait le haïku au moins dans la temporalité, ce qui irait à l’encontre de la tradition littéraire de l’Occident, qui veut créer le monde dans l’œuvre.

La troisième section, « L’incident » étonne par son affirmation : « Le haïku ne décrit jamais[41] », puisque le mot d’ordre du haïku moderne japonais, depuis un siècle, a été le croquis sur le vif. Mais la description au sens où l’auteur l’entend, bourgeoise et exubérante, est effectivement absente du haïku, ne fût-ce qu’à cause de sa brièveté. La musique, introduite dans la section précédente, se développe en une allusion directe à la temporalité et offre cette étonnante image de l’espace-temps du haïku comme « atteinte de ce bord antérieur du langage[42] », qui, sans passer par la question de la subjectivité collective, caractérise bien cet espace où une expérience non vécue est ressentie comme sienne. C’est là, selon nous, la véritable originalité de Barthes dans sa vision du haïku. La formule qui arrive un peu plus loin, « le temps du haïku est sans sujet », moins réussie que la précédente, témoigne également d’une intuition de la subjectivité non assignée dans cet art. Après un long détour par le vide, le texte s’achemine vers un nouveau portrait du haïku, qui associe cette fois la musicalité et la temporalité à l’image du geste, où le haïku est conçu comme « mode graphique d’exister ». Barthes retrouve ici la notion de « trait », présente dès la première section du livre, mais seulement dans ses acceptions « graphique ou linguistique[43] ». Cette fois, elle se voit conférée une dimension que nous sommes tentée de qualifier d’existentielle.

Dans « Tel », la dernière section sur le haïku, Barthes réitère les constats du début : l’énigme de la coexistence du vide et de la lisibilité – toujours refusant de reconnaître une frontière entre « rien » et « peu » –, ainsi que l’impossibilité du commentaire. Mais, cette fois, il conclut pour constater que la fonction du haïku, qui n’est ni description ni définition, serait la désignation. Sauf dans de rares exceptions, avec des pièces composées uniquement de noms, cette remarque n’est évidemment pas pertinente. En même temps il va de soi que des haïkus de bonne tenue pourraient parfois donner ce sentiment de grâce – celui de se voir cristallisé en une seule fonction déictique – comme les grands danseurs de ballet peuvent donner l’impression d’être affranchis de la gravité.

Nous avons tracé l’évolution de l’extension du concept du haïku, qui intègre tour à tour musique, temps, trait et écriture comme geste. En assignant l’écriture au mouvement ou au geste, Barthes dissocie probablement l’écriture de la vérité, ou de Dieu, et la fait basculer vers l’arbitraire. Ce transfert du statut du langage s’opère avec un renfort venant de l’insertion de la photographie d’une main tenant un pinceau et du texte de Philippe Sollers sur la calligraphie qui, elle, associe la notion de trait à celle de corps, en plus de celle de geste. Nous ignorons s’il s’agit d’un projet conscient de l’auteur, mais il nous semble évident que cette disposition facilite l’introduction des passages sur la violence ou les traits faciaux des sections suivantes, qui aboutit à l’énoncé le plus problématique de l’ouvrage, cette légende qui accompagne une photographie du visage d’un Japonais : « Les yeux, et non pas le regard, la fente, et non pas l’âme[44]. » Pour ne pas y voir une négation violente de l’altérité, nous nous proposons de le considérer comme la traduction d’un cauchemar, d’une angoisse du vide, une sorte de revers de l’idéal, de la part d’un touriste aimable et insouciant, légitimement indifférent à l’altérité passagère, le même touriste pourtant qui aspirait si fort, en 1970, à la déconstruction de la structure.


Annexe : les haïkus cités dans l’Empire des signes[45]

  1. Concombre coupé. / Son jus coule / Dessinant des pattes d’araignée. (p. 362). Enomoto Kikaku (1661-1707), Uri no kawa Mizu mo kumode ni Nagarekeri. Barthes cite ce poème pour illustrer le mouvement de réduction à l’infini de la taille des morceaux de nourriture en Asie. Il faudrait effectivement beaucoup couper, presque piler, pour que coule le jus d’un concombre. L’impression est différente dans l’original, car le terme uri traduit ici par « concombre » désigne vraisemblablement le makuwa-uri, sorte de melon, sucré et juteux, connu pour la dureté de sa peau. L’original commence par mentionner cette peau dure. Kikaku a composé ce poème à la demande d’un seigneur qui lui aurait ordonné de présenter un vers inaugural sur le thème de la peau du fruit, car le fruit lui-même faisait déjà souvent l’objet de haikai [46]. Un jour d’été, on partage un fruit, mais on se débarrasse difficilement de sa peau dure. Plus on se bat pour ne pas faire patienter ses convives, plus le jus se répand aux alentours. C’est un poème sur la chaleur et la profusion.
  2. Il se fait cupide / aussi, regard baissé / sur les champignons. (p. 365). Yokoi Yayû (1702-1783), Ue o minu Me ni mo yoku ari Kinoko-gari. L’original mentionne l’événement, probablement collectif et endimanché, de la cueillette des champignons, qui offre un cadre pour le personnage représenté, absorbé dans cette activité. Ceci confère un ton humoristique à la pièce.
  3. Un nuage de cerisiers en fleurs : / La cloche. – Celle de Ueno ? / Celle d’Asakusa ? (p. 383). Bashô, Hana no kumo Kane wa Ueno ka Asakusa ka.
  4. Un oignon blanc qui vient d’être lavé (p. 390). Ce fragment correspond à la première partie du vers inaugural de Bashô : Negi shiroku Arai tatetaru Samusa kana. L’original est composé d’une allusion à l’air froid (samusa) et d’une autre à la blancheur des poireaux lavés. Barthes illustre la couleur de la joue d’un musicien, mais, ici, le légume en question n’étant pas l’oignon blanc, la métaphore n’est pas parlante. Le poireau (negi) compte parmi les mots de saison d’hiver, car il faisait partie des rares nourritures disponibles à ce moment de l’année. Des générations de poètes ont composé des pièces évoquant le nettoyage des poireaux dans la cuisine en hiver, ou même dans un ruisseau près des champs, associant le blanc éblouissant du légume et la froideur de l’eau sur les mains.
  5. C’est le soir, l’automne, / Je pense seulement / A mes parents. (p. 405). Yosa Buson (1662-1704), Chichihaha no Koto nomi omou Aki no kure.
  6. Que de personnes / ont passé à travers la pluie d’automne / sur le pont de Seta ! (p. 406). Naitô Josô (1662-1704), Ikutarika Shigure kakenuku Seta no hashi. La traduction produit l’impression d’une quantité importante, alors qu’il s’agit de quelques silhouettes éparses qui courent sous la pluie d’hiver.
  7. J’arrive par le sentier de la montagne. / Ah ! Ceci est exquis ! / Une violette ! (p. 406) Bashô, Yamaji kite Naniyara yukashi Sumiregusa. Il semble difficile de rendre en traduction naniyara qui littéralement signifie « je ne sais pourquoi, quelque part ». Ici ce terme évoque le bref laps de temps nécessaire pour que le voyageur se baisse pour mieux contempler cette fleur discrète. L’original produit une impression plus secrète, plus sobre.
  8. La vieille mare : / Une grenouille saute dedans : / Oh! Le bruit d’eau. (p. 406). Bashô, Furuike ya Kawazu tobikomu Mizu no oto.
  9. Déjà quatre heures… / Je me suis levé neuf fois / Pour admirer la lune. (p. 406). Basho, Kokonotabi Okitemo tuskino Nanatsu kana. La nuit d’été s’apprécie par sa brièveté, et celle d’automne par sa longueur. Fidèle à l’usage, l’original insiste sur la longueur de la nuit d’automne. Il s’agit d’une simple erreur de traduction.
  10. Comme il est admirable / Celui qui ne pense pas : « la Vie est éphémère » / En voyant un éclair ! (p. 407). Bashô, Inazuma ni Satoranu hito no Tôtosa yo. La partie traduite par « celui qui ne pense pas : “la Vie est éphémère” » dit littéralement « celui qui n’atteint pas l’éveil ». Les circonstances de la composition de cette pièce nous apprennent que Bashô mettait en garde les personnes qui se croient facilement parvenues à l’éveil bouddhique (en voyant un éclair, par exemple[47]). Bashô emploie le terme tôtosa (la qualité reconnue chez les saints) pour ceux qui mènent leur vie profane en assumant leur ignorance. Barthes, lui, le cite en considérant que Bashô louait les rares personnes capables de ne pas « commenter » les événements de la vie, car elles seraient arrivées, en vertu de leur éveil, à suspendre le langage….
  11. Je vis la première neige. / Ce matin-là j’oubliai /de laver mon visage. (p. 409). Ochi Etsujin (1656-1739), Hatsuyuki o Mitekara kao o Araikeri. L’original dit : « Je me suis lavé le visage après avoir vu la première neige ».
  12. Avec un taureau à bord, / Un petit bateau traverse la rivière, /A travers la pluie du soir. (p. 410). Masaoka Shiki, Ushi tsunde Wataru kobune ya Yû-shigure. L’allusion à l’hiver, explicite dans l’original (shigure désigne une pluie de fin d’automne), n’est pas rendue.
  13. Brise printanière : / Le batelier mâche sa pipette. (p. 413). Bashô, Harukaze ya Kiseru kuwaete Sendô-dono. Le kiseru (longue pipe) aurait été utilisé par les gens du peuple comme accessoire pour exhiber un goût raffiné. Il s’agirait donc ici d’un batelier « dandy » qui, même au travail, porte sa pipe. La traduction « mâcher sa pipette » ne semble pas adaptée pour rendre cette nuance[48].
  14. Pleine lune / Et sur les nattes / L’ombre d’un pin. (p. 413). Enomoto Kikaku, Meigetsuya Tatamino ueni Matsuno kage. On ne saurait rendre par cette simple « pleine lune » l’important patrimoine littéraire relatif à meigetsu, la lune du mi-automne. Cette remarque est valable pour l’ensemble des haïkus comportant des mots de saison utilisés fréquemment.
  15. Dans la maison du pêcheur, / L’odeur du poisson séché / Et la chaleur. (p. 414). Masaoka Shiki, Ama ga ya ni Hiuo no niou Atsusa kana. Nous nous représenterions spontanément des dizaines de poissons étalés ou accrochés devant ou derrière la maison du pêcheur, donc non loin de la mer. La séquence « Et la chaleur » étant apposée par le rythme au reste du poème, la chaleur se propage partout dans la scène, suggérant même un soleil incandescent qui n’est pas évoqué. La traduction, en soi possible, évoque l’intérieur (sombre ?) de la maison, avec un seul poisson (à table ?) et son odeur (nourriture un peu avancée ?), mélangée à la chaleur (air confiné…). Dans la version française, la précision « maison du pêcheur » pourrait même évoquer le sobre train de vie de l’habitant, plutôt que la présence matérielle de l’océan. Sans critiquer la traduction citée, nous proposerions volontiers : « La maison du pêcheur / L’odeur de poissons qui sèchent contre elle / Jour de chaleur ». Ce genre de débat autour de la compréhension de la scène est inhérent à la circulation des haïkus.
  16. Le vent d’hiver souffle. / Les yeux des chats / Clignotent. (p. 414). Hassô (?- ?), Kogarashi ya Mabataki shigeki Neko no tsura. Le narrateur est attendri de voir que le(s) chat(s) devant lui cligne(nt) les yeux à chaque fois que le vent d’hiver (lui/leur) souffle dessus… Le choix du pluriel pour le chat est pour le moins surréaliste, quoique incritiquable. Peut-on tolérer deux chats, sans que cela ne suscite un monde trop burlesque ?

notes

  1. L’identification des poèmes originaux a été effectuée par Sô Sakon. Il a également réalisé une rétro-traduction des traductions françaises, qui donne aux lecteurs japonais une forte sensation d’éloignement à cause principalement de l’absence de mètre et de l’introduction d’une syntaxe là où la version originale ne fait que suggérer les relations entre segments.
  2. OCIII [Empire des signes, 1970], p. 406.
  3. Il existe une variante de ce haïku qui attesterait du caractère transitoire du style. Dans celle-ci, le groupe verbal pour signifier « avoir plongé » est tondaru, avec une consonance comique, et non tobikomu de la version courante, qui est sans effet humoristique (Fukumoto Ken.ichirô, Bashô to no taiwa [Dialogue avec Bashô], Chûseki-sha, Tôkyô, 2009, p. 260-261).
  4. On lit dans Momochidori (Divers oiselets), publié en 1794 pour le 100e anniversaire de la mort du poète : « Depuis la mémorable composition de la vieille mare de notre patriarche, le vieux Bashô, son style s’est répandu dans tout le Japon : même les bûcherons, les pêcheuses alignent les cinq, sept et cinq mores, les garçons courant après un chien, les filles jouant au jeu de raquettes savent que, quand on dit “le Vieillard”, il s’agit de celui [qui a composé le poème] de la vieille mare. » Aujourd’hui encore, il s’agit du haïku le plus célèbre du Japon, et du premier que les jeunes Japonais apprennent à l’école. Ibid., p. 238-248.
  5. Ibid., p. 475.
  6. Deux des concepts clefs de l’esthétique de Bashô, étroitement liés à la culture de la cérémonie du thé.
  7. Cela ne signifie pas nécessairement que l’auteur se trouvait à proximité d’un véritable étang au moment de la composition. L’important est qu’il l’ait composé en tant qu’« être dans le monde ». Hasegawa Kai, l’un des plus éminents auteurs du haïku traditionnaliste contemporain, a proposé l’interprétation suivante : « J’ai entendu le bruit d’une grenouille qui plonge dans l’eau : ceci a fait naître en moi l’image d’une vieille mare ». Le poète soutient ainsi que l’essentiel du style de Bashô est cette association d’un fait réel et d’une image mentale engendrée. Mais, même avec cette interprétation, la poétique du « devant soi » (ganzen) reste toujours valable, si l’on pense que les deux espaces sont conçus autour d’un même point de vue. (Hasegawa Kai, Furu ike ni kawazu wa tobikonda ka [La grenouille a-t-elle plongé dans la vieille mare ?], Tôkyô, Chûô kôron-sha, 2013)
  8. Fukumoto, op. cit., p. 289. Rappelons que Bashô a fait l’objet après sa mort d’un étonnant processus de canonisation.
  9. Ibid., p. 280.
  10. Le prêtre catholique Inoue Yôji le cite dans son ouvrage sur l’adaptation du christianisme au Japon (Nihonto Iesu no kao [Le Japon et le visage de Jésus], 1976). L’islamologue et philosophe Izutsu Toshihiko superpose la dualité entre l’immuable et le fugitif à l’opposition entre mahiyah (universel) et huwiyah (particulier) de la philosophie islamique (Ishiki to honshitsu. Seishinteki tôyô o motomete [La conscience et l’essence : à la recherche de l’Orient spirituel], 1983).
  11. Tanaka Yoshinobu, Bashô : karumino kyôchi e [Bashô : vers l’esthétique de la légèreté], Chûô kôron shinsha, Tôkyô, 2010, p. 192-194.
  12. 1252, ouvrage sur l’histoire du bouddhisme chan en Chine.
  13. Zhong Wei-Fang, « Bashô ni okeru “zen” no eikyô. “Zen”no in.yô to “fûga no makoto” o chûshin ni » [L’influence du “zen” chez Bashô. Autour des citations du “zen” et de la “vérité dans l’élégance”], Higashi Ajia kenkyû [Recherches sur l’Asie d’Est], n°1, Tôkyô, Kokugakuin daigaku, 2016, p. 134.
  14. « Tout le Zen, dont le haïkaï n’est que la branche littéraire […] », écrit Barthes (Barthes, op. cit., p. 408). Voir dans la présente livraison de la Revue Roland Barthes les articles d’Evelyne Lesigne-Audoly et Muriel Détrie.
  15. Le terme lui-même est attesté dès le xe siècle, mais juste pour qualifier le ton des poèmes « légers » ou « humoristiques ».
  16. René Sieffert, Le Haïkaï selon Bashô. Traités de poétique, POL, Cergy, 1985, p. 122.
  17. Barthes écrit : « Ce qui est aboli, ce n’est pas le sens, c’est toute idée de finalité : le haïku ne sert à aucun des usages (eux-mêmes pourtant gratuits) concédés à la littérature : insignifiant, […] comment pourrait-il instruire, exprimer, distraire ? », op.cit., p. 414.
  18. Ibid., p. 381.
  19. Ibid., p. 386.
  20. Ibid., p. 410.
  21. Ibid., p. 414.
  22. Ibid., p. 410.
  23. Ibid., p. 365. La section en question s’intitule « Nourriture décentrée ».
  24. Pour rester dans l’image, nous regrettons l’insertion de l’illustration représentant trois légumes dans la section « L’effraction du sens », qui ressemble fortement à des tableaux de natures mortes, bien que datant du xvie siècle.
  25. Ibid., p. 383.
  26. Roran Baruto [Roland Barthes], Hyôchô no teikoku [L’Empire des représentations], traduction en japonais de Sô Sakon. Chikuma, Tôkyô, 1996, p. 187. L’ouvrage fut retraduit en 2004 pour les Œuvres de Roland Barthes (Roran Baruto chosaku-shû) en douze volumes. (Kigô no kuni-1970 [Pays des signes : 1970], par Ishikawa Yoshiko, Misuzu shobô, Tôkyô.
  27. Barthes note : « c’est pour cela qu’il se dit deux fois, en écho ; ne dire qu’une fois cette parole exquise, ce serait attacher découvrir » (ibid., p. 409). Il s’agit d’une pratique naturelle que les livres ne mentionnent pas nécessairement. Il nous semble qu’au Japon l’on répète spontanément d’autres énoncés brefs de cette longueur (appel de clients dans les grands magasins, annonce de la prochaine gare dans les trains…) par pur souci de communication.
  28. Voir dans la présente livraison de la Revue Roland Barthes l’article de Michel Vieillard-Baron.
  29. Ibid., p. 405.
  30. Idem.
  31. Idem.
  32. Idem. L’accessibilité du haïku est un fait réel. Elle fut une des conditions déterminantes de la direction esthétique du genre, surtout depuis un siècle, et explique son histoire quand le groupe dominant décrétait des normes et refoulait les mouvements spontanés. Par ailleurs, s’il est vrai que le haïku ne dispose pas d’un arsenal rhétorique très étendu (et encore), cet art de la suggestion s’acquiert néanmoins par un apprentissage de la botanique, de la géographie, des mœurs, et surtout d’une connaissance quasiment encyclopédique des haïkus du passé. On sait par exemple que Shiki a répertorié plus de cent mille haïkus existant à son époque. Aujourd’hui encore, certains maîtres de haïku, comme Kobayashi Kyôji, exigent des néophytes la connaissance de milliers de poèmes.
  33. Idem.
  34. Dans la section « Des millions de corps », l’idée est reprise et développée avec une nuance plus acceptable : « combien de haïku dans l’histoire du Japon ? Ils disent tous la même chose : la saison, la végétation, la mer, le village, la silhouette, et cependant chacun est à sa manière un événement irréductible », ibid., p. 427.
  35. On relève souvent l’absence de métaphore dans la poésie japonaise. Néanmoins, il faut noter que, chez certains auteurs de l’après-guerre, la dimension métaphorique unissant nature évoquée et destin humain devient un enjeu crucial. Quant au symbole, il nous semble que certains mots de saison fréquemment utilisés peuvent revêtir d’une valeur symbolique.
  36. En matière de haïku, le premier geste critique est celui de sélectionner les pièces saillantes. Les commentaires courts ne présentent parfois qu’une sélection. Viennent ensuite les rappels de la circonstance de composition, dans le but de cerner le sens. La restitution du sens – plutôt que la « répétition » – est primordiale pour le commentaire des haïkus. Après, on peut évoquer des haïkus comportant le même mot de saison, pour situer un verset dans une filiation, ou au contraire pour faire ressortir son originalité. Enfin, les commentaires plus généraux se font plutôt à l’échelle du recueil ou de l’auteur.
  37. Barthes associe le haïkaï au kôan, connu pour son absurdité apparente. Il aurait pu mentionner des préceptes du zen recommandant l’usage « juste » du langage, qui l’auraient rapproché davantage du haïkaï, par exemple, ce célèbre parabole de Nāgārjuna : Lorsque le bouddha a désigné avec son doigt la lune, la personne idiote a regardé le doigt (= le langage) et non la lune (= la vérité).
  38. Ibid., p. 408-409.
  39. On estime à peu près mille le nombre de mots de saison au temps de Bashô. Aujourd’hui, plus de cent mille mots sont répertoriés dans les dictionnaires à l’usage des poètes.
  40. Ibid., p. 409.
  41. Idem.
  42. Ibid., p. 410.
  43. Ibid., p. 351.
  44. Ibid., p. 455.
  45. Nous les présentons dans l’ordre de l’apparition dans l’ouvrage. Les barres obliques indiquent l’alinéa dans la traduction française. Après le texte, nous notons entre parenthèses la page, suivie du nom de l’auteur et la transcription phonétique de l’original. Quelques mots soulignent des problèmes de traduction ou d’interprétation quand ils n’ont pas déjà été évoqués dans notre articles. Voir aussi dans la présente livraison de la Revue Roland Barthes l’article d’Emmanuel Lozerand.
  46. Pour la circonstance de composition et l’usage du terme uri : Hayashi Harutaka, Yasai hyakuchin [Cent anecdotes de légumes], http://books.salterrae.net/amizako/html4/hayasi_yasai.html, consulté le 01/09/2018.
  47. Yamamoto Kenkichi, Bashô zen-hokku [Anthologie des vers inauguraux de Bashô], Kôdansha, Tôkyô, 2012, p. 501.
  48. Nous n’avons pas pu confirmer la référence de l’original retenue par Sô Sakon.