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La vieille mare :
Une grenouille saute dedans
Oh! le bruit de l’eau[1]

 

Blyth ou le chaînon manquant

Dans le chapitre « L’exemption du sens » de L’Empire des signes, Roland Barthes commente :

Lorsqu’on nous dit que ce fut le bruit de la grenouille qui éveilla Bashô à la vérité du Zen, on peut entendre […] que Bashô découvrit dans ce bruit […] une fin du langage : il y a un moment où le langage cesse (moment obtenu à grand renfort d’exercices), et c’est cette coupure sans écho qui institue à la fois la vérité du Zen et la forme, brève et vide, du haïku[2].

Et encore :

Tout le Zen, dont le haïkaï n’est que la branche littéraire, apparaît ainsi comme une immense pratique destinée à arrêter le langage, à casser cette sorte de radiophonie intérieure qui émet continûment en nous, jusque dans notre sommeil […], à vider, à stupéfier, à assécher le bavardage incoercible de l’âme […] : c’est au contraire l’abolition de la seconde pensée qui rompt l’infini vicieux du langage[3].

Matsuo Bashô (1644-1694) compose ce poème au cours d’une réunion poétique avec plusieurs de ses disciples, en opérant une rupture avec les images poétiques conventionnelles[4]. Jusqu’à l’époque de Bashô (et au-delà), le poème en style haikai est un mode d’expression élaboré, construit, collectif et savant : il contient souvent une référence aux images ou à la norme poétique du waka (poésie japonaise classique), dont il s’éloigne volontairement, qu’il détourne parfois avec dérision. Il peut être composé en groupe, connaître des variantes et des réécritures. Lire un haikai ancien nécessite de connaître les références sur lesquelles il se fonde, mais aussi son contexte de composition, éventuellement aussi son co-texte — les versets qui le précèdent ou le suivent dans le cas d’une création collective de versets enchaînés ; le recueil dans lequel il fut inséré.

D’autre part, on ne peut pas considérer qu’il y a un lien univoque entre le bouddhisme zen et Bashô ou le haikai dans son ensemble.

Dans L’Empire des signes, le haïku (ou haïkaï[5]) est spontané, non construit, individuel, et constitue une abolition du sens. Il est la littérature du zen. Il n’a pas de contexte, pas de co-texte. Écriture « alla prima », le haïku est l’événement même et non sa représentation, il n’a pas de sujet.

Pour qui s’intéresse à l’histoire de la littérature japonaise, cette interprétation produit comme un vertige. Que s’est-il donc passé entre Bashô et Barthes ? D’où provient cette fracture, qui fait qu’un genre poétique est perçu comme l’exact contraire de ce qu’il fut ?

Pour répondre à cette question de manière extensive, il faudrait mener une vaste enquête historique retraçant le cheminement du haikai au Japon même. Car Bashô lui-même a certes infléchi les concepts esthétiques et la pratique du haikai pour une plus grande prise en compte de la réalité vécue[6] ; Masaoka Shiki (1867-1902) a créé le « haïku moderne » en tant qu’outil de saisie du réel. On ne peut pas non plus nier tout lien du haikai avec le zen. Bashô pratiqua effectivement à partir de 1680 la méditation assise selon les règles du zen auprès d’un moine nommé Butchô Oshô, auquel il rend hommage dans son récit poétique de voyage, La Sente étroite du bout du monde[7]. Par ailleurs, quelques poèmes de Bashô contiennent des allusions au zen. En outre, son disciple Shikô (1665-1731), qui fut un moine zen, diffusa une interprétation des textes de Bashô imprégnée de la pensée zen. Shiki, lui aussi, établit certains liens entre zen et haïku[8].

Toutefois, il n’est pas avéré que la méditation zen ait eu chez Bashô une influence décisive sur la pratique ni la théorie du haikai. Plus généralement, même en prenant en compte les réserves énumérées ci-dessus, nous serions encore loin de l’expérience de conscience immédiate du réel, de non-langage, de poème-zen, théorisée par Barthes. Pour comprendre cette inflexion décisive dans la perception du haïku, il nous faut introduire la figure de Reginald Horace Blyth (1898-1964), auteur connu surtout pour son anthologie du haïku en quatre volumes parue entre 1949 et 1952.

Blyth, citoyen britannique, a vécu dans la Corée alors colonie japonaise, de 1925 à 1940, puis au Japon même de 1940 jusqu’à sa mort. Inspiré par celui qui fit connaître le zen japonais au grand public occidental, Suzuki Daisetsu (graphie occidentalisée : Daisetz Suzuki ou D.T. Suzuki, 1870-1966), Blyth fut lui aussi un passeur de cultures, qui enseigna au Japon la littérature anglaise et fit largement découvrir la culture japonaise en Occident par ses ouvrages consacrés au zen et au haïku.

Au Japon, le nom de Blyth n’est guère connu dans le monde des Lettres. Il intéresse en revanche les historiens pour son rôle de médiateur entre l’occupant américain et l’entourage de l’empereur durant l’immédiat après-guerre. Il y a donc en quelque sorte deux Blyth : celui qui fut pour les occidentaux un spécialiste du haïku, et le Blyth des historiens japonais, qui joua un rôle éminent dans les coulisses du jeu diplomatique à cette époque[9].

Son anthologie constitue incontestablement l’ouvrage qui influença de la façon la plus profonde et la plus durable la réception du haïku en Occident[10]. En France, elle fut l’une des sources essentielles de Barthes[11], mais aussi de Philippe Jaccottet[12] et de Roger Munier. Lorsque ce dernier publie son anthologie de haïkus, probablement la plus diffusée en France, il traduit des extraits de l’anthologie de Blyth. Rappelons d’ailleurs que l’anthologie de Munier fut préfacée par Yves Bonnefoy[13]. Peut-être Barthes découvrit-il Blyth par l’intermédiaire de Maurice Pinguet, qui l’avait invité au Japon et qui fut un de ses guides dans la culture japonaise. Or, les descriptions par Pinguet du haïku sont également nourries de lectures de Blyth. Dans le monde anglo-saxon, c’est la rencontre avec l’anthologie de Blyth qui amena Gary Snyder, puis à sa suite Jack Kerouac et tous les écrivains de la Beat generation, à lire et à composer des haïkus.

Le propos du présent article est de décrire l’approche de Blyth concernant le haïku, et de la situer dans son contexte. Le but en est, non pas de saper les fondements de la théorie barthésienne du haïku, mais de poser les bases d’une archéologie de la pensée de Barthes, en mettant en lumière ce qui fut sa source principale concernant le haïku. L’anthologie de Blyth constitue une vision très personnelle et très fortement datée du haïku. Lire Blyth, mais aussi comprendre dans quelle trajectoire personnelle et historique s’inscrit son œuvre, est donc nécessaire pour comprendre sur quoi Barthes a pris appui pour élaborer sa propre conception de ce genre poétique[14].

La « voie » de Reginald H. Blyth : quelques éléments biographiques[15]

Commençons par voir dans quel contexte historique et biographique s’inscrit l’œuvre de Blyth. Reginald Horace Blyth naquit en 1898 dans le comté de l’Essex, puis grandit à Ilford, un faubourg de Londres. Son père est employé des chemins de fer. Encore adolescent, Blyth vend des chocolats dans les trains. Jeune homme doué, marquant un fort intérêt pour la littérature, il est influencé par les écrits de Matthew Arnold (poète, critique, 1822-1888) sur le développement personnel et l’excellence. Vers 1914, il fréquente la librairie londonienne « Poetry bookshop », lieu de publication et de promotion de la poésie, qui publia notamment Ezra Pound à la même époque. L’enfance et les années de formation de Reginald H. Blyth sont celles d’un garçon d’un milieu modeste, qui s’élève au-dessus de sa condition grâce à des prédispositions pour l’étude.

Il commence à enseigner à 16 ans, alors que débute la Première Guerre mondiale. En 1916, âgé de 18 ans, il refuse d’être incorporé aux troupes combattantes, par refus absolu de tuer des êtres vivants[16]. Il est incarcéré pour objection de conscience durant trois années à la prison de Wormswood Scrubs. Après sa libération, il entre en 1920 à l’université de Londres, où il obtient en 1923 un diplôme en littérature anglaise. Il y étudie également le français, le latin, la logique. Il se passionne également pour la musique et les langues étrangères (italien, allemand, espagnol, russe).

Le refus de tuer des êtres vivants qui l’avait poussé à être objecteur de conscience le conduit également à devenir végétarien durant ses années de formation. Il le demeurera jusqu’à la fin de sa vie. En 1924, il obtient le certificat d’enseignement et épouse Annie Bercovitch, jeune juive de trois ans sa cadette, étudiant comme lui la littérature anglaise à l’université de Londres. Il rencontre alors un étudiant japonais, Fujii Akio, futur universitaire spécialiste du théâtre anglais, qui le recommande pour un poste d’enseignant à l’université impériale de Keijô — actuelle Seoul —, la Corée étant alors colonie japonaise. Acceptant immédiatement l’offre qui lui est faite, Blyth part pour Keijô en 1925 avec son épouse. C’est là qu’il découvre la culture japonaise. Il apprend le chinois et le japonais — mais non le coréen. Il écrira plus tard que c’est la découverte des haïkus, notamment via l’ouvrage de Harold Gould Henderson, The Bamboo Broom ; an Introduction to Japanese Haiku (Le balai de bambou. Une introduction au haiku, 1934), qui suscitera son envie d’étudier le japonais. Les écrits en anglais de Suzuki Daisetsu, qu’il lit pour la première fois à la même époque, marqueront de façon décisive son parcours intellectuel. Suzuki, qui vécut de 1897 à 1909 aux États-Unis, y exporte une doctrine du zen simplifiée , qui rencontre les attentes de son mentor, le philosophe américain Paul Carus (1852-1919), lequel était à la recherche d’une religion idéale compatible avec la science moderne. Le zen de Suzuki porte également l’héritage de la pensée des penseurs mystiques, comme Maître Eckart (1260-1328) et Swedenborg (1688-1772). Surtout, les écrits de Suzuki affirment avec force l’importance du zen dans la culture japonaise, ce qui laissa une trace indélébile dans l’imaginaire occidental, où « Japon » et zen finiront par devenir de quasi-synonymes[17]. La publication de ses Essays in Zen Buddhism débute en 1927[18].

Tous ces traits du zen suzukien seront également présents dans les écrits de Blyth. Le premier contact de Blyth avec le zen est en effet livresque, bien qu’il ait débuté quelques années plus tard la pratique de la méditation assise selon les règles du zen[19].

Blyth adopte en 1933 un étudiant coréen, très brillant mais sans ressources, à qui il permettra d’étudier à l’université de Londres, mais qui sera fusillé durant la guerre de Corée dans des circonstances dramatiques[20]. Ce destin tragique affecta beaucoup Blyth. Après avoir divorcé d’Annie en 1935 et s’être remarié avec Kishima Tomiko, une Japonaise employée d’un grand magasin, Blyth part pour Kanazawa, en « métropole japonaise », où il s’installe en 1939 et enseigne l’anglais dans un lycée public.

En avril 1941, Blyth tente, sans succès, d’obtenir la nationalité japonaise[21]. En mai de la même année paraît son premier ouvrage, Zen in English Literature and Oriental Classics. En octobre, il rencontre également pour la première fois Suzuki Daisetsu à Kanazawa.

Cependant, à partir de 1940, et suite à la signature du Pacte tripartite entre l’Allemagne, l’Italie et le Japon, la présence sur le sol japonais des ressortissants de nations ennemies devient difficile. En décembre 1941, Blyth est placé en centre de détention pour étrangers, à Kanazawa, puis à Kôbe. Cette détention durera jusqu’à la fin de la guerre, en 1945. Les conditions relativement clémentes de détention lui permettent de s’adonner à l’étude et à la musique. Il poursuit son apprentissage du japonais, sa pratique du zen, apprend la flûte shakuhachi et surtout s’adonne à l’écriture de son anthologie du haïku.

À cet égard, l’interprétation qu’il fit de l’entrée en guerre du Japon éclaire le biais par lequel Blyth perçut son époque : « Si les Japonais n’avaient pas abandonné leurs coutumes anciennes (haïku, senryû), cette guerre stupide n’aurait pas eu lieu[22]. » Blyth affiche ici clairement sa vision idéalisée de ces formes poétiques, tout en adoptant la posture de l’esthète considérant avec distance les turpitudes des affaires humaines.

Distant des affaires humaines, Blyth ne le fut pourtant pas. La fin de la guerre marqua pour lui le début d’une carrière brillante. Sa situation d’étranger au Japon, qui lui avait valu des déboires entre 1940 et 1945, fut à l’inverse cause de sa réussite à partir de 1945. Comptant parmi les rares Occidentaux à bien connaître ce pays et sa langue, il bénéficie très rapidement d’une reconnaissance des autorités américaines et japonaises, qui lui donnent une position de médiateur incontournable. Libéré au moment de la défaite du Japon, Blyth se rend à Tôkyô où il rencontre deux hommes qui lui offriront des opportunités décisives : Saitô Takeshi (1887-1982), qui fut le premier titulaire de la chaire de littérature anglaise à l’université de Tôkyô, et Harold Gould Henderson (1889-1974), spécialiste de littérature japonaise à l’université Columbia (New-York, États-Unis) [23].

Sur recommandation de Saitô Takeshi, il commence en 1945 à enseigner la littérature anglaise à Gakushû-in, l’École des pairs, qui était depuis 1847 l’institution formant les enfants de la noblesse. Or, suite à la défaite, l’existence même de cette école était menacée. Non seulement elle était perçue par l’occupant américain comme intimement liée à l’institution impériale d’avant-guerre, mais, sa vocation étant l’éducation de la noblesse, la suppression du système nobiliaire sapait ses fondements mêmes. Blyth fut introduit en 1945 auprès de Yamanashi Katsunoshin, directeur de Gakushû-in, qui avait entrepris une réforme complète de cette école. Blyth apporta son aide à Yamanashi lors des pourparlers avec l’occupant. Leur action conjointe fut un succès puisque Gakushû-in put renaître en 1947 sous la forme de l’université privée qu’elle est encore aujourd’hui[24]. Parallèlement à cela, Blyth devint en 1946 le professeur d’anglais du prince héritier, qui deviendra l’empereur Heisei (ou « Akihito », né en 1933, r. 1989-2019). 

Harold Henderson, en raison de son statut d’officier de réserve et de sa qualité de spécialiste de la culture japonaise, fut mobilisé durant la Deuxième Guerre mondiale avec le rang de lieutenant-colonel et la fonction de conseiller auprès du département « Renseignement civil et éducation » (Civil Intelligence and Education), auprès du général Douglas MacArthur, Commandeur suprême des forces alliées (en anglais : SCAP, Supreme Commander for the Allied Powers), au sein d’une administration chargée de mettre en place les bases d’un Japon démocratique. Ensemble, Henderson et Blyth jouèrent un rôle décisif en faveur du maintien de l’empereur dans la nouvelle Constitution du Japon. En effet, la nature divine de l’empereur dans la Constitution et l’idéologie d’avant-guerre était perçue par l’occupant américain comme l’une des causes de la dérive militariste et autoritaire ayant conduit le Japon à la guerre. Blyth fut en quelque sorte un agent officieux de l’administration impériale. À même d’obtenir des renseignements sur les desseins de l’occupant, il put exercer une influence décisive. Ainsi Blyth et Henderson rédigèrent-ils conjointement le texte anglais du Rescrit impérial sur la construction d’un nouveau Japon, plus connu sous le surnom de « Déclaration d’humanité », proclamé le 1er janvier 1946 par l’empereur Shôwa (Hirohito), dans lequel l’empereur affirme vouloir l’avènement d’un Japon moderne et démocratique[25]. Or ce texte, rassurant les Américains, contribua à permettre le maintien de l’empereur.

Cette intense activité au plus près des cercles du pouvoir, qui occupa Blyth entre 1945 et 1947, constitue toutefois une parenthèse dans sa biographie. À partir de 1947 et jusqu’à la fin de sa vie, il mena une existence paisible, partagée entre ses cours de littérature à Gakushû-in et l’écriture de ses livres. En 1946 et 1947, il publia un long article, « Zen and haiku », dans les deux premiers numéros de la revue The Cultural East (éditeur Matsugaoka bunko[26]). Son anthologie en quatre volumes, Haiku, parut entre 1949 et 1952, grâce au soutien du Premier ministre et de prestigieux mécènes comme le gouverneur de la Banque du Japon (Ichimada Naoto, 1893-1984). Japanese Life and Character in Senryu (La vie japonaise et ses caractéristiques dans le senryû) parut en 1957 ; sa somme en cinq volumes consacrée au zen, Zen and zen classics, entre 1960 et 1970 (partiellement posthume) ; son A History of Haiku (Une histoire du haïku) en deux volumes entre 1963 et 1964.

En 1954, Blyth reçut le titre de docteur de l’université de Tôkyô pour ses ouvrages Zen in English literature et Haiku. Il fut décoré de l’ordre du Mérite (zuihôshô) en 1959. Il mourut en 1964 et repose près de Suzuki Daisetsu au cimetière du temple Tôkei-ji à Kamakura, connu pour abriter les tombes de nombreux intellectuels et écrivains.

Que retenir de ce résumé de la vie de Blyth ? En tout premier lieu, la destinée paradoxale d’un homme qui fut emprisonné pour objection de conscience durant la Première Guerre mondiale, mais qui contribua à maintenir au pouvoir l’empereur Shôwa au sortir du second conflit mondial en 1945. Un homme qui vante chez Bashô le choix délibéré d’une vie simple et le retrait du monde, mais qui vécut au plus près de la famille impériale et du Commandement suprême des Forces alliées. Ces paradoxes, il les résout par la conviction que sa vie obéit à la logique linéaire de sa « destinée intérieure ».

Dans sa préface à Japanese Life and Character in Senryu, Blyth affirme en effet : « Quand je me remémore ce que fut ma seule et unique vie, je perçois que je fus guidé par ma destinée intérieure pour traverser plusieurs phases, qui ne furent toutefois pas exclusives les unes des autres, et qui à vrai dire perdurent toutes avec force aujourd’hui encore[27]. »

Suit une courte synthèse autobiographique, dans laquelle il résume sa vie en cinq étapes. La première est celle d’un « animisme inné », qui le conduisit à aimer la poésie de Wordsworth. La deuxième, son choix du végétarisme, qu’il considère être la base du bouddhisme. La troisième, son engagement dans la « voie du haïku ». La quatrième, sa découverte du zen dans les livres de Suzuki Daisetsu. La cinquième, son engagement dans la « Voie du senryû[28] ».

Notons bien, comme il le souligne lui-même, que chaque étape est ici inclusive et non exclusive : chaque nouvelle phase n’est pas la fin de la précédente, mais inclut toutes les phases précédentes. Cette présentation affirme l’existence d’une linéarité de destin, correspondant à la logique de sa quête de sens. Sa vie est une « voie ». Ainsi conclut-il : « Il est étrange de constater que l’animisme, le végétarisme, le haïku, le zen et le senryû ont pu se mêler si facilement et il me semble qu’il y a quelque chose d’incroyablement juste dans cet ordre chronologique[29]. » On voit ici à l’œuvre une logique linéaire, agrégative et intégrative, qui est une forte caractéristique de sa manière d’envisager le monde.

L’œuvre de Blyth consacrée au haïku

Reginald H. Blyth a publié, entre 1942 et 1966, neuf ouvrages consacrés au zen, au haïku et au senryû (le haïku satirique[30]), ainsi qu’à l’humour dans les littératures japonaise et anglaise. À cela s’ajoutent de nombreux articles et textes de conférences.

Sa conception du haïku est concentrée en trois ouvrages : Zen in English literature and oriental classics (Le Zen dans la littérature anglaise et les classiques orientaux), publié en 1942[31] ; son anthologie en quatre volumes, Haiku, publiée entre 1949 et 1952[32] ; enfin A History of haiku (Une Histoire du haïku), en deux volumes, paru entre 1962 et 1963[33]. D’entre tous, c’est évidemment l’anthologie qui eut l’influence la plus décisive[34]. Il convient néanmoins de percevoir ces trois ouvrages dans leur ensemble pour avoir une vue complète de la conception blythienne du haïku.

Blyth achève la rédaction de Zen in English Literature and oriental Classics (Hokuseidô, Tôkyô) en 1941, deux ans après son arrivée en « métropole japonaise », mais ce livre ne sera publié que l’année suivante, en 1942, durant la détention de Blyth à Kôbe. C’est le tout premier ouvrage publié par Blyth. La plupart des livres de Blyth sont publiés par Hokuseidô, maison d’édition tokyoïte créée en 1914 et l’un des plus anciens éditeurs japonais spécialisé dans les publications en anglais. Il conviendrait de chercher pourquoi un tel livre, en anglais, paraît durant la guerre, et notamment comment l’exportation d’une vision magnifiée de la culture japonaise pouvait rencontrer les desseins de la propagande japonaise. Une enquête plus approfondie sur la nature de cette maison d’édition serait utile.

Le projet de cet ouvrage est de définir ce qui constitue selon Blyth l’essence du zen, et de montrer que cela se retrouve dans les chefs d’œuvre de la littérature mondiale, notamment la littérature anglaise. Chaque extrait cité est lié au suivant par des commentaires de Blyth, ou une suite d’assertions de sa part. Le tout est organisé en chapitres correspondant soit à un thème (« children », « idiots and old men »), qui peut être en soi une proposition de définition du zen selon Blyth (« Everything depends on the mind », « Non-attachment », « Paradox »), soit à une œuvre (« Don Quixote »), soit un auteur (« Wordsworth », « Shakespeare »).

Blyth procède ici par rapprochements intuitifs, sans craindre de se laisser guider par le « démon de l’analogie ». On y trouve une utilisation récurrente de mots tels que « similar » (similaire), « same » (même), « identical » (identique). Sa démarche est celle de l’accumulation d’affirmations et d’exemples illustrant ces affirmations. Il entraîne le lecteur dans un dédale de citations pour lui permettre de discerner la nature du zen. Profondément ébranlé par ce qu’il avait découvert durant son séjour à Keijô — les écrits de Suzuki, le haïku via l’ouvrage de Harold Gould Henderson —, il s’est engagé dans une quête de la vérité ultime. Une quête à la lumière de laquelle il réinterprète les classiques de la littérature occidentale qui ont le plus compté pour lui jusqu’alors.

L’approche de Blyth est anhistorique : il effectue sans aucune crainte des rapprochements entre des auteurs d’époques éloignées. Son seul guide est une forme de pensée téléologique, selon laquelle le destin du monde est d’être habité par le zen. Ainsi, dans les toutes premières lignes de la préface, il pose le postulat suivant : « Le Zen est le bien le plus précieux de l’Asie. Après être né en Inde, s’être développé en Chine et avoir trouvé son application pratique finale au Japon, il est aujourd’hui le plus grand pouvoir au monde[35]. »

Cette conception du Japon comme réceptacle de la forme finale, et donc parfaite, du bouddhisme, sous la forme du zen, est directement héritée des théories de Suzuki Daisetsu[36], et s’enracine dans les préoccupations nationalistes de celui-ci. Nous ne nous attarderons pas sur ce point, quoi qu’il soit à vrai dire fort important.

Si la « littérature anglaise », conformément au titre, fournit une large part des exemples cités, on y trouve également la Bible et des citations des littératures allemande (Maître Eckhart, Goethe, Hegel, Freud, Nietzsche), française (Montaigne en particulier, mais aussi Hugo, Mallarmé, Maupassant), italienne (Dante) et espagnole (le Don Quichotte de Cervantes), ainsi que des évocations de la musique de Bach et de Beethoven, des citations de Freud. C’est donc bien de la littérature mondiale, voire de la culture du monde entier qu’il s’agit. Le point commun entre tous ces textes étant d’être des illustrations du zen tel que Blyth souhaite le présenter. Il cite abondamment les Évangiles, semblant rechercher la vérité d’une religion universelle.

Dans la littérature anglaise stricto sensu, les auteurs chez qui « une attitude zen envers la vie » (the zen attitude towards life) s’exprime le mieux sont selon lui : Shakespeare, Wordsworth, Dickens et Stevenson[37].

Pour le pan « oriental » de son panorama, on trouve Confucius, Lao Tseu (que Blyth nomme Roshi [= Rôshi], à la japonaise), Tchouang Tseu (chez Blyth, Soshi [= Sôshi]), le poète de la Chine des Tang Bai Juyi (ici Hakurakuten), le fondateur et théoricien de l’école bouddhique de la Terre Pure, Shinran (1173-1263). À l’évocation de ce panorama, il semble que ce qui inspire Blyth ne soit pas le zen proprement dit, mais bien plus largement un substrat culturel commun à la Chine et au monde sinisé, incluant le taoïsme ainsi que le bouddhisme dit « du grand véhicule » (Mahâyâna).

Enfin, concernant plus spécifiquement le zen, Blyth cite des extraits des textes canoniques du bouddhisme chan chinois et zen japonais : les deux compilations chinoises de kôan intitulées Le Recueil de la falaise bleue (ch : Biyanlu ; jap : Hekiganroku, 1125) et La Barrière sans porte (ch : Wumenguan ; jap : Mumonkan, xiiie s.), ainsi que des citations de Hakuin Ekaku 白隠慧鶴 (1686-1769), grande figure du bouddhisme zen japonais de l’école Rinzai.

Le terme « haïku » en tant que tel est ici fort peu présent. Cependant, en dehors de Hakuin, les seuls auteurs japonais cités sont des auteurs de style haikai : Bashô principalement (44 poèmes), mais aussi Issa (14 poèmes), Buson (5 poèmes), ainsi que le réinventeur moderne du « haïku », Shiki (3 poèmes). Le mot « haïku » est utilisé pour introduire le poème de la grenouille plongeant dans le vieil étang, lequel bénéficie d’un long commentaire de sept pages dans le premier de deux chapitres intitulés « Pantheism, mysticism, zen » (Panthéisme, mysticisme, zen).

C’est en détention que Blyth rédige les quatre volumes de son anthologie intitulée Haiku, mais l’ouvrage paraîtra quelques années après la guerre, entre 1949 et 1952. Le premier volume, intitulé « Eastern culture » (la culture orientale), est tout entier dédié à un traité du haïku. Les trois volumes suivants, constituant l’anthologie proprement dite, classent les haïkus par saisons : le tome 2 est intitulé « Printemps », le tome 3 « Été et automne », le tome 4 « Automne et hiver ». Chaque volume contient des sous-chapitres thématiques, correspondant aux éléments naturels et aux activités humaines propres à cette saison.

Dans la préface du 1er volume, Blyth formule clairement ce qui était déjà implicitement présent dans Zen in English Literature and Oriental classics : le haiku est la matérialisation par le langage de la pensée zen : « Il est nécessaire de comprendre les haïkus à partir d’un point de vue zen[38]. » Il entame ensuite dans le premier chapitre (Section I) un vaste panorama nommé « The Spiritual Origins of Haiku » (Les origines spirituelles du haïku), qu’il décline de la façon suivante : « Bouddhisme, Zen (Bashô et le zen), Taoïsme, Poésie chinoise, Confucianisme, Art oriental, Waka, Renku, Nô/Ikebana/Chanoyu, Shintô ». Un schéma intitulé « The various streams of thought-feeling » (les différents courants de pensée-sensation) organise cet ensemble sous forme d’une arborescence, où tout converge vers le haïku :

 

Haiku, vol. 1, p. 3.

On perçoit ici aussi la logique linéaire, agrégative et intégrative, qui sera également la sienne dans Humour in Japanese culture pour démontrer la logique de sa « destinée intérieure ». Ici, le haïku est présenté comme le réceptacle de tout ce qui l’a précédé dans la pensée orientale ; les courants de pensée et formes culturelles antérieures étant non pas des étapes successives, mais des phases qui toutes vivent encore dans le haïku. Blyth adopte une position essentialiste cherchant à définir de façon absolue le génie oriental, dont le Japon a permis l’expression la plus parfaite, sous forme de zen et de haïku, cette perfection étant enfin offerte comme modèle au monde occidental. Une telle conception ne laisse guère de place à la contingence ni au contexte historique des courants de pensée ou formes artistiques présentées.

Après cette présentation large de la pensée orientale, Blyth consacre un chapitre (Section II), intitulé « Zen, The State of Mind for Haiku » (Le zen, ou l’état d’esprit pour le haïku), à ce qui définit zen et haïku, qu’il décline en quatorze points : absence d’égo (selflessness), solitude (loneliness), acceptation reconnaissante (grateful acceptance), absence de mots (worldlessness), non-intellectualisme (non-intellectuality), contradiction (contradiction), humour (humour), liberté (freedom), amoralité (non-morality), simplicité (simplicity), matérialité (materiality), amour (love) et courage (courage). Dans les chapitres suivants, il caractérise le lien entre « haïku et poésie », présente les « quatre grands poètes du haïku » — Bashô, Buson, Issa, Shiki —, pour finir par décrire ce qui constitue la technique du haïku, chapitre dans lequel il mêle des considérations sur la forme proprement dite (brièveté, séquences rythmiques, mots de coupe, mots de saison) à des questions relatives au contenu (l’humour) et à des réflexions sur le langage.

Comme il l’indique en annexe de ce premier tome, Blyth s’est appuyé sur une anthologie du haïku plus ancienne, en anglais, traduite et compilée par Miyamori Asatarô, An Anthology of Haiku, Ancient and modern (1932), ainsi que sur l’ouvrage de Harold G. Henderson, The Bamboo Broom. An Introduction to Japanese haiku (1934).

Dans les tomes 2, 3 et 4, Blyth accompagne les poèmes de commentaires libres fondés sur son ressenti personnel, incluant parfois des citations ou des allusions à des auteurs chinois ou occidentaux, comme dans Zen in English Literature and the Oriental classics. Ceci n’est pas sans rappeler l’attitude du professeur Blyth dans ses cours, parcourant la salle de classe de long en large, une craie à la main, citant des poèmes de mémoire, semblant improviser les explications qu’il tirait des poèmes[39].

Blyth assume une totale liberté d’interprétation des haïkus. Ainsi, dans la préface, il affirme que ses commentaires sont « superflus », qu’ils constituent « une tentative de séparer ce qui ne peut pas l’être » et une « négation de l’esprit même du haïku[40] ». Cette attitude était déjà à l’œuvre lorsqu’il citait des haïkus dans Zen in English Literature and Oriental Classics où, à propos du poème de la grenouille, il affirmait : « Un des grands mérites de ce poème est qu’il laisse ouvert presque toutes les interprétations que l’on peut lui apposer » et encore : « Je viens d’inventer moi-même cette interprétation[41]. » Ainsi Blyth a-t-il ouvert la voie pour une interprétation ad libitum de n’importe quel haïku.

Dans son ensemble, cette anthologie est donc caractérisée par une assez faible médiation culturelle (notes, références, études), totalement assumée. Si elle apporte au lecteur occidental un certain nombre d’informations factuelles sur le haïku, elle fait abstraction des concepts esthétiques élaborés par les poètes de ce genre au Japon même. Organisée selon un ordre thématique, elle est volontairement anhistorique. Enfin, on y constate une insistance forte à rechercher partout une signification spirituelle ou religieuse.

Entre 1962 et 1963, Blyth publie une somme historique en deux volumes, sous le titre A History of haiku (Une histoire du haïku). Après une courte préface expliquant son intention, Blyth reprend dans une « introduction » les points principaux de sa conception du haïku, déclinée sous les titres de « le zen et le haïku », « animisme », « la nature dans la littérature japonaise » et « le haïku dans la littérature anglaise ». Dans les chapitres suivants, l’ouvrage suit une progression historique, conformément au titre. Il débute avec le renga, la poésie en chaîne qui fut effectivement, au xve siècle, à l’origine de ce qui deviendra le haikai, et présente chapitre après chapitre les poètes de haikai dont l’histoire littéraire a gardé la trace, jusqu’à Shiki, le rénovateur du haïku, ainsi que ceux qui lui ont succédé à l’époque moderne, et jusqu’aux années 1940. Enfin, un dernier chapitre intitulé « le haïku mondial » (World haiku) est une ouverture sur l’avenir du haïku hors du Japon. Chapitre visionnaire, si l’on pense que le haïku est effectivement aujourd’hui un mode d’expression mondialisé. Blyth y invite le lecteur à une réflexion sur les contraintes formelles qui doivent être celles du haïku sorti de sa langue d’origine : notamment le respect ou non de la métrique d’origine en 5/7/5 syllabes[42]. Blyth juge non nécessaire le respect strict des nombres de syllabes dans les haïkus en anglais, proposant une règle plus souple avec trois vers respectivement bref, long, bref ; un rythme en deux-trois-deux mais sans recours à la métrique classique des iambes ou anapestes ; un rejet de la rime ; l’inscription dans une saison si possible[43]. Cependant il montre dans ce chapitre conclusif que l’esprit du haïku compte selon lui plus que la forme : le haïku a pour but l’expérience zen, la mise en poème de la sensation pure.

Si l’on observe dans son ensemble la trajectoire de l’œuvre de Blyth, on constate l’évolution du très abstrait au plus circonstancié. Zen in English Literature and Oriental Classics est le livre de la rencontre avec l’Orient, Blyth y manifeste la hardiesse des découvreurs. Son anthologie, Haiku, est une présentation un peu plus circonstanciée du haïku en tant que genre. Publié une vingtaine d’années plus tard, A History of haiku témoigne d’un certain souci universitaire. À la même époque, Blyth travaillait d’ailleurs à sa somme en cinq volumes consacrée au zen, Zen and zen classics, qui laissait également une large part à la présentation historique. Dans ce processus, Blyth s’est assagi. N’oublions pas qu’il est entre temps devenu un respectable professeur de l’université Gakushû-in.

Toutefois, même A History of haiku conserve d’importants indices de refus d’un traitement historique. Dès les premières lignes de la préface, Blyth annonce que les haïkus ne sont pas faits pour être présentés de façon historique, car les véritables haïkus sont des « instants de vision », et que les instants échappent par nature à l’histoire. L’essence du bon haïku est de transcender l’histoire. Cette considération liminaire sape d’emblée toute entreprise historique[44].

Par ailleurs, le début de la présentation historique proprement dite, dans un chapitre pourtant sagement intitulé Renga, consiste en une évocation imaginaire de l’origine des temps, puis de la préhistoire du Japon, l’essence du haïku étant ici décrite comme le plaisir primitif de l’homme au contact de la nature au fil des saisons ; un plaisir « enfantin, inutile, artistique, religieux, objectif, non-sentimental, non romantique et non philosophique » (childlike, useless, artistic, religious, objective, unsentimental, unromantic, unphilosophical[45]).

La nature fondamentalement anhistorique et essentialiste de la démarche de Blyth perce sous le costume de l’historien. Dans tous ses écrits, c’est une réalité universelle de la nature humaine, de son rapport au monde et de sa réalisation dans la poésie qu’il recherche.

La « voie du haïku » selon Blyth

Dans ses ouvrages, Blyth manie volontiers l’aphorisme et les suites d’affirmations non étayées de démonstrations. Il aime également recourir au paradoxe, qu’il considère comme l’un des traits caractéristiques du haïku. Fuyant le rationalisme occidental, semblant vouloir éveiller ses lecteurs par des confrontations audacieuses, il ne cherche pas à se plier au principe de non-contradiction. Toutes ces caractéristiques rendent difficile la tâche de décrire sa pensée de façon synthétique.

Il est toutefois possible de dégager un certain nombre de leitmotive et d’idées récurrentes, qui sont concentrées notamment dans Zen in English Literature and Oriental Classics, dans le premier tome de l’anthologie et dans les introductions des deux volumes de A History of Haiku. Nous allons, dans les lignes suivantes, présenter les idées de Blyth à partir de quelques-unes de ces notions-clés, en tentant de résumer les définitions qu’il en donne.

Zen

Dans le premier chapitre de Zen in English literature and Oriental Classics, intitulé « What is zen ? » (Qu’est-ce que le zen ?), Blyth cite Suzuki Daisetsu avec l’affirmation suivante : « La bouddhéité, dans laquelle toutes les contradictions et perturbations causées par l’intellect sont entièrement harmonisées dans une unité d’un ordre supérieur[46]. » Prenant pour illustration Le Renard dans Oliver Twist, Eckerman dans ses Conversations avec Goethe, ainsi que Martin Chuzzlewit de Dickens, Blyth multiplie les exemples pour définir le zen comme la présence pleine et entière du sujet agissant dans ce qu’il est en train de faire, sans médiation de l’intellect, du choix, ni même des émotions. C’est alors que le sujet atteint la perfection, « cette perfection, qui se manifeste toujours dans les choses inanimées, couramment dans les animaux, très rarement dans les êtres humains, presque jamais en nous-même[47] ».

Blyth admet que cette définition diffère de ce qu’est le zen stricto sensu : une branche du bouddhisme, la pratique et le corps de doctrine qui lui sont associés[48]. Toutefois, c’est cette interprétation personnelle qu’il place généralement derrière ce terme. Le zen au sens historique – doctrine et pratique du bouddhisme zen – n’est pour lui qu’une manifestation mieux formalisée de l’esprit zen universel.

Dans cette acception extensive, le zen est un état d’esprit poétique qui trouve son accomplissement dans la vie quotidienne et l’expérience de la vie : « Pour une âme poétique, le Zen est la seule “philosophie de vie” possible[49]. »

Pour Blyth, le zen est « l’état d’esprit dans lequel nous sommes quand nous ne formons qu’un avec les autres choses, que nous sommes réellement identiques à ces choses, tout en conservant notre propre individualité et nos particularités personnelles[50] ».

Cette définition correspond à une recherche de l’immédiateté, de la non-médiation entre soi et non-soi. Le zen est, selon Blyth, le moment où soi et autre s’abolissent et se manifestent en commun dans une perception immédiate et sensible. « Le Zen est une force universelle, car tant que les hommes vivent, ils vivent par le Zen. Partout où il y a action poétique, aspiration religieuse, partout où se confondent la nature intérieure d’un homme et la Nature qui lui est extérieure, il y a du Zen[51]. »

Haïku

Le haïku selon Blyth est la manifestation, sous forme de langage, du zen. Réciproquement, la pratique du haïku permet de réaliser l’esprit du zen. Comme le zen, il est un « mode de vie[52] », une « voie », une « religion[53] », une façon d’être vivant d’une manière supérieure : « Il nous montre que nous sommes des poètes par le simple fait que nous sommes en vie[54]. »

« En dernier lieu, le haïku est plus qu’une forme ou même un genre poétique : c’est une Voie – une voie de la conscience vivante. Le réel trésor du haïku est qu’il agit comme un révélateur du présent[55]. »

De même que le zen est l’absorption de la conscience d’un homme dans ce qu’il est en train de faire, de même le haïku est absorption d’un homme dans une perception sensible immédiate : « Les haïkus, c’est l’affirmation : “Tu es cela”. Chaque fois qu’un homme devient un bosquet de bambous balancé sous les rafales de pluie, une cigale qui en criant exhale soi-même et sa propre vie, alors il est ce “cela[56]”. »

Par le biais du haïku, la relation sujet / objet s’abolit dans la perception. Dans Zen in English Literature and Oriental Classics, Blyth formulait cela en ces termes : « La poésie est ce quelque chose que nous voyons, mais le voir et le quelque chose ne font qu’un […]. Il n’y a jamais découverte ni création : seulement l’expérience, parfaite et indivisible[57]. » Dans cette affirmation que l’être est non-créé, mais aussi qu’il est continu, on perçoit l’écho de la doctrine de Parménide[58]. Le poète, dit encore Blyth, « s’unit avec l’objet[59]. »

Ainsi, dans le zen, et donc dans le haïku, la relation sujet / objet est caduque, mais ce sont aussi toutes les oppositions qui disparaissent. Blyth propose deux interprétations possibles pour le poème : soit le poème est la réalité même qu’il décrit ; soit le bruit de l’eau[60] est aussi, et en même temps, le silence ; le mouvement est l’immobilité. Ces deux interprétations ne sont pas contradictoires, mais complémentaires. La première interprétation indique que le haïku nous offre une prise directe avec la réalité. La seconde, que le poème permet la saisie instantanée des contraires se fondant l’un dans l’autre ; il est résolution des paradoxes en une compréhension supérieure de la réalité[61].

Cette dissolution des oppositions dans la perception sensible (le calme et le bruit, le lointain et le proche) est constamment réaffirmée : « Dans le haïku, deux choses radicalement différentes sont associées dans une même unité : poésie et sensation, esprit et matière, le Créateur et la Créature[62]. »

En outre, dans son anthologie, Blyth attribue aux caractéristiques intrinsèques de la langue japonaise l’abolition des relations logiques : sujet et objet se confondent, il n’y a pas de frontières entre les mots, de même que dans l’expérience immédiate de l’homme, il n’existe pas de séparation entre sujet et prédicat, entre cause et effet[63]. Blyth, qui nourrit une méfiance profonde envers le langage et notamment envers la grammaire[64], semble trouver dans la langue japonaise une langue idéale, dont les caractéristiques intrinsèques auraient permis la naissance de cette forme de relation au monde qu’est le haïku.

Non-représentation, non-pensée, non-langage, mais sensation pure

La méfiance envers le langage est liée à un refus de l’intellect et de la signification. Le haïku ne signifie pas : « Il est nécessaire d’affirmer avec une certaine force que le haïku n’est pas symbolique. C’est-à-dire qu’il n’est pas la représentation d’un phénomène naturel derrière lequel se trouve une signification[65]. »

Si Blyth craint le langage, c’est parce qu’il crée des séparations entre « je » et le monde que je perçois. Or, tel n’est pas le cas dans le haïku. « Le zen, comme le haïku, met l’accent sur le matériel, ici opposé au soi-disant spirituel. On n’y trouve pas de démonstration abstraite, pas de principes généraux. Tout est concret[66]. » et encore : « C’est par essence un état non-verbal, dans lequel les mots sont utilisés non pas pour exprimer quelque chose, mais plutôt pour écarter ce qui pourrait / quelque chose qui se dresse entre nous et les choses réelles, lesquelles sont alors perçues par connaissance de soi[67]. »

La brièveté des haïkus n’est pas décrite comme une contrainte formelle, ni comme une concentration de la signification en peu de mots. Elle est à l’inverse un moyen de tendre vers le non-verbal. « Les haïkus enlèvent autant de mots que possible entre la chose même et le lecteur[68]. »

La nature de non-représentation et non-signifiance du haïku, telle que nous venons de l’évoquer, est une constante dans toute l’œuvre de Blyth. Dans son History of haiku, écrite vers la fin de sa vie, on voit apparaître nettement le thème de la « sensation », qui complète et précise le refus du sens.

Non verbal, non construit, non intellectuel, non chargé d’émotions, le haïku est la sensation pure. Pour mieux faire percevoir la nature des termes qu’il théorise, Blyth synthétise sa pensée sous forme de quatre équivalences paradoxales :

Zen : celui qui fait est ce qui est fait

Poésie : le mot est chose

Haïku : la signification est sensation (Meaning is sensation)

Senryû : l’illumination est illusion[69]

On retrouve ici un jeu d’équivalence paradoxale des contraires, comme Blyth les affectionne. Mais cette formule « la signification est la sensation » semble bien être sa définition ultime du haïku. Plus loin, il précise « […] Le haïku est la poésie du toucher, du goût, du son, de la vue et de l’odorat, mais signifiants ; c’est la nature humanisée, l’humanité naturalisée, et en tant que tel peut être considéré comme l’essence de la poésie[70]. »

A History of Haiku contient plusieurs passages, dont le chapitre conclusif, évoquant le destin du haïku hors du Japon et hors de la langue japonaise. Évoquer cette perspective invite Blyth à définir la nature profonde du haïku, une fois dépouillé des caractéristiques formelles liées à sa langue d’origine. À cette question, il répond immanquablement en évoquant la sensation. Ainsi, à propos de haïkus en anglais : « Cet élément [qui leur est] commun est la sensation dans la pensée, la pensée dans la sensation[71]. » Puis encore, en guise de conclusion de son ouvrage : « La question centrale pour le haïku dans n’importe que langue, comme pour la vie à n’importe quelle époque, est : comment transformer entièrement la pensée en sensation, comment faire pour que la sensation soit habitée par la pensée[72] ? »

Relire Blyth

Sur le strict plan de l’histoire littéraire, Blyth nous a privés d’une compréhension juste – c’est-à-dire documentée et circonstanciée – de ce que fut le haikai / haïku au cours de l’histoire. On comprend l’agacement d’Étiemble, qui à son sujet parlait de « spiritualité gluante[73] ». C’est également en guise de réaction contre ceux qui voient dans le haïku un « art zen », que René Sieffert avait publié en 1983, sous le titre Le Haïkaï selon Bashô, les propos de Bashô recueillis par ses disciples[74]. Bien que Sieffert ne nomme pas explicitement Blyth, il ne fait aucun doute qu’il le compte parmi ceux qu’il nomme avec mépris « les zennistes[75] ».

Trente-cinq ans ont passé depuis cette publication. Les traités de Bashô traduits par Sieffert ne sont plus réédités. La vision essentialiste d’un haïku qui serait fondamentalement spirituel semble en revanche couramment acceptée dans l’espace public et médiatique[76]. Le premier volume de l’anthologie de haïku de Blyth a même connu sa première publication en traduction française en 2017, sous le titre de « La culture orientale », sans recul critique[77]. Il semble que la vision englobante de Blyth a fini par s’imposer face à la description savante de la réalité historique, complexe et fuyante, présentée par Sieffert. Peut-être serait-il sain de se débarrasser définitivement de Blyth, de débarrasser le haikai de son vernis blythien pour pouvoir apprendre à l’interpréter, enfin.

Il y a pourtant deux ou trois bonnes raisons de lire Blyth aujourd’hui.

La première est celle qui a suscité le présent article. Mettre en lumière Blyth en tant qu’il fut une des principales sources de Barthes, c’est montrer ce qui chez Barthes provient de Blyth, et par là même ouvrir la voie à des travaux percevant mieux ce qui est proprement barthésien. Blyth n’a pas fourni à Barthes qu’un corpus de haïkus, mais aussi une vision du haïku : Barthes lisait des haïkus médiés par la pensée de Blyth. Refus de l’intellect, recherche du ressenti pur, abolition de la distinction entre sujet et objet, interprétation de tout haïku dans une perspective spirituelle : les biais de Blyth sont marqués et nombreux, et nombre d’entre eux sont restés imprimés dans la réception par Barthes du haïku.

Dans la trajectoire du haïku passant de Blyth à Barthes s’est joué quelque chose de l’ordre du contresens. La « beauté du contresens » telle que la décrivit Philippe Forest[78], peut-être, en tout cas un contresens fertile, puisqu’il permit à Barthes de conceptualiser le haïku comme expérience limite du langage, signe non signifiant. Il y a là un phénomène somme toute assez courant dans les transferts culturels, qui est une réinterprétation à l’aune d’une attente esthétique ou conceptuelle de celui qui découvre la culture de l’autre, au prix d’un effacement de pans entiers de la culture d’origine. Les ouvrages de Blyth, notamment parce qu’ils étaient faiblement historiques, étaient une source idéale pour percevoir les haïkus comme purement référentiels et résistant à la signification.

Le présent texte se limite au cas du haïku, mais il faudrait établir un parallèle entre la vision par Barthes (issue de Blyth) du haïku, et son approche similaire à l’égard de la photographie à la même époque, qui se manifestera plus tard dans La Chambre claire[79]. À l’affirmation de Blyth « Les haïkus, c’est l’affirmation : “Tu es cela” » (cité supra) fait écho la phrase de Barthes : « Une photographie se trouve toujours au bout de ce geste ; elle dit : ça, c’est ça, c’est tel ! mais ne dit rien d’autre[80] ». Blyth écrit : « Il est nécessaire d’affirmer avec une certaine force que le haïku n’est pas symbolique. C’est-à-dire qu’il n’est pas la représentation d’un phénomène naturel derrière lequel se trouve une signification. » (supra), et Barthes : « Par nature, la Photographie […] a quelque chose de tautologique[81] ». Ainsi, la conception blythienne du haïku a rencontré les aspirations qui étaient celles de Barthes à la fin des années 1960 et durant les années 1970, concernant le signe et la signifiance.

Au-delà du cas particulier de Barthes, la relecture de Blyth s’avère nécessaire en ce qu’elle nous permet d’être conscients des biais dont il a chargé la réception du haïku en Occident, notamment une insistance obsessionnelle pour l’expérience cognitive de saisie immédiate du réel, et l’association zen / haïku. Or, lutter contre cette perception univoque et simplifiée ne passe pas par une occultation de Blyth, mais par une lecture critique. Lire Blyth pour lui-même, comme auteur et non pas comme simple médiateur, permettrait de ne pas utiliser ses ouvrages comme des vecteurs transparents de la culture du haïku. Rien n’interdit d’apprécier la sensibilité blythienne de la poésie, voire de s’en inspirer. Mais formons le vœu que l’on puisse aller vers le haïku / haïkaï en utilisant d’autres sources, poursuivant le travail entamé par René Sieffert, pour qu’enfin on ait dans le monde occidental une vision plus complexe et plus juste de cette forme poétique, décrivant et analysant les concepts et les figures de style qui ont forgé sa longue histoire.

Enfin, s’il n’est guère possible de lire Blyth comme une source fiable de l’histoire littéraire japonaise, on peut le percevoir comme un acteur majeur d’une histoire de la confrontation culturelle du Japon et de l’Occident. La synthèse qu’il tentait d’opérer entre Orient et Occident nous dit quelque chose de l’envie, dans la littérature occidentale du xxe siècle, d’intégrer en son sein l’ailleurs.


notes

  1. Poème de Bashô, cité par Roland Barthes, L’Empire des signes, Paris, Seuil, 2015 (Skira, 1968), p. 94.
  2. Barthes, L’Empire des signes, Paris, Seuil, 2015 (Skira, 1968), p. 98.
  3. Ibid. p. 99-100.
  4. Le point de départ fut le bruit de l’eau produit par des grenouilles, donnant les deux derniers vers. Bashô demanda à ses disciples de proposer le premier vers. Dans un premier temps, Kikaku (1661-1707) proposa « la corète » (yamabuki ya), fleur jaune du printemps, conventionnellement associée à la grenouille dans les poèmes classiques waka. Bashô, repoussant cette proposition, choisit « la vieille mare » (furuike ya). Ainsi, il crée un contraste cocasse avec l’image poétique conventionnelle. Il fait également le choix de la description de la réalité au mépris de la tradition poétique, justifiant explicitement son choix en disant que l’image de la corète est élégante, mais que celle de la vieille mare, étant plus simple et vraie (shisso ni shite makoto nari), a un sens plus profond (kokoro koso asakaranu). Voir Shin Nihon koten bungaku zenshû (Nouvelle collection de la littérature japonaise classique), vol. 70, Tôkyô, Shôgakukan, p. 146-147 (poème n° 267) et Hasegawa Kai, Furuike ni kawazu wa tobikonda ka ? (La grenouille a-t-elle plongé dans l’étang ?), Kashin-sha, 2005, p.  1914, p. 653.
  5. Dans L’Empire des signes, Barthes emploie généralement le terme « haïku », mais aussi — quoique beaucoup plus rarement — le terme « haïkaï ». Rappelons que, en japonais, on utilise jusqu’à la fin du xixe s. le terme haikai pour désigner le genre de ces poèmes. Haiku, contraction de haikai no ku (verset de style haikai) ou de haikai no hokku (verset initiateur de style haikai) est un terme attesté dès le xviie siècle, mais avec le sens spécifique d’un tercet (5/7/5 mores) pris indépendamment, par opposition à la pratique courante des poèmes enchaînés de style haikai. Il faut attendre Masaoka Shiki (1867-1902), pour que le terme haiku désigne les poèmes de ce genre poétique qu’il réactualise et théorise. C’est donc avec anachronisme, et sous l’influence de cet usage moderne, que l’on désigne du terme de haiku les poèmes de Bashô et de ses contemporains. Dans cet article, nous distinguerons l’usage de « haikai », désignant les poèmes avant Shiki, et de « haïku », avec l’orthographe francisée, désignant les poèmes au Japon depuis Shiki, ainsi que le haïku tel qu’il est décrit dans les écrits de Blyth.
  6. Voir Pigeot Jacqueline, Tschudin Jean-Jacques, La Littérature japonaise, Presses Universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 1983, p. 60.
  7. Tamura Kanzô, « Butchô Oshô no Bashô ni oyoboshita eikyô » (L’influence exercée par Butchô Oshô sur Bashô), Hôsun, novembre 1988, p. 219. Voir également Etô Yasusada, « Bashô to Butchô Oshô » (Bashô et Butchô Oshô), Bungaku – gogaku, septembre 1979, p. 71-81.
  8. Il n’existe pas, à notre connaissance, de texte présentant de manière synchronique, en français, les liens entre zen et haïku. Didier Davin a donné une communication sur ce thème le 27 mars 2018, à l’Institut national pour la littérature japonaise (Tôkyô, Japon). Une publication de cette communication, en japonais, est annoncée.
  9. Cette affirmation se fonde sur des informations reçues oralement de la part de Mme Tomita Yuri, conservatrice au musée de l’université Gakushû-in, qui a effectué en 2017-2018 l’archivage et le catalogage des archives Blyth. Madame Tomita constate une dichotomie claire dans l’utilisation faite des archives Blyth : les Japonais consultent uniquement ce qui concerne ses relations avec l’entourage de l’empereur et le pouvoir, les Occidentaux s’intéressent à ses travaux sur le haïku. Ajoutons toutefois qu’il est également connu des spécialistes du zen, en particulier ceux qui s’intéressent à la réception du zen à l’étranger.
  10. Voir l’article de Muriel Détrie dans le présent numéro de la Revue Roland Barthes.
  11. Voir l’article d’Emmanuel Lozerand dans le présent numéro de la Revue Roland Barthes. Barthes évoque à plusieurs reprises cette anthologie de Blyth dans ses cours en janvier 1979.
  12. Voir Nakayama Shintarô, « Philippe Jaccottet et le haïku », Gakushûin daigaku bungaku-bu kenkyû nenpô (Cahier annuel de recherches de la faculté des lettres de l’université Gakushûin), n° 61 (mars 2015), p. 48-49. Jacottet traduit Blyth dans son recueil intitulé Haïku. Il explique à la fin du volume que tous les poèmes compilés (à l’exception de deux) ont été « transcrits » de l’anglais par ses soins, à partir de l’anthologie de R. H. Blyth. Haïku, Présentés et transcrits par Philippe Jaccottet, Fata Morgana, coll. « Les immémoriaux », 1996.
  13. Haïkus. Anthologie. Texte français de Roger Munier. Préface de Yves Bonnefoy, Points, 1990.
  14. Voir l’article de Muriel Détrie dans le présent numéro de la Revue Roland Barthes.
  15. La notice biographique qui suit est une synthèse des textes suivants. Yoshimura Ikuyo, R. H. Buraisu no shôgai. Zen to haiku o ai shite (Vie de R.H. Blyth. Par amour du zen et du haïku), Tôkyô, Dôhôsha shuppan, 1996 ; The Genius of haiku. Readings from R.H. Blyth on poetry, life, and zen, introduction de James Kirkup, British haiku society, 1994, p. 3-14.
  16. Kawashima Yasuyoshi (éd.), Kaisô no Buraisu (Blyth dans nos souvenirs), Tôkyô, Kaisô no Buraisu kankô-kai jimusho, 1984, p. 188.
  17. Sur la diffusion du zen en Occident, voir Emmanuel Lozerand, « Les contrebandiers du zen. Sur le rôle des passeurs dans un processus de cosmopolitisation », in G. Bridet, X. Garnier, S. Moussa et L. Zecchini (dir.), Littérature et cosmopolitisme, « Écritures », Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2019 (sous presse). Du même auteur, « L’Occident à la découverte du zen », conférence à la Haute École pédagogique du canton de Vaud (HEP Vaud), le 19 mars 2018. URL : https://vimeo.com/261488997 [site consulté le 2 octobre 2018]. Voir aussi : Didier Davin, « Umi o watatta zen. Ôbei “zen” no tanjô » (Ce zen qui a traversé les mers. La naissance du « zen » occidental), Zen, dossier spécial n° 5 de la revue Sanga (2019).
  18. D. T. Suzuki, Essays in Zen Buddhism : First series, New-York, Grove Press, 1927 ; Essays in Zen Buddhism : Second series, New-York, Samuel Weiser, 1933 ; Essays in Zen Buddhism : Third series, York Beach, Maine, Samuel Weiser, 1934 ; traduits en français en quatre tomes, sous la direction de Jean Herbert, sous le titre : Essais sur le bouddhisme zen, Paris / Neufchâtel, Adrien Maisonneuve / Delachaux et Niestlé, 1941-1946 (rééd. en trois tomes chez Albin Michel, 1954-1957.
  19. Dans Zen and zen classics, Blyth affirme avoir commencé le zazen suite à une déception amoureuse, mais ne précise pas si cela concerne son divorce avec Annie Bercovitch (Zen and zen classics, vol. 1, Tokyo, Hokuseido, 1960, p. 11).
  20. Ce fils adoptif fut enrôlé de force dans l’armée américaine en 1947. Il fut ensuite capturé par la Corée du Nord, qui à son tour le contraignit à travailler pour les services de la propagande radiodiffusée en anglais à destination des soldats américains. De retour en Corée du Sud, il fut considéré comme traître et fusillé (R. H. Buraisu no shôgai, Yoshimura Ikuyo, op. cit., p. 66-67).
  21. Sa demande de naturalisation n’est pas rejetée, mais simplement laissée sans suite. Il semble que Blyth n’ait pas choisi de tenter à nouveau cette démarche après la guerre (Yoshimura Ikuyo, op. cit., p. 94-100). Son destin eût certainement été différent si sa demande avait abouti, car il n’aurait plus été le ressortissant d’une nation ennemie, et n’aurait donc pas été détenu. Par conséquent, il n’aurait peut-être pas pu jouer un rôle d’homme providentiel, au passé impeccable, dans les années d’après-guerre.
  22. Citation rapportée par James Kirkup, The Genius of haiku, op. cit., p.7.
  23. Blyth et Henderson se connaissaient par la lecture de leurs écrits réciproques : Blyth avait lu The Bamboo Broom ; an Introduction to Japanese Haiku (1934), tandis que Henderson avait lu Zen in English literature. (Yoshimura Ikuyo, op.cit., p.112)
  24. Voir le site de l’université Gakushûin : http://www.gakushuin.ac.jp/ad/kikaku/history/index.html (consulté le 5 février 2019).
  25. Concernant la relation entre Henderson et Blyth, ainsi que leurs rôles respectifs dans la rédaction du rescrit impérial, voir : John W. Dower, Embracing Defeat: Japan in the Wake of World War II, W.W. Norton & Compagny, 2000, p. 310-315.
  26. Matsugaoka bunko est une bibliothèque fondée en 1946 par Suzuki Daisetsu, dédiée à la collection, à la préservation et à la diffusion de documents relatifs au bouddhisme, notamment le bouddhisme zen. Elle a publié des périodiques et des ouvrages concernant principalement le zen. Voir son site officiel : http://www.matsugaoka-bunko.com/en/index.html (consulté le 20 janvier 2019).
  27. « When I look back at my one and only life I find that I was led by my inner destiny to pass through certain phases, which however were not exclusive and indeed have all persisted strongly to the present time. » Cité par J. Kirkup. The Genius of haiku, op. cit., p.15.
  28. Il n’est pas sans intérêt de constater que cette énumération trouve sa fin dans le senryû, le haïku satirique, genre relativement marginal au Japon. Blyth accorde, dès les années 1950, une très grande importance à l’humour, qu’il considère comme une expérience quasiment mystique, de la nature du détachement.
  29. « It is strange that animism, vegetarianism, haiku, Zen, and senryu should blend so easily and comfortably, and there seems to be something oddly right too about their chronological order. », J. Kirkup. The Genius of haiku, op. cit., p. 15.
  30. Voir Jean Cholley, Un haiku satirique. Le senryû, Paris, Publications Orientalistes de France, 1981.
  31. Reginald H. Blyth, Zen in English literature and oriental classics, Tôkyô, Hokuseido, 1942. Réédition : Angelico Press, 2016. Dans le présent article, les citations se feront à partir de la réédition de 2016. Dans les notes suivantes, le titre de cet ouvrage sera abrégé en ZEL.
  32. Reginald H. Blyth, Haiku, vol. 1 : Eastern Culture, Kamakura bunko (rééd. : Hokuseido), 1949 ; Haiku, vol. 2 : Spring, Tôkyô, Hokuseido, 1950 ; Haiku, vol. 3 : Summer-Autumn, Tôkyô, Hokuseido, 1953 ; Haiku, vol. 4 : Autumn-Winter, Tôkyô, Hokuseido, 1953. Dans les notes suivantes, sera abrégé en Haiku.
  33. Reginald H. Blyth, A History of Haiku, vol. 1 : From the beginnig to Issa, Tôkyô, Hokuseido, 1963 ; A History of Haiku, vol. 2 : From Issa to the Present, Tôkyô, Hokuseido, 1964. Dans les notes suivantes, sera abrégé en History.
  34. Barthes se trompe dans le cours du collège de France quand il dit s’être référé à A History of haiku (à ce sujet, voir l’article d’Emmanuel Lozerand dans le présent numéro de la Revue Roland Barthes).
  35. « Zen in the most precious possession of Asia. With its beginnings in India, development in China, and final practical application in Japan, it is today the strongest power in the World. », ZEL, p. vii.
  36. Voir Robert H. Sharf, « The Zen of Japanese nationalism », History of Religions, The University of Chicago Press, vol 33, No 1 (août 1993), p. 1-43.
  37. Ibid., p. viii.
  38. « Haiku are to be understood from the Zen point of view. » Haiku, vol. 1, p. iii.
  39. D’après James Kirkup. The Genius of haïku, op. cit., p. 9. James Kirkup s’appuie sur le témoignage de Satô Kazuo, spécialiste du haïku et professeur à l’université Waseda.
  40. « an attempt to separate inseparable elements » et « a negation of the whole spirit of haiku ». Haiku, t. 1, p. vi.
  41. « One of the great merits of this poem is that it lends itself to almost any interpretation that may be put upon it. » et : « I have just invented this interpretation myself. » ZEL, p. 218.
  42. Il s’agit en fait de « mores », unités phonétiques et rythmiques. Une voyelle courte compte pour une more, mais une voyelle longue ou une syllabe terminée par le son « n » compte pour deux mores.
  43. History, vol. 2, p. 351.
  44. History, vol. 1, p. v.
  45. Ibid., p. 39-40.
  46. « Buddhahood, in which all the contradictions and disturbances caused by the intellect are entirely harmonised in a unity of higher order. » ZEL, p. 5.
  47. « This perfection, which we see always in inanimate things, usually in animals, so seldom in human beings, almost never in ourselves […] » ZEL, p. 8.
  48. Ibid.
  49. « This is the poetical spirit. » « For […] the poetical mind, Zen is the only possible “philosophy of life” » ZZC, t. 1, p. 12. Nous conservons l’usage du « Z » capital à l’initiale de « zen », tel que dans le texte de Blyth.
  50. « “Zen” […] means that state of mind in which we are not separated from other things, are indeed identical with them, and yet retain our own individuality and personnal peculiaritues. » Haiku, t. 1, Préface, p. iii.
  51. « [Zen] is a world-power, for in so far as men live at all, they live by Zen. Wherever there is a poetical action, a religious aspiration, a heroic thought, a union of the nature within a man and Nature without, there is Zen. ZEL, p. vii.
  52. « it is a way of life » Haiku, t. 1, p. vii.
  53. « The poetical attitude of mind of the haiku poets, their way of life, their “religion” ». Haiku, t. 1, Préface, p. iii.
  54. « it shows us that we are poets in so far as we live at all. » Haiku, t. 1, p. x
  55. Haiku is ultimately more than a form (or even a kind) of poetry : it is a Way — one of living awareness. Haiku’s real treasure is its touchstone of the present. » History, t. 2, p. 352.
  56. « Haiku are this “thou art it” ; when a man becomes a bamboo grove swaying in the windy rain, a cicada crying itself and its life away ; then he is “it”. » Haiku, t. 1, p. 5.
  57. « Poetry is the something that we see, but the seeing and the something are one […]. There is neither discovery nor creation : only the perfect, indivisible experience. » ZEL, ch. V, « « subjective and objective » (subjectif et objectif), p. 84.
  58. Blyth cite effectivement Parménide dans ZEL, p. 194.
  59. « Poetry identifies, lives in and through the thing, ultimately particularises. […] the poet unites himself with the object. » Haiku, t. 1, p. 198.
  60. « Plop » chez Blyth, que l’on peut traduire par « Ploc », comme le fit Nicolas Bouvier. Voir Nicolas Bouvier, Voyage poétique à travers le Japon d’autrefois, Paris, Bibliothèque des Arts, 1976, p. 17.
  61. ZEL, p. 217-224.
  62. « In haiku, the two entirely different things that are joined in sameness are poetry and sensation, spirit and matter, the Creator and the Created. » History, vol. 1, p. 8.
  63. Haiku, vol. 1, p. 359.
  64. Cette méfiance s’exprime notamment dans « Zen and grammar » (Le zen et la grammaire), Zen and zen classics, vol. 5, Tokyo, Hokuseido, 1962, p. 93.
  65. « […] it is necessary to state with some vehemence that haiku is not symbolic, that is, not a portrayal of natural phenomena with some meaning behind them. » History, vol. 1, p. 13.
  66. « Zen, like haiku, emphasizes the material, as against the so-called spiritual. There is no abstrat arguing, no general principles. Everything is concrete. » Haiku, t. 1, p. 247
  67. « It is essentially a wordless state, in which words are used, not to express anything, but rather to clear away something that seems to stand between us and the real things which […] are then perc[e]ived by self-knowledge. » Haiku, t. 1, p. 190
  68. « Haiku take away as many words as possible between the thing itself and the reader. […]» Ibid., p. 192
  69. « Zen: Doer is deed / Poetry: Word is thing / Haiku: Meaning is sensation / Senryu: Enlightment is illusion » History, vol. 1, p. 8.
  70. « […] haiku is the poetry of meaningful touch, taste, sound, sight, and smell ; it is humanised nature, naturalised humanity, and as such may be called poetry in its essence. » History, vol. 1, p. 28.
  71. « This common element is sense in thought, thought in sense. » History, vol. 1, p. 32.
  72. « The problem for haiku in any language as for life in any age, is how to put thought completely into sensation, how to make sensation thought-full. » History, vol. 2, p. 302.
  73. Étiemble, Du Haïku, Paris, Kwok On, coll. « Culture », 1995, p. 55 et p. 57.
  74. Matsuo Bashô, Le Haïkai selon Bashô. Traités de poétiques. Propos recueillis par ses disciples, textes présentés et traduits par René Sieffert, Paris, Publications Orientalistes de France, 1983.
  75. Ibid. p. XI et p. XXXI.
  76. Parmi les articles et ouvrages récents présentant le haïku comme un exercice spirituel, citons notamment : Aurélie Godefroy, « Le haïku. La sensation de l’instant », Le Monde des religions, 30 juin 2014 ; Michel Onfray, Cosmos, Paris, Flammarion, 2015, chapitre « L’expérience poétique du monde » ; Pascale Senk, L’Effet haïku. Lire et écrire des poèmes courts agrandit notre vie, Leduc, 2016 ; Antoine Arsan, Rien de trop. Éloge du haïku, Paris, Gallimard, Collection Blanche, 2017.
  77. R.H. Blyth, Haïku, tome 1 « La culture orientale », Saint-Chéron, Éditions Unicité, 2017 (traduit par Daniel Py).
  78. Philippe Forest, La Beauté du contresens et autres essais sur la littérature japonaise, Nantes, éd. Cécile Defaut, 2010.
  79. Roland Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie, Gallimard, Le Seuil, collection « Les cahier du cinéma Gallimard », 1980.
  80. La Chambre claire, op. cit. p. 15-16.
  81. La Chambre claire, op. cit. p. 17.